14 octobre 2024
Yvon Malette, Marcher vers le matin, essai, Ottawa, Éditions David, 2024, 256 pages, 19,95 $.

La sagesse d’Yvon Malette

Professeur de littérature pendant plus de trente ans à Ottawa et
en Outaouais, puis fondateur
des Éditions David, Yvon Malette
a réuni 35 courts textes incisifs
issus de réflexions, lectures et anecdotes. Cela donne le recueil
Marcher vers le matin.
L’auteur fait confiance aux mots, les écoute, avance avec eux… Sans le prie-Dieu (titre de la première partie du recueil), pour mieux comprendre la Situation et avenir du Franco-Ontarien (deuxième partie) et pour mieux mesurer l’Influence du politique sur nos vies (troisième partie).
Malette écrit qu’il n’est nullement croyant : « je ne crois en aucune religion et j’abhorre l’extrémisme religieux ». Pour lui, la spiritualité est trop souvent associée à un cléricalisme malsain qui risque « de créer une dépendance et de mener à un esprit
de soumission quasi aveugle ».
Il croit cependant en une prière qui peut nous rendre solidaires des autres, qui permet de « croire en l’homme et en l’humanisme, sans la religion et sans Dieu ». C’est ce qu’il appelle une soif de spiritualité.
Parmi les anecdotes relatées, on apprend qu’à 14 ans Yvon n’a pas hésité à assener
un coup de poing à l’aumônier pédophile
de la troupe scoute de la paroisse, créant
un scandale comme on peut l’imaginer
en 1957.
Yvon Malette écrit qu’il a ressenti très tôt
le besoin de se prouver qu’il n’était pas né pour un petit pain (contrairement à l’enseignement de l’Église), qu’il avait
le droit de prendre la parole. Lorsqu’il
fonde les Éditions David en 1993, c’est pour permettre aux siens de prendre aussi
la parole, de revendiquer leurs droits à
un territoire, à une culture, à une langue.
Avec 17 textes sur 35, la première partie
est la plus longue. Elle renferme plusieurs références littéraires. Il est fait mention du Journal d’un curé de campagne (Georges Bernanos), de Bouvard et Pécuchet (Gustave Flaubert), de La peste (Albert Camus), de
Ces enfants de ma vie et De quoi t’ennuies-tu, Évelyne ? (Gabrielle Roy), pour n’en citer que quelques-uns.
Dans la deuxième partie sur Situation et avenir du Franco-Ontarien, on peut lire une critique acerbe de l’Université de l’Ontario français. Elle n’est jamais mentionnée comme telle; on parle du « projet farfelu d’une université francophone en Ontario ». Malette estime que ce projet n’est pas viable,
« c’est une chimère, un bien triste mirage ».
Après une longue et pertinente analyse de l’Affaire Lieutenant-Duval sur le mot en N prononcé dans un cours à l’Université d’Ottawa en 2020, Malette donne son avis sur le résultat de l’enquête menée à l’interne et sur la recommandation d’un très bref rapport.
Il écrit que si l’Université d’Ottawa « a jugé sage de créer des cours de rééducation en matière de racisme, elle aurait aussi eu intérêt à proposer un pareil cours de rééducation, cette fois pour ceux et celles qui sont fautifs en matière linguistique. »
Dans le Mot de la fin, l’auteur fait remarquer que les jeunes nés dans des familles d’expression française en Ontario s’identifient de plus en plus non pas comme Franco-Ontariens mais comme bilingues. « La paroisse, l’école et la famille, ces piliers d’autrefois souvent associés à des forces identitaires, ne présentent plus les mêmes remparts contre l’assimilation », note-t-il.
Nos institutions secondaires et postsecondaires ne parviennent pas à freiner cette perte d’identité. Au point où Malette se demande « si le bilinguisme institutionnel n’a pas ouvert la voie à l’assimilation, comme le démontre
tristement la situation présente à l’Université Laurentienne et celle, fort inquiétante, à mon alma mater, l’Université d’Ottawa. »
7 octobre 2024
Vincent Francœur, Tu y connais quoi, toi,
à l’amour ?
roman, Ottawa, Éditions David, coll. Indociles, 2024, 488 pages, 26,95 $.

Ces hommes
qui aiment les hommes

Psychothérapeute vivant à Toronto, Vincent Francœur raconte des histoires qu’il aurait aimé lire lui-même lorsqu’il était jeune adulte.
Il peint avec brio un Montréal de sexe passionné, d’amant secret et d’infidélité dans un premier roman intitulé Tu y connais quoi, toi,
à l’amour ?
 
L’action se déroule dans la métropole québécoise entre le 1er juin et le 24 décembre 2004, plus un épilogue le 20 mai 2005. À une ou deux exceptions près, tous les personnages sont des homosexuels ou des lesbiennes.
Le narrateur Justin, 21 ans, est un danseur nu dans le Village gay. Son corps attire les hommes, mais une petite voix intérieure lui dit que « sa personnalité n’est pas assez attrayante pour les garder ». Il n’arrive pas
à demeurer en couple plus de trois mois.
Éric, 21 ans, est le colocataire et meilleur ami de Justin. Il veut tellement être en amour qu’il accepte de faire des sacrifices pour plaire à Marc, un homme quatorze
ans plus vieux que lui, un mec jaloux qui
le plonge dans une relation toxique, qui pique une crise dès qu’Éric sors dans
un bar sans lui.
Quand Justin met en garde son meilleur
ami contre le contrôle que Marc exerce sur lui, il lance que « ça ne devrait pas être comme ça, l’amour ». Ce à quoi Éric répond : « Tu y connais quoi, toi,
à l’amour ? » Le titre du roman est trouvé.
Justin s’inscrit au Cégep du Vieux-Montréal et suit un cours de français offert par Frédéric, un prof à la veille de marier
un jeune homme. C’est le coup de foudre.
Ce prof le fait sentir comme aucun homme ne l’a jamais fait sentir. Le roman illustre avec brio comment Justin est tour à tour « plus heureux et plus triste, plus libre et plus pris au piège, plus vivant et plus
étouffé que jamais ».
Les rebondissements abondent dans cette fiction sentimentale et sexuelle. On voit Justin mentir à tout le monde qu’il aime pour être l’amant d’un homme déjà en couple. Il va récolter, bien entendu,
les conséquences de ses actions.
Le danseur nu couche avec un homme fiancé tout en utilisant un autre homme
très attentionné pour se faire sentir moins seul et moins coupable. Ce que Justin a envie de vivre avec un autre homme est « de l’excitation, un sentiment électrique, être incapable d’arrêter de sourire, de
penser à lui ».
Curieusement, Justin n’hésite pas à affirmer que son métier de danseur nu lui a beaucoup appris sur lui-même, sur son corps et sur sa sexualité Le romancier multiplie les occasions illustrant ce type particulier d’apprentissage.
Vincent Francœur décrit le Village gay comme « un lieu où l’on peut être qui on veut sans avoir peur, [où] on trouve une communauté accueillante dans un monde trop souvent hostile ». C’est aussi un milieu où la meilleure façon d’oublier un gars,
c’est d’en rencontrer un autre. Les occasions ne manquent pas, loin de là!
Il se boit une quantité phénoménale d’alcool dans ce roman. Quand Justin dit qu’il a besoin d’une bière, il en cale souvent cinq. Avec quelques amis, il passe une soirée
« à boire un verre à chacun des bars que nous croisons ».
Tu y connais quoi, toi, à l’amour ? dissèque et analyse finement la queeritude pour conclure que ce qui demeure le plus important, c’est l’envie de nous perdre
dans le monde imaginaire de nos désirs.
27 septembre 2024
Jean-Philippe Bernié, Tu ne mentiras point, roman, Montréal, Les Éditions Glénat Québec, 2024, 200 pages, 24,95 $.

L’arbre de l’amour cache
la forêt de la fraude

Derrière les hauts murs d’un collège privé se tisse un réseau de mensonges, de trahisons et d’escroqueries que Jean-Philippe Bernié décrit en fin limier dans
le roman Tu ne mentiras point.
Il se cache surtout une histoire d’amour impossible.
L’action se déroule dans le Collège Saint-Jacques, au beau milieu des lacs et forêts
au nord d’Ottawa. Depuis plus d’un siècle,
la vénérable institution a formé des hauts fonctionnaires, des ambassadeurs,
des ministres et même quelques premiers ministres.
Le personnage principal est Claire Lanriel, nouvellement embauchée au poste de responsable des relations gouvernementales et des affaires publiques. Elle remplace
une femme qui a mis en place un système permettant à des fils à papas d’entrer à Saint-Jacques en évitant les aléas du concours d’admission, moyennant
un paiement sous la table.
Dans ce roman, lorsqu’on cherche à gagner du temps, on prépare un mauvais coup. Claire Lanriel veut agir rapidement et l’auteur la place en interaction corsée avec le directeur de Saint-Jacques et son épouse, avec le directeur des études et avec divers profs.
L’enquête sur l’escroquerie du concours d’admission est loin d’être le plus intéressant dans Tu ne mentiras point. Ce qui demeure passionnant concerne la relation de deux garçons de 17 ans : Louis-Philippe et Laurent. Le second est certain d’avoir été admis frauduleusement.
Louis-Philippe rêve d’une amitié particulière, pour reprendre l’expression de Roger Peyrefitte. Il s’entiche de Laurent qui a une blonde, mais se dit que ce n’est possible que son confrère soit hétéro à 100 %.
« S’il était complètement hétéro, cela voudrait dire qu’il ne se passerait jamais rien entre eux, et s’il ne devait rien se passer entre eux, Louis-Philippe ne pourrait pas continuer à vivre. Tout simplement. »
Louis-Philippe panique totalement à l’idée de tenter quelque chose pour séduire Laurent. Depuis sa première rencontre,
il est incapable de penser à quoi que ce
soit d’autre que le bel ado. Il a envie de
le toucher et rêve que Laurent le touche.
Il ne sait pas s’il est possible que cela arrive. Il ne sait pas comment faire pour que cela arrive.
« Il ne savait pas comment il pourrait continuer à vivre si cela n’arrivait pas. C’était terrible, savoir exactement ce qu’on voulait et en même temps se sentir complètement perdu. »  
Laurent apprécie l’intelligence de Louis-Philippe qui fait les devoirs de mathématiques en moins de temps que
les autres. Il le trouve brillant. Si Louis-Philippe est bon avec les chiffres, il n’en va pas de même avec les paroles. « Ses mots étaient maladroits, il le savait, mais il était incapable de vraiment exprimer ses émotions. »
Louis-Philippe voudrait que Laurent
le trouve beau, que Laurent lui dise qu’il a envie de le toucher, de l’embrasser. Je ne vous dirai pas si cela arrive. Je soulignerai tout simplement que Louis-Philippe ne peut pas imaginer ce que sa vie aurait pu être
s’il n’avait pas rencontré Laurent, « partie essentielle de son existence, partie centrale, partie vitale ».
Plusieurs romans décrivent des protago-nistes qui ont l’impression de vivre vraiment et pleinement lorsque l’être cher entre dans leur vie. Jean-Philippe Bernié va plus loin en peignant la douleur qui vient avec.
17 septembre 2024
Hervé Gagnon, Susan, tome 7 de la série
Les enquêtes de Joseph Laflamme, roman, Montréal, Éditions Glénat Québec, coll. Hugo, 2024, 416 pages, 32,95 $.

Ferveur religieuse
et folie meurtrière

Prostituées au visage aspergé d’acide, sermons enflammés ponctués de menaces, croisade contre les francs-maçons, assassinat, auto-pendaison, auto-égorgement, voilà le Montréal de 1895 que décrit Hervé Gagnon dans Susan, une nouvelle enquête
du journaliste Joseph Laflamme.
Je vous ai déjà parlé des enquêtes Maria  
et Adolphus. La Susan du titre, ici, est une prostituée qui a été décapitée une quinzaine d’année plus tôt et dont le fantôme terrorise un quartier de Montréal. Le vicaire
dénonce ladite Susan « qui entraînait
les hommes honnêtes dans le stupre et
la concupiscence ».
Les sermons de l’abbé Pierre-Adélard Breton attaquent surtout les francs-maçons, société dont un catholique ne peut en joindre
les rangs sans risquer le salut de son âme.
Il prêche « sans gêne et avec force artifices oratoires » contre ces hommes qui aident depuis plus de cent trente ans le conquérant anglais à maintenir la nation canadienne-française sous sa botte.
La loge montréalaise des francs-maçons
se réjouit des attaques du vicaire Breton. Elles sont une véritable bénédiction pour eux car ce vicaire « excite les foules
d’une façon qui nous convient et braque toute l’attention sur notre œuvre. La cause avancera plus rapidement grâce à lui. »
Sous la plume de Joseph Laflamme,
le prédicateur, les fidèles, le Département
de police, l’évêché et la loge des francs-maçons en prennent pour leur rhume.
Sa plume plus forte que l’épée réjouit
le journal La Patrie (dirigé par un franc-maçon).
Les rituels des membres de la loge des francs-maçons, tout comme leurs meurtres, sont toujours accompagnés de références
à des citations de la Bible : Psaume 37; Maccabées 7, 36; Job, 3, 17; Exode, 32, 34.
Côté religion, l’auteur y va de quelques remarques… erronées. Il dit que le vicaire endosse surplis et chasuble pour dire
la messe (le surplis n’a pas sa place ici).
En latin, la messe commence par Introibo
ad altare Dei
et non par le charabia que Gagnon écrit. 
Laflamme mène son enquête avec l’appui indispensable d’un ancien de Scotland Yard qui s’exprime souvent dans sa langue maternelle (avec traduction en bas de page). Il fait cette savoureuse comparaison :
« He’s as nervous as a long-tailed cat in
a room full of rocking chairs. »
Le journaliste Laflamme n’est pas connu pour lancer des jurons, mais lorsqu’il est provoqué outre mesure, voici ce que ça donne : « Sacrement de maudit tabarnac de bout de câlisse de crisse de saint-chrême
de baptême de ciboire de viarge ! »  
Le vicaire Breton est un des principaux personnages du roman Susan. Hervé Gagnon décrit fort bien comment la prédication
est un art, une forme de théâtre. Pour être efficace et avoir de la portée, elle doit avoir recours à des effets spéciaux. Cela permet d’exciter la foi des fidèles et de « raviver
la ferveur d’une nation qui se flétrit lentement dans un pays protestant qui ne parle pas sa langue ».
Le romancier illustre aussi comment
la frontière entre la ferveur religieuse et
la folie demeure parfois assez mince. 
Les manifestations encouragées par
un prédicateur peuvent faire dérailler et tourner à l’émeute. Et un sermon peut être complice d’un meurtre.
6 septembre 2024
Micheline Marchand et Daniel Marchildon, L’étonnant cas de Nico, roman, Ottawa, Éditions David, coll 14/18, 256 pages, 18,95 $.

Fenêtre sur la vie
après la mort

Partageant un vif intérêt pour l’histoire et le patrimoine de
la Huronie, leur lieu d’origine, Micheline Marchand et Daniel Marchildon nous offrent L’étonnant cas de Nico, un roman jeunesse
sur la vie que mènent les trépassés, les fantômes. Ces derniers ne reposent pas tous en paix, loin de là.
L’histoire et le patrimoine occupent une large place dans l’histoire concoctée à quatre mains. Le fil conducteur est comme le signet dans un atlas de nos parcs nationaux, hauts lieux de commémoration.
Le personnage principal s’appelle Nico Longlade, 17 ans, un Métis des Grands Lacs habitant à Penetanguishene. Sa conduite irréfléchie d’une voiture empruntée sans permission s’avère fatale. Il se présente non pas devant saint Pierre, mais devant trois juges qui « le toisent du sommet d’un rocher » pour lui imposer une étrange sentence.
Le juge masculin est Gabriel Dumont et une des juges féminines est Rose-Délima, grand-mère de Nico. Avant de pouvoir accéder
à sa prochaine vie, Nico doit « réussir trois bonnes actions auprès des mortels dans
des parcs et des lieux historiques nationaux de Parcs Canada ».
À bien y réfléchir, je n’ai pas trouvé cette sentence trop étrange car le premier roman de Daniel Marchildon s’intitule Le secret de l’île Beausoleil, lieu qui fait partie du parc national des Îles-de-la-Baie-Georgienne. Quant à Micheline Marchand, également d’origine métisse, elle a signé Perdue au bord de la baie d’Hudson, non loin du parc national Wapusk au nord du Manitoba.
Avec Gabriel Dumont comme membre du tribunal, il ne faut pas s’étonner de voir
Nico se rendre en Saskatchewan, au lieu historique national de Batoche. Il en apprendra évidemment plus sur les Métis, mais aussi au sujet des bisons.
On apprend qu’au XIXe siècle, il y avait trente millions de bisons sur le continent. Lorsque Dumont est mort en 1906, il n’y en avait presque plus suite à une chasse qui a frôlé l’extinction. Selon une prophétie de Dumont, « quand les bisons reviendront,
la culture métisse renaîtra aussi ».
D’autres endroits explorés par Nico incluent le lieu historique national de La Fourche (Winnipeg), le parc national de Prince Albert, le parc national de la Rouge et le parc national de la Péninsule-Bruce, reconnu pour ses hautes falaises en dolomite gris-blanc (où l’attend sa grand-mère).
Lorsque Nico arpente l’île Beausoleil,
il rencontre un massasauga, une sorte de serpent à sonnette protégé dans ce parc.
De nature timide, le massasauga est
« la seule espèce venimeuse à habiter l’Ontario ».
Nico se rend dans le parc urbain national
de la Rouge, situé dans le Grand Toronto.
Un des plus grands d’Amérique du Nord,
ce parc urbain regorge d’un riche assemblage de forêts, ruisseaux, fermes, sentiers, marais et plages.
Nico ne s’intéresse pas aux 10 000 ans d’histoire du parc, ni à son environnement spectaculaire; il recherche le corps de
sa guide Angélique. Leur relation donne lieu à des échanges de grande tristesse et de profonde compassion.
En plus d’être une excursion dans un monde brumeux, L’étonnant cas de Nico entre dans le genre du roman didactique.
À titre d’exemple, il décrit l’homme d’affaires et éleveur François-Xavier Letendre
(c. 1841-1901) qui fait partie de la dernière génération de Métis, dits « gens libres » dans l’Ouest canadien.
J’ai trouvé que certains passages semblaient avoir été copiés directement de pages Internet ou de prospectus. Le dosage renseignements-rebondissements n’est
pas toujours équilibré.
2 septembre 2024
Vic Verdier, Faces de bœufs, roman, Lévis, Éditions Alire, 2024, 334 pages, 27,95 $.

Des bœufs dans la mire
de l’abattoir

L’été 2019 s’annonce chaud à Montréal. Une enquête du service
de police et une série de morts
ont des parallèles avec le vol
d’une lithographie de Picasso. Voilà le merdier dans lequel Vic Verdier nous plonge avec Faces de bœufs.
Vic Verdier est le pseudonyme de Simon-Pierre Pouliot. C’est aussi le nom du principal sergent-détective de ce polar.
Lui et Jesssy Di Filipo, sa partenaire de patrouille, envisagent de fonder une famille.
Vic enquête sur des tableaux volés; Jessy
est agente de liaison auprès d’une compagnie qui pilote un projet visant à équiper tous les policiers de Montréal
d’une caméra corporelle. Leurs parcours se croiseront… comme les animaux sur la ferme. En France, un policier est un poulet, ici,
c’est un bœuf. À chacun son patrimoine agricole.
Le style de l’auteur est très coloré : « excité comme un p’tit gars lâché lousse à
La Ronde…, son bras broyé ressemblait à du pâté chinois avec du ketchup…, une face qui a l’air d’une compote à la rhubarbe ». L’auteur aime les préparations culinaires; selon Vic Verdier, les deux hommes battus à mort ressemblent à « des pièces de viande passées à l’attendrisseur ».
Parlant style, on a droit à plusieurs fuck et shit, sans parler de calvince de tabaslak.
Le franglais et l’anglais carrément sont aussi assez courants; Verdier écrit : « Les ordres, c’était de jump la personne et get the fuck out. […] T’es vraiment une piece of shit, you know ? Ton buddy killed a cop. »
En lisant Faces de bœufs, j’ai appris qu’un Sam Brown est le nom de la ceinture
sur laquelle les policiers accrochent leur équipement. Quant au Fall in, cela désigne
la réunion de toute l’équipe avant le début du quart de travail.
La référence aux bœufs dans le titre du roman n’est pas sans conséquences.
Les couilles, les oreilles et la queue d’un taureau se retrouvent sur le seuil de
la maison de Vic et de ses beaux-parents. De plus, une œuvre volée est une lithographie de Picasso intitulée Le Taureau.
Deux crimes violents requièrent l’expertise du sergent-détective Vic Verdier. Dans chacun des cas, un vol d’œuvre d’art
semble avoir mal tourné, et un homme a
été retrouvé battu à mort.
L’auteur nous signale que les crimes violents commis sans arme demandent beaucoup d’efforts. « Il est plus difficile qu’on croit de battre quelqu’un à mort. […] On s’improvise pas tueur à mains nues. » Seul un homme peut y arriver, pas une femme.
Dans le milieu policier, ajoute-t-il, on peut bien préférer quelques contusions, voire une commotion cérébrale, mais mourir vient « avec le privilège de porter l’uniforme ».
Quand Vic jette un regard sur la scène de crime, il constate un vrai bordel, un terrible gâchis, un homme étranglé à mort et de
la cervelle éparpillée. Verdier est-il toujours un policier après avoir commis cela…?
L’éditeur Alire écrit que Faces de bœufs est un véritable page turner, avec ses secrets de famille, ses manigances qui tournent mal et ses meurtres sanglants. Or, le roman n’a pas su me garder en haleine du début à la fin; j’ai décroché presque au beau milieu en raison surtout aux références inutiles à
la mafia sicilienne.
19 août 2024
Aristote Kavungu, Céline au Congo, essai, Montréal. Éditions du Boréal, 2024,
138 pages, 21,95 $.

Céline fut autant raciste qu’antisémite

Louis Ferdinand Auguste Destouches (1894-1961), mieux connu sous
le pseudonyme Louis-Ferdinand Céline, a signé plusieurs ouvrages antisémites. Aristote Kavungu a lu
et relu Céline pour nous montrer aussi le côté raciste de l’auteur,
peu dénoncé par la critique.
Il signe Céline au Congo pour
mettre les pendules à l’heure.
Aristote Kavungu a aimé et détesté l’auteur de Voyage au bout de la nuit. Il n’écrit pas sur Céline, mais sur les réverbérations de
ce que ce dernier a dit et écrit en son temps, « ce qui a été acclamé et aussi ce qui a
été haï. Je vais écrire du point de vue
d’un Noir. »
Dès la première partie de son essai, Kavungu note à quel point Céline « crache, vomit et défèque avec un insolent talent. […] Il jette son dévolu sur tout un peuple ou toute une race avec une violence inouïe. » Faut-il distinguer entre l’auteur qui est
un génie et l’homme qui dégoûte, entre l’excellent écrivain et le parfait salaud…?
Si la haine contre les Juifs pèse plus lourd que la négrophobie chez Céline, cela ne l’empêche pas, dans Voyage au bout de
la nuit
, d’affubler le Noir de qualificatifs qui vont de sauvage à bougnoule en passant par charognard, cannibale, gorille, voleur, cancre et analphabète.
Dans Bagatelles pour un massacre,
le racisme demeure flagrant; Céline écrit : « J’aime pas les nègres hors de chez eux… c’est tout. » Kavungu répond : « C’est tout ? Dont acte. » C’est un prélude romancé de « La France aux Français ! »
Céline à travaillé en Afrique, y a découvert sa vocation de médecin. Toujours dans Bagatelles, il écrit que, « en Afrique,
les nègres sont des braves gens. Ici, ils me gênent, ils m’écœurent. »
Lorsqu’Aristote Kavungu étudie à Paris, Voyage est au programme et un ami lui fait remarquer que Céline n’est pas le seul antisémite de son époque. Il y a aussi, apprend-on, Montherlant, Maurras, Morand, Bernanos, Jouhandeau et même Gide.
Chez Céline, les Noirs sont interchangeables avec les Juifs. Même condescendance. Ce qui fait dire à Kavungu que le Juif et le Noir, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Dans Voyage et Bagatelles, le Noir en prend sérieusement pour son grade.
L’analyse célinienne fait ressortir
un écrivain excellent et salaud, talentueux et dégueulasse, génial et abject. « Et si Céline n’avait fat que tendre un miroir à
ses compatriotes, un miroir qui pourrait
leur renvoyer l’image d’une France raciste
et antisémite ? »
En conclusion, Kavungu demande simplement qu’on accorde à Louis-Ferdinand Céline le droit à l’aberration, Selon lui, « ce qui est dit sur les Noirs ou Nègres dans ses œuvres, y compris la plus célèbre d’entre elles, c’est-à-dire Voyage
au bout de la nuit
, n’est que de l’ordre
des clichés… ». C’est aujourd’hui tellement éculé qu’il ne faut pas s’en indigner.
Ce livre d’environ 130 pages souffre,
à mon avis, de fastidieuses digressions. Kavungu aime ouvrir de longues parenthèses philosophiques ou politiques
et disserter sur des théories littéraires.
Il prend aussi plaisir à ressasser
ses souvenirs estudiantins en France.
J’aurais préféré un plus grand nombre
de citations illustrant le racisme éhonté
de Céline.
13 août 2024
Andrée Poulin, Quand ils sont venus, album illustré par Sophie Casson. Montréal, Éditions de l’Isatis, coll. Griff, no 20, 2024, 48 pages, 26,95 $.

Du poème
au conte universel

« L’histoire que je vais te raconter pourrait te faire l’effet d’une claque. Ou d’un coup de poing. » Tels sont les premiers mots de l’album Quand ils sont venus, d’Andrée Poulin.
Il est question de ne pas rester neutre face à l’injustice.
En quarante ans, cette écrivaine franco-ontarienne a publié une soixantaine de livres pour sensibiliser les enfants à
des réalités socio-politico-communautaires. Sa plume alerte et colorée captive l’attention et glisse des messages d’ouverture.
Quand ils sont venus raconte l’histoire
d’un village paisible où chacun vit sa vie, heureux et tranquille au bord du lac Paisible. Les personnages sont des chiens, des renards, des coyotes, des loups et
des fennecs, tous observés par un grand-père chien.
Dans les parages rôdent les Sans Entrailles qui veulent « que tous les habitants soient à leur image. Lisses et sombres. Menaçants et méchants. » Ils décident de faire la loi dans ce village où tous s’entendent bien… malgré leurs différences.
Les Sans Entrailles s’en prennent aux renards parce qu’ils sont roux, aux loups parce qu’ils ont de belles terres fertiles,
aux coyotes qui vénèrent leur dieu et aux fennecs qui s’aiment différemment. Chaque fois, grand-père dit : « Ce ne sont pas
mes affaires », et il ferme les yeux.
Vous reconnaissez sans doute ce scénario basé sur le célèbre poème Quand ils sont venus, du pasteur allemand Martin Niemöller : « Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit. / Je n’étais pas communiste. » Et ainsi de suite pour
les syndicalistes, les Juifs et les catholiques. « Quand ils sont venus me chercher, / il ne restait personne pour me défendre. »
Traduit dans de nombreuses langues,
ce poème universel et intemporel illustre
le danger de l’indifférence et dénonce l’inaction.
Très riche, grand-père vit dans une immense maison et dirige une imposante usine de croquettes. Sa fortune rend jaloux les Sans Entrailles rapaces. Quand ces derniers viennent le chercher, il re reste personne pour le défendre, bien entendu.
L’autrice entend des enfants dire qu’il n’y a pas d’espoir dans cette histoire. Ce n’est pas le cas, « L’espoir est dans ce que toi,
tu diras… / Dans ce que toi, tu feras… /
pour dénoncer l’injustice. »  
Deux citations sont placées en exergue au début de l’album. Desmond Tutu : « Rester neutre face à l’injustice, c’est choisir le camp de l’oppresseur. » Jean-Paul Sartre :
« Ne pas choisir, c’est encore choisir. »
À la fin de l’album, on trouve la définition
et le contexte du racisme, du colonialisme, de la persécution religieuse, de l’homo-phobie et de l’appropriation des richesses d’autrui.
Andrée Poulin réussit encore une fois à mettre son imagination fertile au service des laissés-pour-compte.
9 août 2024
François Gravel, Comment insulter ses amis et autres poèmes débiles, poèmes illustrés par Laurent Pinabel, Montréal, Éditions
Les 400 coups, 2024, 44 pages, 20,95 $.

La poésie peut faire
flèche de tout bois

Après des poèmes biscornus,
des poèmes pas bêtes, des poèmes sportifs et des poèmes tordus, François Gravel nous offre vingt textes réunis dans Comment insulter ses amis et autres poèmes débiles. Laurent Pinabel demeure toujours son fidèle illustrateur.
Dans leur esprit vif et décalé, Gravel et Pinabel explorent des sujets aussi variés que l’amour, la musique, les sports, les animaux et les contes. Ce sont des poèmes disparates à l’humour complètement tarte qui brillent dans ce nouveau recueil où prime le rose.
Comment insulter ses amis et autres
poèmes débiles
s’adresse aux 9 ans et plus, un public que Gravel dessert abondamment (une centaine de livres jeunesse en trente-trois ans d’écriture). Pour ma part,
j’ai découvert cet auteur à travers
des romans plus grand public.
Il y a belle lurette que la rime n’est plus obligatoire en poésie. L’auteur la recherche néanmoins, sans pour autant se prendre pour un Ronsard ou un Lamartine. Dans
le premier poème, diagonale rime avec transversales. Dans le deuxième, presque chaque vers termine en ing (parking, ring, pouding, signe, digne, consignes, ding, bing).
Le jeune âge du lectorat n’empêche pas Gravel de servir un adage en latin. Voici comment le court poème Mens sana in corpore sano se décline : « Avoir un esprit sain dans un corps sain, / Comme disaient les Romains, / C’est sûrement très bien, /
Du moins pour les humains. / Mais si j’étais un oiseau. / Je voudrais plutôt / Un esprit beau dans un corps beau! » Le corbeau est une belle trouvaille.
Le poème Comment insulter ses amis fait appel à la nourriture et aux bestioles pour lancer des flèches. « Patate » est une valeur sûre en matière d’injure, tout comme « vieille carotte, courgette rabougrie et
kiwi pourri ». Quant aux bestioles, le poète suggère « moufette, sangsue, cancrelat, punaise et limace ».  
François Gravel a remporté une trentaine
de prix et de mentions au fil des années, dont le Prix du livre M. Christie, le Prix du Gouverneur général du Canada et le Prix TD de littérature canadienne pour l’enfance et la jeunesse.
19 juillet 2024
Claudia Larochelle, Les Disgracieuses, récits, Montréal, Éditions Québec Amérique, coll. III, 2024, 136 pages, 21,95 $.

La vie toujours
à la base de l’écriture

À travers trois récits liés par le doute,
la persévérance et le désir d’émanci-pation, Claudia Larochelle revient sur les expériences fondatrices qui ont jalonné son assez jeune parcours (elle a à peine 45 ans). Ces trois textes sur des expériences fondatrices sont réunis sous le titre Les Disgracieuses.
Publiés dans la collection III, ces trois récits son inspirés de moments marquants dans
la vie de l’autrice. Il s’agit de textes portant sur diverses expériences scolaires, professionnelles et amoureuses dans la vie d’une femme qui s’est affranchie dans les années 1990.
Claudia Larochelle a étudié dans une école de filles dirigée par la dernière génération de religieuses à encadrer l’enseignement privé au Québec. Elle raconte avoir longtemps été cette jeune fille en uniforme « qui trouve dans l’irrévérence et le pied
de nez aux conventions une fenêtre par laquelle s’échapper ».
Lors de ses débuts comme journaliste,
ses collègues « prenaient un plaisir à mecspliquer la profession ». Ce qui lui démontre que la misogynie ne dort jamais, qu’elle s’abreuve à nos peurs pour redoubler d’ardeur.
Larochelle explique comment elle s’est débrouillée dans un monde où presque tout se serait passé différemment si « elle avait eu les mêmes “facilités” qu’un homme : l’écoute sérieuse, les avancements,
la légitimité ».
On a droit à plusieurs passages sur
les fréquentations de l’auteure, du flirt amoureux ou relations soi-disant plus durables. Elle découvre que « le sens
des priorités s’affaiblit à mesure que l’aveuglement amoureux s’accroît ».
L’auteure a la nette impression de s’être parfois mis les pieds dans les plats pour pouvoir transformer le réel, « y donner
une fin qui convienne. » Elle se demande
si nous n’avons pas tous déjà renoncé à
nos convictions pour plaire ou pour ne pas déplaire. « Comment marcher droit sur
le mince fil de son code d’éthique, rester digne, tête haute, épaules redressées? »
Trois fois, Larochelle est allée se réfugier dans les bras d’une femme après avoir été éconduite. « Je crois qu’il n’y a pas de meilleur repos que dans cette sécurité féminine, cet accueil désintéressé et cette douceur constante, parfaitement arrimée
à ma souffrance. »
Ces récits assez courts sont émaillés
de nombreuses références ou citations littéraires, le plus souvent d’œuvres féminines : Nelly Arcan, Kate Beaton, Colette, Virginie Despentes, Marguerite Duras, Annie Ernaux, Violette Leduc, Anne Rice et Patricia Smart, entre autres. Les rares œuvres masculines proviennent de saint Augustin, Albert Camus, Philippe Besson, Fernando Pessoa et François Blais.
Lorsque Claudia Larochelle a lu Environnement toxique de Kate Beaton,
cela lui a donné un élan. Les livres lui ont souvent servi de refuges. Ils ont aussi pu « porter le renouveau ». À preuve cette longue citation tirée de L’événement d’Annie Ernaux :
« Et le véritable but de ma vie est peut-
être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans le texte et
la vie des autres. »
12 juillet2024
Robert Lalonde, On est de son enfance, carnets, Montréal, Éditions du Boréal, 2024, 232 pages, 24,95 $.

Un écrivain
obsédé de vérité

J’ai fait la connaissance de Robert Lalonde en lisant Le Dernier Été des Indiens (1982), roman sur l’amour interdit (entre deux hommes). 
J’ai renoué avec lui des décennies plus tard et je salue sa plus récente publication, On est de son enfance, nouveau tome de carnets autobiographiques.
On n’apprend que Robert Lalonde écrit
ses premiers poèmes à l’âge de quinze ans : « Je n’écrivais pas encore, je chuchotais
mes désirs et mes frousses. » Il se tourne assez jeune vers les mots pour préserver
le merveilleux de son enfance.
Au collège, avec Bertrand et Jean-Luc,
il cause de livres interdits : Camus, Gide, Sartre. Cette « coalition, collision, complicité dans l’illusion » lui permet d’envoyer promener l’inexorable.
En lisant Alice Munro, il retrouve son propre credo de romancier et nouvelliste : « Dans ma mémoire imaginante, les personnages et les lieux sont à la fois vrais et fabulés, réels et recomposés, palpables et mystérieux. » Lalonde cite ou fait référence à une quarantaine d’écrivains, dont Camus, Colette, Giono, Hemingway, Rimbaud, Gabrielle Roy, Rushdie, Sartre et Thoreau, pour ne nommer que les plus connus.
Lalonde réfléchit beaucoup sur l’acte d’écrire, lequel exige plus de foi que de bon sens, plus de folie que de volonté, plus de persévérance que de préméditation.
Marie-Claire Blais est décédée en 2021
et Lalonde ne s’habitue pas encore à son départ. Plus de cinquante ans après
la publication du roman David Sterne, il se rappelle comment il s’était reconnu dans
la destinée d’un adolescent désireux « d’embrasser tous les vices avant de s’éteindre ».
Il avait envoyé un mot à Blais pour lui faire part de son ardent désir d’écrire, mais aussi des encombrements qui freinaient son incertaine vocation. Elle lui avait illico répondu qu’il n’avait qu’à se mettre à
la tâche, « sans rien craindre. Sans rien espérer, l’écriture étant un voyage qu’il s’agissait d’accomplir sans boussole. »
Tout au long de la lecture de ces carnets, force est de reconnaître que « l’enfance
qui convoque la merveille charroie aussi
le mal-être ». Cela n’est pas évident sur
le coup, bien entendu. Il faut avoir beaucoup vécu et réfléchi pour en prendre conscience.
Camus a déjà écrit qu’il n’avait pas de métier, juste une vocation. Lalonde se chauffe du même bois. Comme l’auteur de
La Peste, il « ne besogne pas en professionnel de l’écriture mais en chercheur de joie obsédé de vérité ».
Comme ce troisième tome de carnets traite de l’enfance, Lalonde colore ses souvenirs
de comparaisons teintées du milieu religieux dans lequel il a sans doute baigné. Il avance « solennel comme un premier communiant ». Il marche « comme
le pèlerin chemine vers Compostelle ».
Il parle les yeux fermés, « comme fait
le prêtre pour mieux voir le péché ».
Menant en parallèle des carrières d’acteur
et d’écrivain, Robert Lalonde s’est imposé
au premier rang de la littérature québécoise contemporaine. Il s’est vu décerner,
en novembre 2023, le prestigieux prix Athanase-David pour l’ensemble de son œuvre.
5 juillet2024
Daniel Soulié, Louvre olympique, essai illustré par Marjolaine Leray, Éditions Courtes et longues et Musée du Louvre Éditions, 2024, 60 pages, 29,95 $.

Olympisme
et art dans l’antiquité

Les Jeux olympiques sont l’héritier de concours antiques organisés à Olympie en l’honneur du dieu grec Zeus. Plusieurs œuvres d’art en témoignent au Musée du Louvre,
ce qui a poussé Daniel Soulié à publier Louvre olympique.
Il nous apprend d’abord que les premiers concours ont eu lieu en 776 (toutes les dates sont avant notre ère) et que les épreuves sportives ne constituaient qu’un aspect du programme puisqu’on y pratiquait aussi
des joutes poétiques, musicales et d’éloquence. À partir de la quinzième olympiade, en 720, la nudité s’impose dans les compétitions sportives. Les femmes sont exclues de tous les concours.
Au Louvre, on peut admirer un relief architectural de marbre représentant Héraclès et le taureau de Crète, datant de 460. Fils de Zeus et d’une mortelle, il est vainqueur de douze épreuves et « devient en quelque sorte l’initiateur et le protecteur des concours et des célébrations en l’honneur du roi des dieux ».
Pendant les treize premières olympiades,
la course est la seule épreuve sportive.
Il faut attendre 708 pour qu’apparaisse
le pentathlon qui rassemble la course,
le lancer du disque, celui du javelot, le saut en longueur et la lutte.
Un siècle plus tard, on ajoute le pugilat et
la course de quadrige (char tiré par quatre chevaux). Un vase en céramique datant de 390 montre le couronnement d’un aurige ou conducteur de char. Un aurige peut porter un long manteau (la xystis), contrairement aux gymnastes qui sont nus.
Lors des courses de chars, la récompense va au propriétaire de l’attelage et pas à l’aurige. « C’est la seule discipline olympique qu’une femme peut gagner si elle possède des chevaux… » On peut admirer un vase orné d’un défilé d’auriges et datant de 510-500.
Les récompenses sont remises le dernier jour des épreuves. Il n’y a pas de podium sur lequel les meilleurs concurrents sont invités à monter. Seul le gagnant est célébré. Pas de deuxième ni de troisième place, seule la victoire compte. On peut voir une assiette de céramique (520-510) montrant un athlète nu récompensé et couronné.
Une couronne végétale et un ruban de tissu sont remis, « pas de récompense en monnaie sonnante et trébuchante ».
La notion de records n’existe pas; on ne
note point la durée et les positions autres que celles du vainqueur.
La célébrité associée à l’exploit fait du vainqueur une personnalité très en vue.
Il bénéficie d’une grande notoriété et d’avantages notables comme l’exemption d’impôts et la nourriture à vie. Certains vainqueurs se voient offrir une amphore contenant de l’huile des oliveraies, qu’ils peuvent revendre à prix d’or.
Louvre olympique est un petit livre
(60 pages) qui montre comment la Grèce antique a inspiré nos Jeux olympiques.
Il s’agit d’une plongée formidable dans
le monde des sports et les collections des Antiquités grecques au Musée du Louvre.
25 juin2024
Hector Lemieux, Cuba en transparence, reportages, Montréal, Éditions Somme toute, coll. Parcours, 2024, 138 pages, 19,95 $.

Regard objectif sur
les Cubains et Cubaines

Fort de vingt-cinq années
de présence dans l’île et de correspondances avec les médias internationaux, Hector Lemieux signe Cuba en transparence, une plongée dans la vie d’un peuple à travers
des chroniques écrites à la manière d’une enquête.
L’auteur nous invite à découvrir l’âme cubaine en reproduisant une cinquantaine d’articles où il donne la parole à de formidables conteurs. Ces textes ont paru entre 2007 et 2024 dans Le Figaro, le Sud-ouest et Le Télégramme en France, dans 
Le Soir, L’Écho et Le Vif en Belgique, ainsi que dans Le Temps en Suisse.
On apprend que l’Église catholique cubaine est un partenaire sous haute surveillance. Fidel Castro, le Lider Maximo, note que
les problèmes sont survenus avec
les institutions, « ce qui n’est pas la même chose que le catholicisme ». Il sait que l’Église n’est pas opposée au régime et peut l’aider dans sa mission sociale.
Il est intéressant de noter que dans
les manufactures des cigares, environ 300 lecteurs lisent à haute voix des romans ou des journaux aux ouvriers. L’objectif est non seulement de distraire mais aussi d’éduquer ces travailleurs à la littérature. Les lectures sont des classiques triés sur
le volet. En novembre 2012, les lecteurs ont obtenu le rang de « patrimoine culturel
de la nation ».
Hector Lemieux signale que le Canda a
joué un rôle clé dans le rapprochement entre les États-Unis et Cuba. Les relations historiques d’amitié entre Ottawa et
les deux pays ont été déterminantes pour mener à bien des rencontres secrètes.
Un diplomate canadien confie que « nous sommes le seul pays occidental qui n’a pas rompu ses relations diplomatiques au moment de la Révolution ».
Avec 1,2 million de touristes sur 2,8 millions de visiteurs annuels dans l’île, les Canadiens sont les plus nombreux. Et ce, malgré le fait que Cuba et les États-Unis aient « plus du double des dessertes aériennes actuelles entre le Canada et Cuba ».
Dès 1959, les frères Castro on fait de la santé l’une de leurs priorités. Les soins sont gratuits et leur qualité demeure excellente. La renommée de la médecine cubaine est régulièrement vantée par l’Organisation mondiale de la Santé.
Cuba n’a pas de pétrole, mais des infirmières et des médecins qui sont exportés dans plusieurs pays latino-américains et africains. Près de 30 000 travailleurs de
la santé effectuent des missions de trois
ans au Venezuela, « en échange desquelles Caracas fournit du pétrole à prix bradés ».
Lemieux précise que les 28 700 professionnels de la santé en mission dans 59 pays sont encadrés par des membres
de la Sécurité d’État pour éviter toute désertion. Cela a permis à Cuba de « développer une diplomatie sanitaire sans équivalent auprès de nombreux pays lors des votes au sein d’organisations internationales ».
Un article rappelle que Cuba a été
le premier pays d’Amérique latine à reconnaître la République populaire de Chine en 1960. Fidel Castro s’en est rapproché lorsque l’Union soviétique a disparu et son frère a négocié des accords commerciaux.
Les autorités cubaines ont été à l’origine,
en mars 2021, d’un document signé par 64 nations condamnant les « allégations infondées contre la Chine » sur le Xinjiang. Une relation Pékin-La Havane tout en bénéfices mutuels. Cuba a aussi soutenu
la Chine à l’ONU, notamment sur le dossier de Hong Kong ou des Ouïgours.
Cuba en transparence est un recueil percutant d’histoires et d’aventures où l’auteur s'efforce de raconter la vie des Cubaines et Cubains de la manière la plus objective possible, sans préjugés. 
31 mai 2024
Marianne Brisebois, Balcons, roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2024,
242 pages, 24,95 $.

T’es nice comme gars

Xavier Pellerin, 24 ans, et Elliot Campeau, 19 ans, sont les deux protagonistes du roman Balcons,
écrit au « je ». Il n’y a pas une voix narrative de la part de l’autrice Marianne Brisebois qui campe
son histoire loin des codes de
la masculinité traditionnelle.
Le « je » est Xavier (Vivi) qui parle comme il marche, c’est-à-dire tout croche. « Penser que ça ait été possible de vivre son intimité avec quelqu’un qui nous désirait pas comme nous on la désirait, ça rend tout croche… »
Magalie Péloquin a été la blonde d’Xavier depuis toujours. Or, elle le quitte pour aimer… une femme. Mag trouve que Vivi et Elliot (Éli) feraient un beau couple. Est-ce que cela lui enlèverait toute culpabilité…? « Ça serait donc parfait qu’on se soit trompés les deux. »
Xavier réfléchit constamment. Il se dit que
le statut d’un homme diffère largement de celui d’une femme. L’acte de naissance d’un gars vient avec « capable de se défendre », celui d’une fille vient avec « victime potentielle ». De plus, un vrai gars passe
le balai sur ses états d’âme.
Xavier n’est pas le premier à avoir expérimenté en dehors de son orientation sexuelle. Son homophobie interne le rend honteux d’avoir un gars ou deux sur
sa liste. Est-ce que deux hommes peuvent avoir le goût de dormir ensemble sans faire l’amour, juste se frencher…?
Ce serait tout simplement de la masculinité décomplexée. « Tu peux choisir qu’il a pas franchi de limites si tu continues à pas en mettre, à t’adapter aux siennes. » C’est ce qu’Xavier a fait avec un leader dans
le mouvement étudiant.
L’histoire se passe à Montréal et les prota-gonistes sont tous francophones. N’empêche que les mots anglais pullulent left and right. On peut s’attendre à checker, nice, weird, anyway, fucking, voire heads up, give up ou feeler cheap. Mais pourquoi dire que le chat se colle sur mon chest, sa façon de me sizer, c’était worth it, je follow le Instagram, c’était crissement wrong, j’ai ghosté l’université, mes trigger warnings…?
On trouve même des phrases complètes en anglais : Welcome to the baby boomer world, bitches. Taste your own medicine. What a weird night. I’m part of the crew. Those twisted minds. J’ai été tenté plusieurs fois de mettre ce roman de côté, ou devrais-je dire on the side ?
Ce qui sauve la mise, c’est l’histoire d’amitié immédiate et sincère entre deux gars qui n’avaient en commun, au départ, qu’un trop grand nombre de blessures à panser.
Éli est propriétaire d’une boutique qui s’appelle Fleurs & Laurier. Le second mot renvoie au gars qu’Éli a aimé plus que tout autre homme et qui s’est enlevé la vie.
À la fin du roman, il y a quelques numéros à composer pour de l’aide, dont celui du Centre de prévention du suicide du Québec.
Les mots ont toujours fait partie de la vie de Marianne Brisebois, une autrice à la plume jeune, assumée, maîtrisée. Quand elle n’écrit pas, cette diplômée en psychologie et en communication adore débattre, discuter
et refaire le monde. 
24 mai 2024
Clara Grande, Un jardin l’hiver, roman, Montréal, Éditions Le Cheval d’août, 2024, 168 pages, 23,95 $.

Un cocon de vie
terne et tendre

Les bleus, les veines, les rides,
les courbatures, les cicatrices, tout cela raconte un passé. À l’emploi d’un Centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD), Clara Grande en est témoin et raconte
son expérience dans Un jardin l’hiver, son premier roman
écrit au « je ».
Madame Petitclerc, Monsieur Delisle,
Madame Gagnon, Monsieur Potvin, Madame Ponzi, Madame Robinson, Monsieur Maltais, Madame Ménard, autant de patients dans
le CHSLD de Rosemont où Clara, 32 ans, remplit le rôle d’aide de service. À une exception près, tous les corps qu’elle touche ont au moins trois quarts de siècles.
Clara se demande à quel instant les patients ont la force de laisser s’envoler leur pudeur. Lorsqu’une cloche sonne, elle doit souvent se rendre à une chambre pour prêter main forte à quelqu’un qui a besoin d’uriner,
de déféquer ou de faire sa toilette. Parfois c’est pour entendre une plainte, un éternel refrain : « Personne s’occupe de moi! »
Le dimanche après-midi, c’est le bingo. Plusieurs sont ravis, certains grimacent.
Les prix incluent des gracieusetés offertes par des employés : sacs de chips, vernis à ongle, gourde de plastique, cahier de sudoku, jeu de cartes, lampe de poche.
Un jardin l’hiver ne manque pas d’humour, comme en fait foi ce petit échange :
– Voulez-vous une banane, madame Thivierge?
– Elle est-tu ben dure?
– Juste parfaite.
– Ah, parce que moi, j’aime ça ben dur!
Le roman transcrit le menu de quatre repas; ils sont tour à tour régulier, tendre, sans sucre concentré, sans sel ou avec contrôle des glucides. Le souper de madame Martin semble appétissant à première vue, poulet sauce veloutée, riz pilaf, légumes, tarte fraise-rhubarbe, tisane. Comme il est classé tendre, on imagine que tout est servi en purée.
Clara raconte aussi les hauts et les bas de
sa vie de célibataire. Au CHSLD, elle est courtisée par le docteur Brière, déjà marié, qui lui envoie des courriels où il insiste sur « l’importance de la bonne communication : il y a les mots, l’écoute, le regard, le ton. » On la voit se débattre avec ce genre d’avances.
L’œuvre en page couverture est The Nest (150 x 150 cm), du plasticien allemand
Nils-Udo. Une place en CHSLD est souvent
un nid ou un cocon pour des gens qui souffrent. La romancière décrit avec brio
le quotidien à la fois terne et tendre de
ces femmes et hommes en situation
de dépendance et d’isolement.
Née en 1989 à Montréal, Clara Grande a étudié les arts au Freies Jugendseminar de Stuttgart en Allemagne, puis le jeu à l’école de théâtre Actéon à Arles, dans le sud
de la France, où elle a vécu quatre ans.
De retour à Montréal, elle enseigne en francisation et se consacre à ses projets d’écriture tout en menant un baccalauréat en scénarisation et création littéraire à l’Université de Montréal. Un jardin l’hiver
est son premier livre.
13 mai 2024
Dana Blue, Demon, tome 2 de Kink Club, Paris, Harper Collins, 2024, 252 pages, 28,95$.

Rudesse et tendresse
font bon ménage

Patron du Leather & Pleasure Club, Damien Archer est surnommé Demon, titre du deuxième tome de Kink Club où Dana Blue poursuit
son exploration de l’univers BDSM (bondage et discipline, domination et soumission, sadisme et masochisme). Elle démontre comment la communication et l’honnêteté sont les facteurs les plus importants dans une relation comme celle-ci.
Jeune avocat agressif et homosexuel refoulé, Cole Walker se présente régulièrement au club newyorkais. Un soir, il y profère des insultes homophobes : « Sales PD ! Vous devriez avoir honte ! Sales tapettes, vous êtes toutes les mêmes ! » Demon lui donne le choix : ne plus jamais remettre les pieds dans son établissement ou être initié aux « plaisirs et sensations les plus extrêmes, plonger dans les désirs les plus enfouis
en toi ».
Cole accepte de pactiser avec le démon.
Il va vite se rendre compte que ce n’est pas que son corps, c’est aussi son âme qui sera mise à nue. Et cela va se produire à travers un mélange excitant de peur et de plaisir, « entre le trouble, le désir, la curiosité et l’appréhension ». Le roman décrit bien comment un club BDSM est un milieu qui intrigue et fascine à la fois.
C’est grâce à Demon que Cole a ses premières expériences avec un homme,
c’est avec un Dom qu’il découvre sa sexualité. Le Soumis apprend comment
le BDSM est un mode de vie, « une relation fondée sur la confiance mutuelle ».
Il appréhende autant qu’il attend ce que Demon peut lui faire subir. Délicieux cocktail de peur et d’excitation.
Le roman regorge de scènes de sexe explicites avec toute une panoplie de gadgets ou sex toys. Chaque centimètre
des zone érogènes est léché, pincé, savouré. D’un chapitre à l’autre, les coups de fouet,
de hanche et de langue se succèdent. Rudesse et tendresse font bon ménage.
Avec doigté et brio, Dana Blue concocte
une intrigue qui nous prend aux tripes.
Plus jeune, Cole a filmé son ami Travis en train de tabasser rudement un homosexuel, au point de le faire passer de vie à trépas. La victime est Warren, alors fiancé de… Damien. Deux ans plus tard, Travis est arrêté et Cole est accusé de complicité dans
un homicide involontaire.
Vous pouvez imaginer tous les états d’âme que traversent Damien et Cole qui viennent de signer un contrat BDSM de soumission. Sans révéler le dénouement, qu’il soit permis de rappeler que c’est le Soumis qui détient le pouvoir dans une telle relation
et que c’est aussi lui qui lèche les cicatrices du Dom pour y placer sa marque…
Je signale que, dès la première page, Dana Blue indique que son roman parle de sexe, d’agressions, d’homophobie internalisée et
de scènes recommandées aux plus de dix-huit ans. Elle invite son lectorat « à prendre le temps de la réflexion » si de telles thématiques risquent d’être « préjudiciables à votre santé mentale ».
9 mai 2024
Pierre Minkala-Ntadi, Du rêve parisien au froid des Prairies, roman, Regina, Éditions
La nouvelle plume, 2024, 174 pages, 20 $.

Quand l’élégance
en prend pour son rhume

Écrivain d’origine congolaise, Pierre Minkala-Ntadi travaille à Saint-Boniface (Manitoba). Il crée un personnage-narrateur qui nous entraîne dans un constant chassé-croisé entre l’Afrique et le Canada.
Ce jeune Adolphe nous en fait voir de toutes les couleurs.
Adolphe vit à Brazzaville et est un adepte de la SAPE (Société des ambianceurs et
des personnes élégantes). Il s’habille avec de grandes marques telles que Chanel, Hermès, Gucci, Rolex, Dior, Giorgio Armani, Hugo Boss, Louis Vuitton, Versace, etc.
Adolphe sait qu’il a été adopté, « mais que
je sois substitué à une autre personne, cela était incompréhensible pour moi ». Il arrive à la conclusion que son père adoptif a remplacé son fils biologique présumé mort par le fils d’un autre, supposément égaré. « Il m’avait utilisé pour essayer de combler une absence. » Adolphe se sent dès lors coupable d’avoir pris la place du fils biologique.
Si le roman commence dans les Prairies,
à Saint-Boniface (Manitoba), il devient rapidement un flash-back sur l’adolescence d’Adolphe et sa vie de jeune adulte au Congo. On apprend qu’aucun statut social n’était autant adulé apr la majorité des jeunes de son quartier que celui de Parisien. Puisqu’Adolphe s’habille comme un Parisien, il en a le titre. « L’habit m’avait déjà fait moine! »
L’auteur montre comment soigner sa tenue vestimentaire pour paraître important aux yeux des autres permet d’augmenter l’estime de soi. « C’est un phénomène social de valorisation de soi par l’habillement. »
En tant que membre incorrigible de
la SAPE, Adolphe est bien sapé et adulé par les jeunes de son quartier. Il peut rêver de s’envoler un jour vers Paris, puis d’effectuer des « descentes saisonnières » à Brazzaville.
Pierre Minkala-Ntadi congolise parfois
une expression bien connue. Il écrit que pour Adolphe, la poésie n’était pas sa tasse de… chocolat. Son roman souffre parfois de longues digressions sur les élections soi-disant transparentes et crédibles en Afrique, sur la fonction publique parlementaires présente partout au Congo, et sur
le chômage endémique qui étrangle notre société.
Quand le jeune Adolphe aboutit dans
un camp de réfugiés, une association internationale lui offre la possibilité d’être accueilli aux États-Unis ou au Canada.
Il rêve plutôt d’être envoyé à Paris (qu’il prend pour un pays). « Accepter une destination étrangère autre que Paris fut pour moi un déchirant renoncement à
la frime et à la mode auxquelles j’étais toujours attaché. »
Arrivé dans les Prairies canadienne,
Adolphe découvre l’hiver et perd du coup son élégance vestimentaire. Le jeune homme demeure dans le Vieux Saint-Boniface et prononce le mots anglais à la française;
il transpose la syntaxe de Molière à celle de Shakespeare. Lorsqu’il s’exprime en anglais, ses interlocuteurs lui demandent presque automatiquement s’il parle français.
La vie du jeune réfugié ne tarde pas à battre de l’aile car il passe à côté des opportunités d’ascension sociale que lui offre son pays d’accueil. Fréquenter
le collège n’est pas sa tasse de chocolat et
il en paie le prix.
Pierre Minkala-Ntadi est le premier auteur canadien d’origine africaine à être publié aux Éditions de la nouvelle plume. Il est arrivé au pays après un long séjour en France où il a décroché un doctorat
en sciences de l’Information et de
la communication à l’Université Grenoble-Alpes. Il enseigne la nouvelle grammaire française à l’Université de Saint-Boniface.
24 avril 2024
Hervé Gagnon, Maria, Les enquêtes de Joseph Laflamme, roman, Montréal, Éditions Glénat Québec, département Hugo Poche, 2024, 432 pages, 14,95 $.

Quand Montréal devient une nouvelle Sodome

Montréal, fin XIXe siècle, religieuses et prêtres copulent sans distinction de sexes ou d’orifices.
De pauvres enfants sont outragés
de toutes les manières que
la perversité peut imaginer. Voilà
en résumé ce que Hervé Gagnon raconte dans Maria; son roman décrit une nouvelle Sodome.
En 1836, le livre Awful Disclosures of
Maria Monk
bouleverse Montréal. Il relate
de sordides histoires de fornication entre
les Hospitalières de l’Hôtel-Dieu et les Sulpiciens, évoquant profanation, assassinats et débauche. La bonne société est en émoi, et l’évêque doit défendre la réputation de son diocèse.
En 1892, toujours à Montréal, un charnier d’enfants est découvert, puis le corps mutilé d’un banquier est retrouvé, ensuite deux fillettes portant de terribles traces d’abus sexuels sont repêchées dans le fleuve.
Les trois affaires ne semblent pas liées, jusqu’à ce qu’un prêtre défroqué remette au journaliste Joseph Laflamme un exemplaire du livre de 1836, en lui laissant entendre que l’histoire se répète.
L’équipe qui mène l’enquête est composée d’un inspecteur dont la femme et les enfants sont pris en orage, d’un constable novice
sur les bords, d’un retraité de Scotland Yard, d’un journaliste plus ou moins alcoolique qui est de connivence avec la police,
d’une modiste amoureuse de l’ex-agent
de Scotland Yard et d’une ex-prostituée amoureuse du journaliste.
Pour réussir à dénouer une affaire sordide, glauque et nauséabonde, le journaliste
et compagnie devront pénétrer dans un univers de corruption aux ramifications insoupçonnées et déterrer un scandale enfoui depuis un demi-siècle. Ils seront à
la fois attirés et repoussés par ce qu’ils découvriront. La morale, apprendront-
ils, est une chose relative, elle devient très élastique.
Dans Awful Disclosures of Maria Monk, une jeune religieuse déclare que son principal devoir avait été de forniquer avec tous les prêtres qui en exprimaient le désir, faisant dans les faits de l’institution fondée par Jeanne Mance un véritable bordel. On se vautrait dans la luxure ; la fornication devenait « une œuvre sainte ».
Dans le roman Maria, on inflige aux religieuses désobéissantes « les punitions les plus délirantes » et on fait passer
« un manuel de l’Inquisition espagnole pour un conte de fées ». De pauvres enfants sont « outragés de toutes les manières que la perversité peut imaginer ».
L’auteur fait dire à Laflamme qu’il tombe
de plus en plus sur des cadavres mutilés
ou dépecés. Le journaliste se demande pourquoi il ne peut pas trouver un mort normal, « sans blessures ni amputations,
pas d’émasculation, ni de pendaison,
ni d’éviscération ».
Les lecteurs et lectrices naviguent entre stupéfaction et horreur, allant d’une macabre surprise à l’autre, parfois sur
un fond de franc-maçonnerie. Et comme si l’intrigue n’était déjà assez sadique, Hervé Gagnon fait écho à l’enfance de Joseph Laflamme dans un orphelinat, plus particulièrement à ce qui se passait dans
le dortoir sous la surveillance des frères religieux. « Ce qu’on le forçait à mettre dans sa bouche. Ce qu’il devait avaler. »
L’auteur a dû avoir sous les yeux une carte de la ville de Montréal en 1892 car il mentionne le nom de chaque rue empruntée par chaque personnage et son cocher. Cela devient assez lassant. Ce livre a d’abord paru en grand format aux Éditions Libre Expression en 2015. J’ai lu le format poche sorti en avril 2024.
16 avril 2024
Jean-Pierre Charland, La famille Chevalier, tome 1, Une génération dans le vent, roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2024, 362 pages, 26,95 $.

Coup d’œil sur
le Québec de 1966

Une épouse pudibonde, un mari obligé de faire chambre à part,
une fille qui fréquente des lieux,
peu recommandables (aux yeux de
sa mère), un garçon qui s’entiche d’une demoiselle de la bourgeoisie, un oncle qui a défroqué… bienvenue dans La famille Chevalier, roman
de Jean-Pierre Charland.
L’action se déroule dans la région de Montréal en 1966, au moment où les sœurs enseignantes et infirmières cèdent le pas à des laïcs. Des curés quittent la prêtrise;
des religieuses abandonnent le voile; bientôt, les gens pourront se divorcer et
se marier civilement dans la sainte province de Québec.
Madame Chevalier trouve que sa fille Marie-Paule n’est pas assez sage. Les jeunes de la nouvelle génération savent que leurs parents passent pour vieux jeu, mais Viviane Chevalier remporte le championnat à ce chapitre-là. Personne ne lui convient,
ni son mari, ni ses enfants. « Chacune de
ses paroles contient un sous-entendu méprisant. »
Les chansons écoutées par les jeunes sont plus souvent anglaises : Can’t You Hear My Heart Beat de Herman’s Hermits, Help Me, Ronda des Beach Boys, I Got You Babe de Sonny and Cher. C’est parce que danser sur Mon Pays de Gilles Vigneault serait plus difficile et que personne ne saurait quoi faire en entendant La danse à Saint-Dilon.
Lors de l’émission de fin d’année Ça va éclater (forme de Bye Bye 1965), les vedettes sont Dominique Michel, Denise Filiatrault, Donald Lautrec et Benoît Marleau. L’année 1966 est marquée par la défaite de Jean Lesage, chef du Parti libéral. Daniel Johnson, de l’Union nationale, obtient plus de députés mais moins d’appuis dans la population (six pour cent de moins que les Libéraux).
Le Québec de 1966 représente le quart de
la population canadienne, mais les deux tiers des grèves surviennent dans cette province. Le salaire moyen au Québec est inférieur à celui versé ailleurs au pays.
Marie-Paule devient institutrice et
doit « se montrer d’une probité à toute épreuve » L’exigence d’une moralité exemplaire se trouve d’ailleurs inscrite
dans la Loi de l’instruction publique.
Parlant d’éducation, le cours classique a fait son temps. Il faut créer un palier entre l’école secondaire et l’université. Ce sera
les cégeps. 
Le romancier indique clairement que
« les bonnes filles » doivent fuir « toutes les occasions où leur vertu est menacée ». Il décrit le necking et ne manque pas de souligner que les baisers lascifs conduisent au petting, aux caresses. « Entre le petting
et une relation sexuelle complète, il y a
le heavy petting.
Un autre membre de la famille Chevalier fait l’apprentissage « des plaisirs de la chair ». C’est Monsieur Chevalier qui désire « mettre fin à une longue disette », sa femme lui ayant dit de « faire un nœud dedans ».
La lecture de La famille Chevalier m’est parfois apparue lassante. Pourquoi ? Parce que Jean-Pierre Charland a fouillé plusieurs journaux de l’époque et fait du remplissage en citant allègrement des nouvelles ou incidents de peu d’intérêt.
9 avril 2024
Hervé Gagnon, La Cage, tome 2, L’empoisonneuse, roman, Paris, Éditions Hugo, coll. Jeunesse, 2024, 304 pages, 19,95 $.

Une lecture qui suscite
des frémissements d’inconfort

Auteur d’une quarantaine d’ouvrage, dont plusieurs romans pour
la jeunesse sont devenus des best-sellers, Hervé Gagnon remet en
scène le constable Seamus O’Finnigan dans le thriller trépidant La Cage, tome 2. L’action se dénoue
à Montréal en 1852.
Dans le premier tome de La Cage, Eugénie Lachance, 16 ans, et son frère Alexis, 11 ans, avaient décidé de visiter la cage de fer dans laquelle le corps de Marie-Josephte Corriveau fut exposée en 1763.
Cette visite a lieu 90 ans après la mort
de La Corriveau. Dans le second tome,
la célèbre cage fait maintenant d’Eugénie Lachance une sorcière, une empoisonneuse. O’Finnigan a justement été empoisonné par Lachance. Il a l’air d’un cadavre ambulant.
Il a perdu la santé, si en plus il perd la tête…
L’empoisonneuse, elle, perd définitivement
le peu de raison qu’il lui reste. O’Finnigan sait mieux que personne ce dont Eugénie Lachance est capable; cela va de pire en pire. On lit de la folie dans les yeux de
la meurtrière qui a empoisonné ses parents et bien d’autres gens.
Le contact avec la maudite cage de
la Corriveau est un phénomène que
le constable en congé de maladie ne comprend pas, et cela empire son état. Partout où passe cette damnée relique ou ferraille, des drames surviennent.
Eugénie Lachance glisse entre les doigts de la police montréalaise comme du sable fin, comme une vraie couleuvre. O’Finnigan tourne et retourne la situation dans tous
les sens, cherchant en vain une façon d’en reprendre le contrôle.
Hervé Gagnon mêle encore une fois fiction et réalité. Trois chapitres sont consacrés au grand incendie de Montréal survenu le 8 juillet 1862. Il s’agit de la pire tragédie de
la ville en termes de pertes matérielles, soit environ 1 200 demeures parties en fumée (le sixième de la ville) et 10 000 personnes se retrouvant dans la rue.
On lit ce second tome de La Cage avec trépidation. L’écriture est rythmée,
un rebondissement n’attend pas l’autre.
À certains moments, la lecture suscite des frémissements d’inconfort. Sans dévoiler
le dénouement, je peux vous dire que Seamus O’Finnigan va se retrouver emprisonné dans la célèbre maudite cage…
Ce retour de l’enquêteur O’Finnigan dans
un thriller fort bien réussi va fasciner
les ados. La Cage 2 fait d’ailleurs partie de
la collection Jeunesse aux Éditions Hugo.
La maison précise que Hervé Gagnon adore faire peur aux ados lorsqu’il s’adresse à eux.
24 mars 2024
Patrick Senécal, Civilisés, roman, Lévis, Éditions Alire, 2024, 644 pages, 36,95 $.

Déroulement cauchemardesque
d’une tragédie

L’expression « éprouver des émotions contradictoires » n’a sans doute jamais trouvé terreau plus fertile que dans le roman Civilisés, de Patrick Senécal. Il nous propose une expérience inédite qui débute dans la joie, puis dérape pour devenir horriblement incompréhensible.
L’expérience vise à « étudier les mécanismes psychologiques déployés par les humains lorsqu’ils doivent sauver leur vie et, par la bande, observer les valeurs qu’ils préconisent pour former une société ».
Il faut avoir entre 18 et 70 ans, habiter le Québec, parler français, être libre du 14 au 23 avril 2023. Pas de cellulaire, téléphone intelligent ou portable. Un psychologue recrute douze participants à qui il offre
3 000 $ pour dix jours de leur temps.
Voici comment se répartissent les douze personnes choisies : prof de philo, comédien, prêtre, médecin, avocate, ouvrière, policière, ingénieur, agronome, écrivaine, étudiante
et patient d’une aile psychiatrique (accompagné d’une professionnelle).
Il y a des représentants de la communauté noire et homosexuelle, plus une Arabe qui parle un français erratique. Cette dernière dit gaspacho au lieu de gestapo et dur comme frère au lieu de fer. Le psychologue se targue d’avoir réuni une sorte de microcosme de la société québécoise.
Les interventions du prof de philo commencent souvent par… comme le disait tel écrivain… Il cite, entre autres, Marc Aurèle, Shakespeare, Rabelais, La Rochefoucauld, Montaigne, Cortázar et Yourcenar. Dans
le cas de cette dernière, il sert deux fois
la même citation : « Rien ne rapproche
les êtres comme d’avoir peur ensemble. »  
Senécal s’adresse constamment à ses lecteurs et lectrices au beau milieu de
la description d’une intrigue. Il écrit ainsi : « Vous en jugerez par vous-même dans quelques pages. » Signalant qu’une femme regarde un homme en silence, ses idées quelques peu confuses, il ajoute : « Sans doute plus que les vôtres, car vous avez évidemment compris ce qui se trame entre ces deux-là. »
Les remarques du romancier décrivent parfois sa façon de procéder. « Mais pour
le moment, vous n’en saurez rien. C’est ce qu’on appelle créer un suspense. » Ou encore : « Et profitons de ce moment pour vous préciser que le psychologue dit vrai, au cas où vous seriez en train de prévoir d’éventuels retournements narratifs. »
Senécal invite les lecteurs à noter leurs commentaires à la fin du livre où il y a
six pages blanches avec seulement le nom de deux personnages. Libre à chacun et chacune d’écrire ses réflexions sur douze hommes et femmes qui vivent « cette expérience merdique mal foutue ».
L’auteur ouvre parfois de longues parenthèses ou plonge dans de saugrenues digressions pour finalement conclure : mais ça c’est une autre histoire. Le but demeure sans doute de remplir des pages… comme
si 600 ne suffisaient pas.
L’expérience est financée par un mécène
qui parle le franglais. Exemple : « Ça veut dire que I never follow orders tant que je sais pas quoi il en retourne exactly. So tu vas take two minutes pour m’expliquer what the fuck is going one.”
Les douze participants sont juste supposés jouer aux survivants, mais l’expérience prend une tournure horrible parce qu’entièrement sous la houlette d’un psychopathe. C’est ce dont le psychologue rêvait : le déroulement cauchemardesque d’une tragédie unique et fascinante.
12 mars 2024
Donald Alarie, Tous des gens que l’on croise, nouvelles, Montréal, Éditions La Pleine Lune, 2024, 136 pages, 21,95 $.

Entre grandes étapes
de la vie et petits
faits troublants

À travers 31 brèves histoires du quotidien, réunies sous le titre Tous ces gens que l’on croise,  Donald Alarie met en scène des gens ordinaires, ni héros ni antihéros,
qui traversent des moments plus
ou moins graves et inattendus de leur existence. Il le fait dans un style dépouillé et efficace qui le caractérise depuis bientôt trente ans.
La nouvelle intitulée « La liseuse » me décrit assez bien. Comme le protagoniste,
je ne me déplace jamais sans un livre, je ne me sentirais pas bien, je serais « démuni, perdu, affaibli ». Et pas de liseuse pour moi non plus. « Il me faut toucher le papier,
le humer, écrire dans les marges si j’en éprouve le besoin ».
Plus loin, on fait la connaissance de Paul, confiné à la maison à cause de maladie.
À mon opposé, il n’a jamais cultivé le plaisir de la lecture. « Essayant parfois de lire,
il n’arrive pas à se concentrer. Il trouve ça épuisant. » J’ai connu plus d’un homme comme lui, même un amant.
Il y a des gens qui vivent une seule relation amoureuse durant leur vie. Puis il y ceux
et celles qui vont d’une histoire d’amour à l’autre. C’est le cas de T., une femme toujours en quête de l’homme parfait. « Un plus jeune, un plus veux, un pauvre et un très riche, un très élégant et un très mal vêtu,
un artiste et un autre sportif, un bavard et un timide, un prétentieux et un sous-estimé », ça dure un mois, parfois six. C’est elle qui mais fin à la relation parce que… déçue, titre de la nouvelle.
À plus d’une reprise, le personnage n’est
pas nommé autrement que par Il ou Elle. Étrangement, il n’est question que de relations hétérosexuelles dans ce recueil. Cela est dommage et s’explique mal en 2024.
L’homme dans le texte « Trop » me ressemble. Il n’aime pas les rencontres où
il y a plein de monde, où il faut faire la bise à droite et à gauche, serrer des mains par-ci par-là, « faire du bruit comme tous les autres ». S’Il avait rencontré seulement deux ou trois personnes à la fois, les choses auraient été différente. Notre homme « aurait trouvé du plaisir à les écouter parler et se serait peut-être même confié
à eux ».
L’auteur cite le poète, essayiste et critique littéraire français Jean-Michel Maulpoix : « Vivre n’est pas une science exacte. » Donald Alarie illustre cela à petites doses d’une nouvelle à l’autre. Il campe, par exemple, un couple où Il a déjà deux filles adultes.
La narratrice raconte comment leur vie de couple est régulièrement perturbée par
les petits et les grands malheurs de ces deux femmes. « Je sais maintenant que cet homme aimera toujours plus ses deux filles qu’il m’aimera, moi. Je sais que je viendrai toujours en troisième position. »
Vous êtes-vous déjà arrêtés aux gens que vous croisez lorsque vous visitez une exposition ? Dans la nouvelle intitulée « Seul au musée », Il admire les encres de Jean-Paul Jérôme et se sent envahi, troublé. Assis sur un banc, Il laisse sa pensée dériver, songeant à Jean-Paul Riopelle et à Léon Bellefleur.
« Il envisageait de ne rester là que quelques minutes, mais lorsqu’il revint à lui comme s’il sortait d’un rêve, il réalisa qu’il était assis au même endroit – admiratif, contemplatif, absent et très présent à la fois – depuis presque une heure. »
Je me suis aussi reconnu dans « Claire », dernier texte du recueil. Cette femme est écrivaine parce que cela donne un sens à
sa vie. Comme moi, il lui est arrivé de publier deux livres dans la même année chez deux éditeurs différents, un roman et un essai.
29 février 2024
Annette Boudreau, Insécurité linguistique dans la francophonie, essai, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, collection 101, 2023, 78 pages, 10,95 $.
Communiqué
Vous êtes-vous déjà demandé si vous parliez le français qui convient ? Avez-vous déjà eu honte de votre manière de parler ou de la manière de parler des gens de votre communauté ? Si oui, cet ouvrage vous aidera à mieux comprendre les mécanismes qui régissent ces comportements langagiers.

L’insécurité linguistique, fréquente dans
la francophonie, serait issue de la façon dont la langue française s’est développée,
de l’idée d’une norme unique et d’une vision unitaire et uniforme du français,
qui perdure et qui est à la base d’exclusions sociales.

Cet ouvrage décrit le phénomène de l’insécurité linguistique, son histoire,
ses manifestations et ses retentissements.
Il porte précisément sur l’insécurité linguistique dans la francophonie et puise ses exemples dans la francophonie canadienne.

Cet essai propose une analyse des principales manifestations du continuum qu’est l’insécurité linguistique, de l’hypercorrection – sa forme la plus légère – à la honte et au silence. Il explore les liens entre insécurité linguistique et diglossie,
soit les rapports de domination entre groupes de personnes qui parlent des langues différentes ou entre personnes qui parlent la même langue.
Enfin, il examine le rôle joué par les idéologies linguistiques et sociales dans
la construction identitaire, idéologies masquées qui régissent les discours et qui agissent sur les comportements langagiers.
21 février 2024
Janis Locas, Moi, Jessica M., 37 ans, maman, malheureusement, roman, Montréal, Éditons Somme toute, 2024, 256 pages, 28,95 $.

Roman décapant
sur le burn-out maternel

Une mère frôlant la folie, un père charmant mais absent, deux enfants accaparants, voilà les personnages que Janis Locas met en scène dans Moi, Jessica M., 37 ans, maman, malheureusement, un roman irrévérencieux et même décapant sur le burn-out maternel
La narratrice-maman est Jessica pour qui
la maternité a sonné l’heure du désenchantement. « Avec une famille, s’extraire de la routine est laborieux. »
Cette famille comprend le père Éric et
les enfants Cassandra et Nathan. Si les bébés rendent les hommes sympathiques, ils peuvent rendre les femmes compliquées.
À 7 ans, Cassandra porte toute une brochette de sobriquets : Cassou, Cassolette, Cassouchouette, Cachoupette. Elle fait remarquer à sa mère que « les éléphants ont des oreilles en forme d’Afrique ».
Et c’est vrai.
Quant à Nathan, 3 ans, il est toujours entre deux rendez-vous chez le pneumologue, l’allergologue, l’immunologue ou l’antibio-thérapeute. Lorsque sa narine coule, Jessica dit : « une nouvelle infection pointe
le nez » (beau jeu de mot). 
Éric a du charme avec ses yeux émeraude, ses cheveux ondoyants, ses épaules de déménageur et les bras de Rafael Nadal. Lorsqu’il rentre tard du travail, Jessica lui lance : « Là TOI tu t’occupes des kids avant que je me tire une balle. »
Ici et là, on lit des extraits du roman que Jessica rédige pour raconter « l’histoire décousue d’une mère qui tente d’écrire
une histoire, mais qui se fait déranger par des gamins se chamaillant pour un ver
de gélatine ». Jessica écrit pour se défouler, pour mettre du piquant dans sa vie.
Entre certains chapitres, on lit aussi
les messages laissés sur Facebook par Dave, « une crisse de tapette heureuse » et
un artiste-chorégraphe tapageur. En voici un exemple : « Hey FB, je voudrais me faire livrer les meilleurs cupcakes ou un gâteau red velvet. J’ai un gros craving!!! »  
Plusieurs mot anglais parsèment ce roman. Chubby ou over my dead body sont
bien connus. C’est moins le cas avec
des expressions comme il watche de
la porn, faire des mind games, ou blast
from the past
.
Dans ses moments de dépression, Jessica dit qu’elle a été « enragée toute la soirée, toute la journée en fait, toute la semaine, toute
la vie, tiens ! » Dès qu’elle sent des murs s’effondrer à l’intérieur d’elle-même :
quatre happy pills ! Jessica engloutit aussi des drogues que je ne connais pas : Morfan pour dormir, Céliessa pour relaxer.
À l’hôpital, on lui donne du Regulexiq,
du Calmoft et du Froidril. 
Folle, pas folle, Jessica doit jongler avec
son horaire à la maison et au travail. Mais, comme l’auteure le dit si bien en conclusion, « la vie c’est vivant, ça déborde de tous bords, ça ne pourra jamais rentrer dans
un horaire ».
8 février 2024
Alexis Riopel, Singapour, laboratoire
de l’avenir
, reportage illustré par Valérian Mazataud, Montréal, Éditions Somme toute, 2024, 128 pages, 24,95 $.

Singapour, laboratoire
de densité urbaine

Presque six millions d’habitants
sur moins de 750 km2, telle est
la république parlementaire de Singapour. Singa pura signifie cité
du lion en sanskrit. Le journaliste Alexis Riopel et le photographe Valérian Mazataud nous brosse
un portrait de cette unique cité-État du Sud-Est asiatique.
Depuis son indépendance en 1965, Singapour s’est agrandie de 25 % aux dépens de la mer. La superficie de cet État du Sud-Est asiatique est égale aux îles de Montréal et de Laval réunies. « Toute l’île n’est qu’une ville » qui se traverse de bout en bout en une heure et demie de métro.
Ce petit pays membre du Commonwealth
est voisin de la Malaisie. Il compte trois groupes ethniques : Chinois (74 %), Malais (14 %), Indiens (9 %). On estime à 78 %
le nombre de Singapouriens qui vivent dans un logement social contrôlé par une agence gouvernementale « responsable de
la planification, de la construction des immeubles, de l’attribution et de leur réfaction ».
Le gouvernement possède la quasi-
totalité du territoire et offre « des baux emphytéotiques de 99 ans ».
De nombreuses sociétés d’État génèrent d’importants revenus en remplissant
« des mandats variés, liés à l’eau potable,
à l’industrie, à la finance, aux activités portuaires, etc. »
Alexis Riopel note comment chaque centimètre carré de l’île est mis à profit, comment cette cité-État est un véritable laboratoire de densité urbaine. Il écrit que « la myriade de tours, toutes numérotées, ressemblent à un bout de jupon communiste qui dépasse sous la robe néolibérale de Singapour ».
Il y a une théorie selon laquelle la popu-lation se détache de ses lieux d’enfance et de son histoire. « Elle remet tout entre les mains de l’État. En contrepartie, ce dernier lui assure la prospérité, lui offre un meilleur logement, crée une ville toujours plus belle, plus verte. »
En raison du manque d’espace, le nombre
de voitures est très contrôlé. Les droits d’immatriculation et les taxes sont très élevés. Une Toyota Corolla coûte 140 000 $, une Mercedes-Benz va chercher dans
les 240 000 $.
Les singapouriens aiment manger à l’extérieur. Chaque jour, ils se regroupent dans des hawkers centers, sortes de foires alimentaires très populaires. « Il fait bon d’engloutir à petit prix des mets chinois, malais, indiens, italiens, américains, turcs
ou japonais ».
À noter que ce petit pays produit moins
de 10 % de la nourriture consommée par presque six millions d’habitants. On importe le poulet du Brésil et les œufs de la Pologne. La viande est cultivée en laboratoire grâce
à des cellules animales.
Ce petit ouvrage, composé de chroniques parues d’abord dans Le Devoir en 2022, démontre comment « une cité-État peu démocratique » n’a pas eu le choix d’innover sur une foule d’aspects « pour composer avec son territoire et
ses ressources limitées ».
28 janvier 2024
Colleen Cambridge, Petits meurtres chez Agatha, roman, France, City Éditions, 2023, 320 pages, 31,95 $.

Une personnalité réelle dans une fiction

Dès le premier jour des festivités dans la somptueuse résidence d’Agatha Christie, un homme est retrouvé assassiné dans la biblio-thèque. Ainsi commence Petits meurtres chez Agatha, de Colleen Cambridge. Comme l’enquête de Scotland Yard piétine, c'est
la gouvernante de la célèbre romancière qui prend les choses
en main.
À l’exception d’Agatha Christie et de son mari Max Mallowan, tous deux discrets dans ce polar, le lieu, le personnel et les meurtres relatés sont purement fictifs. Née Agatha Miller en 1890, la créatrice d’Hercule Poirot a épousé Archibald Christie en 1914; deux ans après la mort de ce dernier, Max Mallowan est devenu son second mari. Agatha Christie est décédée en 1976.
La gouvernante et principale protagoniste
se nomme Phyllida Bright, Elle est fort intelligente (bright) et ce qu’elle dit est « parole d’évangile ». Bien qu’il n’y ait pas assez de temps dans une journée pour administrer une maison et pour élucider
un meurtre, Phyllida est capable d’un tel exploit. Elle ne se laisse jamais dominer par ses émotions.
Colleen Cambridge écrit que, « à en en croire ce bon vieux Sherlock Holmes –
que Phyllida trouvait nettement moins intéressant que le fringuant Poirot –,
les coïncidences n’existaient pas quand
on enquêtait sur un crime. » Il n’y a pas d’obstacle pour une gouvernante qui sait fouiner, au point d’inquiéter sérieusement
le ou la coupable.
Rendu à la page 139, il n’y a toujours pas
de suspect, ni personne ayant un mobile. « Tout allait à vau-l’eau à Mallowan Hall. » Et voilà qu’un second meurtre survient sur les lieux de ce manoir dans la charmante petite bourgade de province, loin de Londres.
L’intrigue se corse lorsque Phyllida découvre des photos montrant « deux hommes en train de faire hum-hum […] de se tripoter ». Ce n’est pas le genre de chose qu’une femme de ménage aime voir durant son quart de travail. Aux yeux de Phyllida, lorsque deux adultes consentants se livrent à des échanges intimes, cela ne regarde qu’eux.
Ici et là, l’auteure glisse des références à Hercule Poirot et à Miss Marple, personnages emblématiques des romans policiers d’Agatha Christie. Lorsqu’elle note que les échanges et les relations entre les différents protagonistes permettent de faire la lumière sur la psychologie des uns et des autres,
elle précise qu’il s’agit là « d’un exercice dans lequel Poirot et Miss Marple excellaient ».
L’inspecteur de Scotland Yard et le sergent de l’endroit pataugent lamentablement.
C’est la gouvernante qui leur fournit tous les indices pour faire avancer l’enquête.
« Je n’ai eu d’autre choix que de me rendre à l’évidence, et de faire en sorte de résoudre au plus vite cette affaire. »
Le style est coloré. Ainsi, la cuisinière
manie le hachoir « avec la détermination d’un bourreau qui coupe des têtes ». Une personne hurle « comme une harengère » et un autre beugle « comme une corne de brume ». Quant à la tignasse rebelle d’un personnage, elle s’accorde bien « avec son tempérament d’ours mal léché ».
Colleen Cambridge a publié une trentaine
de livres dans des genres différents. Elle est une historienne accomplie dont les ouvrages séduisent autant les amateurs de fiction historique que de romans policiers.
10 janvier 2024
Lauren Malka, Mangeuses : histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, essai, Paris, Éditions Les Pérégrines, coll. Genre, 2023, 284 pages, 38,95 $.

La bouffe,
d’Ève au guide Michelin

La journaliste française Lauren Malka a la passion des mets,
des mots et de la philosophie. Cela l’a conduite à mener une enquête très fouillée et à publier Mangeuses : histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès.
D’entrée de jeu, on y lit que l’acte de manger ne procure pas systématiquement de la joie pour tout le monde. Besoin primitif, l’alimentation peut affecter le corps en y imprimant les pressions sociales de chaque époque.
Si l’alimentation « se révèle une zone d’entraînement à la virilité pour les hommes, elle s’impose, pour de nombreuses femmes, comme un lieu d’enfermement,
de culpabilité, de honte, d’asservissement, voire de maladie grave ».
Malka cite la sociologue Anne Dupuy qui note tout de go un deux poids, deux mesures quand on parle de bouffe. Si un petit garçon aime les produits sucrés, il est plutôt perçu comme « un bon mangeur », mais si une petite fille adopte le même comportement, elle est davantage considérée comme « une gourmande ».
Qui dit bouffe dit aussi gourmandise.
Il y a des études qui affirment la tendance majoritaire des mères à laisser les garçons prendre davantage de temps que les filles lors des premières tétées. Et dès que l’on mentionne le mot gourmandise, on pense aux sept péchés capitaux; ce sont, en ordre de gravité décroissant, l’orgueil, l’avarice,
la luxure, la colère, la gourmandise, l’envie et la paresse.
Jusqu’à Thomas d’Aquin, la plupart
des écrivains, philosophes, médecins et théologiens s’accordaient à considérer
la gourmandise d’Ève comme « le premier péché de l’humanité ». Le récit originel renforce le lien entre les deux vices charnels que sont gula et luxuria,
la gourmandise et la luxure.
Le verdict des théologiens du XIIIe siècle est définitif : « les femmes seront gourmandes, incontrôlables, dangereuses ». Si beaucoup plus tard Molière fait dire à Tartuffe : « couvrez ce sein que je ne saurais voir », aujourd’hui c’est « cachez ce ventre que l’on ne saurait voir ».
Quand les femmes conquièrent de nouvelles positions dans le monde social et politique, le modèle culturel de la minceur prospères. Or, les régimes amaigrissants, dans la grande majorité des cas, entraînent des comporte-ments boulimiques ainsi qu’un effet yoyo, c’est-à-dire une reprise de poids plus importante que la perte initiale.
À Paris, c’est en 1891 qu’une école professionnelle de cuisine et de sciences alimentaires voit le jour; elle est exclusivement réservée aux hommes.
Il faudra attendre 1980 pour que les femmes y soient admises. « Manger est une affaire sérieuse, avec laquelle on ne plaisante
pas ! »
Dans le chapitre intitulé Gourmettes vs Gastron-hommes, on clame haut et fort
que la gastronomie est un milieu de gros machos. Sur les 600 tables étoilées du guide Michelin en 2016, seulement 17 étaient tenues par des femmes, soit 2,8 %.
Les hommes sont critiques gastronomiques alors que les femmes sont journalistes culinaires.
L’alimentation ou la gastronomie figure abondamment dans la littérature. Quand Henry Miller publie Under the Roofs of Paris, il campe un personnage qui semble incapable de parler de sexe féminin sans métaphore fruitière, ni de sécrétion vaginale sans analogie avec le miel.
Chez Émile Zola, l’oncle Bachelard n’accepte aucune femme aux repas luxueux qu’il offre à sa bande de gastronomes. « Les femmes ne savent pas manger, rappelle-t-il : elles font du tort aux truffes et gâtent la digestion. »
Jusqu’au siècle dernier, on ressassait des arguments archaïques comme « à cause
de leurs règles, le goût des femmes est fluctuant. C’est pour cette raison qu’elles ne peuvent pas être maîtres sushis. » Comme on le sait, la viande est considérée comme un aliment viril; on associe les hommes au barbecue.
L’ouvrage de Lauren Malka est extrême-ment fouillé (bibliographie de 14 pages).
À préciser que les enquêtes qu’elle mène, les références qu’elle cite et les exemples qu’elle donne sont largement liés à
la France.
31 décembre 2023
Jean-Philippe Bernié, La punition, roman, Montréal, Les Éditions Glénat Québec, 2023, 224 pages, 26,95 $.

Romans
à plusieurs mains

Certains se demandent parfois comment un auteur ou une autrice écrit son roman. En suivant
un plan ? En travaillant à certaines heures seulement ? En sirotant
un verre de vin ou en grignotant des noix d’acajou ?
Je ne sais pas comment Jean-Philippe Bernié a écrit La punition, mais son personnage principal est une illustre romancière qui procède de manière assez peu conven-tionnelle. Sa méthode fait sourciller, voire vitupérer.
Ce personnage est Grace Davenay Lockhart, écrivaine américaine installée dans la région de Montréal. Sa saga House of Dancastre a connu un succès fracassant. Monica Réault a lu tous les tomes dans
sa jeunesse et est ravie de rencontrer l’auteure lors d’une conférence.
Après quelques rendez-vous, Grace engage Monica comme assistante littéraire pour s’occuper de la revue Fictions du passé,
du présent et du futur
, version anglaise et française. La jeune femme prend un vif plaisir à évaluer et sélectionner les textes reçus.
Quand Grace formule des suggestions, tant sur le plan littéraire que sur le plan social, elle s’attend à être obéie. Ses livres et son magazine sont la seule chose qui l’intéresse. « Le jour où quelqu’un déclenchera
la troisième guerre mondiale et fera six milliards de morts, elle se plaindra que
ça retarde sa date de parution. »
Grace se consacre à un nouveau tome
de House of Dancastre. Elle regarde son manuscrit « comme un alcoolique regarde une bouteille de vodka ». Appelée à collaborer également au roman en chantier, Monica apprend que, pour chaque tome, Grace prépare des synopsis, des plans plus ou moins détaillés d’environ soixante pages, et confie ensuite la rédaction aux « petites mains » d’une équipe qui pond quatre cents pages qu’elle révise en bout de ligne.
Depuis plus de cinquante ans, Grace s’est toujours réfugiée dans ses histoires, dans
un univers où « il ne s’y passait que ce
que je voulais qu’il s’y passe ». Bien que la romancière excelle dans l’art de décortiquer les émotions de ses personnages, elle demeure peu sensible, voire indifférente,
aux émotions des autres dans la vraie vie. Elle traite Monica comme une servante.
La jeune assistante (35 ans) imagine une stratégie pour que les gens commencent à s’indigner « du fait qu’une célébrissime et prolifique écrivaine puisse signer des romans qu’elle n’avait pas écrits ». Or, il n’est pas facile de déjouer un manipulateur.
Il faut plusieurs outils dans son coffre.
Et le combat n’est pas toujours à armes égales.
En lisant La punition, j’ai pensé à certains écrivains un peu trop prolifiques pour être rassurants. En une dizaine d’années, Michel David a publié au moins 26 romans historiques de 400 à 550 pages chacun.
Le dernier est paru en 2014. Or, David est décédé en 2010. Difficile de ne pas songer
à des « petites mains » collaboratrices…
Pour ma part, j’ai publié une cinquantaine de livres, dont seulement deux en collaboration. Je n’en ai jamais écrit un
au crayon ou à la plume. J’ai souvent commencé à rédiger un chapitre à l’encre… pour bloquer au bout de deux ou trois pages. Dès que je transcrivais mon ébauche à l’ordinateur, les mots coulaient naturellement, les chapitres s’enchaînaient allègrement.
Quand j’ai écrit Des œufs frappés…, j’avais
un plan de l’intrigue affiché au mur, ainsi qu’une cinquantaine de fiches sur la prohibition, la contrebande et l’histoire locale. Je rédigeais un chapitre le matin
et le révisais l’après-midi. J’ai toujours eu tendance à écrire de façon impulsive.
16 décembre 2023
Rosa Mogliasso, L’irrésistible appel de
la vengeance
, roman traduit de l’italien par Joseph Incardona, France, Éditions Finitude, 2023, 248 pages, 38,95 $.

La matriochka littéraire d’une romancière italienne

Dans L’irrésistible appel de
la vengeance
, roman de Rosa Mogliasso, une dizaine d’adultes
se rencontrent et produisent, sous
la houlette d’une animatrice, une vingtaine de chapitres d’un polar. Nous lisons donc un roman dans
un roman. Nous avons entre
les mains une poupée russe ou
une matriochka littéraire.
L’action du roman se déroule à Turin (Italie) et la narratrice est Amanda. À sa naissance, elle fut baptisée Amata (aimée). À treize ans, elle change son nom pour Amanda (celle qui aime). À cinquante ans, cette autrice sur le déclin anime un atelier sur l’art d’écrire un polar.
Amanda impose des règles comme « il faut au moins deux cadavres » et « le crime ne doit pas être commis par des professionnels du milieu » (Mafia, Narcos, Camorra). Assassin et victime doivent se connaître : « on ne tire pas dans le tas ». Avidité jalousie luxure et toutes les émotions qui « chauffent la culotte » sont bienvenues.
Pour réussir un polar, il faut laisser le lecteur dans une situation d’ambiguïté qui requiert une participation active de sa part à la construction de scénarios possibles. « Rappelez-vous que dans un polar, il est important que diverses pistes aient du potentiel, au lecteur ensuite de décider
ce qu’il néglige ou ce qu’il retient. »
Curieusement, il est mentionné que les adverbes ne sont pas les amis d’un écrivain. Leur utilisation serait un indice qu’on a « manqué de précision, de subtilité, dans
la manière de représenter l’action ». Ceci dit, la romancière a recours à cinq adverbes dans les sept pages suivantes !
D’une rencontre à l’autre, l’animatrice de l’atelier offre ses brefs secrets d’écriture. Selon elle, la possibilité de jeter sur papier des choses politiquement incorrectes est
le seul acte de résistance à la portée de l’écrivain.
Rosa Mogliasso estime que le suspense est une sorte de pacte de communication entre l’auteur et le lecteur au détriment des personnages. Ceux-ci doivent cependant nous surprendre, et pour cela, il faut savoir se plier aux volontés de la Muse.
L’autrice glisse de très nombreuses références à des auteurs célèbres. D’après Hemingway, écrit-elle, il faut écrire en
étant soûl et corriger une fois sobre.
Elle mentionne Shakespeare (Othello), Louis-Ferdinand Céline (Bagatelle pour
un massacre
), Henry James (Portrait of a lady), Alexandre Dumas (Le Comte de Monte-Cristo), Pirandello (Six Personnages en quête d’auteur) et Italo Calvino
(Les Leçons américaines).
Lorsque la romancière explique la possibi-lité de terminer un chapitre avec un événement dont l’issue est incertaine, elle appelle ce procédé cliffhanger et souligne que « le terme décrive d’un feuilleton de l’écrivain anglais Thomas Hardy, A Pair of Blue Eyes ».
Le roman regorge de mots qui ont paru
en français dans le texte original italien.
En voici quelques exemples : gratin, je vous ai compris, grasse matinée, le mot juste, feuilletons, j’accuse. Il y a même des phrases complètes : « la recherche des traces n’est fructueuse que dans la mesure où elle
est immédiate » ou encore « le temps qui passe, c’est la vérité qui s’enfuit ».
J’ai publié des romans de facture historique, psychologique ou homoérotique. Jamais
de polar. Rosa Mogliasso ne me donne pas le goût d’explorer cette avenue.
6 décembre 2023
Sophie Bordet-Petillon, Livres, album illustré par Noelia Diaz Iglesias, Paris, Éditions Kilowatt, 2023, 32 pages, 26,95 $.

Un condensé
sur l’histoire du livre

Un livre permet de vivre
des aventures, de voyager, de passer du rire aux larmes, du frisson à
la passion. Il peuple nos pensées
de mille personnages et paysages. Mais d’où vient-il et comment
le fabrique-t-on ?
Dans Livres, Sophie Bordet-Petillon raconte son histoire. Elle note d’abord que l’écriture remonte à 5 000 ans, au Moyen-Orient.
Les scribes utilisent d’abord un roseau taillé pour graver des blocs d’argile, puis on écrit sur le papyrus, ensuite sur le parchemin.
Les livres sont d’abord fabriqués un à un,
à la main.
Le papier est né en Chine il y a 2 000 ans. Il est d’abord fait de fibres de plantes ou de vieux tissus. Ce n’est qu’en 1440 que l’Allemand Gutenberg invente l’imprimerie. Les presses rotatives sont créées au XIXe siècle. Toutes les couleurs sont possibles en mêlant le jaune, le bleu et le rouge au noir.
Ce n’est qu’au XXe siècle que les couver-tures souples remplacent les couvertures rigides. « On imprime des couvertures vernies, argentées ou dorées, des livres en plastique ou en tissu, des pages animées, découpées ou en relief, des textes en braille ou accompagnés de musique… Quelle créativité ! »
Grâce au format poche et à la traduction,
les livres n’ont jamais autant voyagé. Derrière cet objet universel, il y a un éditeur, un chef d’orchestre qui dirige
le travail de l’auteur, de l’illustrateur, du correcteur, du graphiste, de l’imprimeur
et du distributeur. Les librairies et les bibliothèques rendent les livres accessibles.
On pourrait aussi souligner le rôle des salons du livre et des bouquinistes (livres usagés) dans la diffusion des romans, recueils de poésie ou de nouvelles, récits, essais, pièces de théâtre, biographies et albums jeunesse.
L’informatique et Internet jouent un rôle
de premier plan depuis la fin du XXe siècle. Le livre numérique dispose de plusieurs plateformes : ordinateur, tablette, liseuse, smartphone. Pour ma part, je préfère tenir l’objet dans mes mains, tourner les pages, souligner des passages… pour vous écrire ensuite une recension.
24 novembre 2023
Monstres et fantômes, collectif sous la direction de Stéphane Dompierre, nouvelles, Montréal, Éditions Québec Amérique, coll.
La Shop, 2023, 352 pages, 22,95 $.

Un buffet d’horreurs

Un collectif de quinze écrivaines relève le défi d’écrire une nouvelle dans un genre qui ne leur est pas habituel : l’horreur. Le résultat est Monstres et fantômes, une preuve que Patrick Senécal n’est plus le seul à occuper ce créneau au Québec.
J’avoue, au départ, ne pas connaître ces quinze auteures : Mélikah Abdelmoumen, Jade Bérubé, Fanny Bloom, Stéphanie Boulay, Catherine Côté, Fanie Demeule, Marie Demers, Laurence Gough, Geneviève Jannelle, Marie-Hélène Larochelle, Véronique Marcotte, Maude Nepveu-Villeneuve, Mikella Nicol, Erika Soucy, Mélissa Verreault.
Ce qu’elles racontent n’est évidemment pas des « belles histoires où les demoiselles
en détresse se font sauver par des bons samaritains ». Nous sommes souvent plongés dans une nuit froide « avec une odeur de feuilles mortes et d’arbres morts
et de cadavres ».
Catherine Côté campe une femme dans
une pièce où les murs sont recouverts de papier-peint fleuri. Quand elle les regarde, les fleurs se transforment en bouches béantes qui s’ouvrent de plus en plus grandes pour… l’avaler.
Quand quelqu’un sert des crudités,
on s’attend souvent à tremper des bâtons
de céleri, carotte ou zucchini dans une trempette aux fines heures. Marie-Hélène Larochelle signe une nouvelle intitulée Crudité et l’action se déroule à Toronto,
dans le loft d’une maison victorienne sur
la rue Borden au nord de la rue College.
Des femmes sado-maso traquent un homme sur le site de rencontre Tinder. Elles le forcent à avaler des bouchées inédites : feuilleté menstrues, omelette au sperme, macaron cyprine, ganache de selles. Leurs ingrédients n’ont pas de limites; elles ont accès à des placentas et à des membranes ovulaires, une niche qu’elles souhaitent développer davantage.  
Dans Le chat noir et autres contes, la protagoniste de Maude Nepveu-Villeneuve ne sait pas si elle est tombée sur un illuminé qui s’amuse à la faire paniquer pour se désennuyer, mais chose certaine, elle lui fournit toutes les idées sur un plateau d’argent. « Ça m’apprendra à faire lire des contes d’horreur à des jeunes impressionnables et à me féliciter ensuite quand ça leur fait de l’effet. »
Petite précision sur cette auteure. Il arrive encore à Maude Nepveu-Villeneuve de faire de l’insomnie parce qu’elle a parlé du film The Shining avec son chum avant de se coucher.
Mélissa Verreault, pour sa part, a toujours détesté les films d’horreur. Elle n’est pas à une contradiction près lorsqu’elle accepte l’invitation d’écrire une nouvelle qui fait peur. « À l’instar de son personnage,
elle hallucine souvent des affaires, comme des animaux machiavéliques dans les marbrures de la céramique de la salle de bain ou des femmes à barbe dans les reliefs en plâtre du plafond de chez sa grand-mère. »
Je parie que certaines des auteures de
ce collectif récidiveront, car leurs mots s’emboîtent ou s’arriment souvent pour créer d’étonnantes phrases terribles où
les monstres défient les humains.
13 novembre 2023
Robert Major, Identité, appartenances,
Un parcours franco-ontarien,
essai, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2023, 130 pages, 21,95 $.

Parcours franco-ontarien d’une « tête bien faite »

Franco-Ontarien de naissance, Québécois d’élection, Robert Major
a toujours travaillé à Ottawa.
Il partage son cheminement dans Identité, appartenances, un essai
que j’ai pleinement savouré parce qu’il faisait souvent écho à
mon propre parcours.
Dès les premières pages, l’auteur souligne que toute vie humaine contient des pépites ou des filons, « d’où notre intérêt pour
le récit de vie ». À la fin de l’ouvrage,
il précise que son essai est mi-autobiogra-phie, mi-mémoriel, mi-historique et mi-réflexif. Cela fait plusieurs demis et rend
le texte d’autant plus percutant.
Originaire de New Liskeard, sur les bords
du lac Témiscamingue, Robert Major est né le 22 mars 1946. Il a grandi, comme moi, avec Gene Autry, Hopalong Cassidy, Roy Rogers, Laurel and Hardy, Three Stooges
et Perry Como.
Son premier lieu d’appartenance demeure néanmoins l’Ontario français, « à son corps défendant ». C’est à l’âge de 16 ans qu’il découvre vraiment sa fibre identitaire en participant au célèbre Concours de français et en devenant le lauréat provincial au niveau secondaire en 1962.
Au sujet de cette compétition, LE concours par excellence, il écrit qu’on fêtait
« la survie et la vitalité de langue française, sa vigueur sans cesse renouvelée, gage d’une pérennité problématique mais ardemment souhaitée ».  
Comme lauréat, Robert Major reçoit une bourse pour quatre années de cours classique au Petit Séminaire d’Ottawa.
Il se dirige ensuite vers l’Université d’Ottawa et y passe quarante-cinq ans, d’abord comme étudiant aux études supérieures, puis comme professeur et gestionnaire.
À ses yeux et avec un brin de nostalgie,
le cours classique était un univers de lectures, de réflexions et d’émulation d’une grande intensité, C’était une formation générale pour une « tête bien faite ».
L’auteur et moi avons fréquenté la Faculté des arts de l’Université d’Ottawa à la même époque, lorsque le père Joseph-Marie Quirion était doyen, lorsque le père Roger Guindon était recteur. L’institution se voulait alors « francophone sans ambiguïté aucune ». On n’y enseignait cependant pas encore la littérature québécoise, encore moins la littérature ontaroise.
Produit et cadre de l’Université d’Ottawa, Major en fait l’éloge, bien entendu. Il ouvre une longue parenthèse au sujet de l’Université de l’Ontario français (UOF), qui ne lui « semble aucunement répondre aux besoins de la collectivité et dont les chances de succès sont pour le moins douteuses ».
Il estime que l’UOF demeure « une université bancale, créée de toutes pièces, sans orientation précise et dans le scepticisme le plus total des observateurs, sauf pour un petit groupe d’idéologues ».
Il va même jusqu’à parler d’un « château en Espagne » qui attire présentement qu’un petit nombre d’étudiants étrangers et quasi aucun élève franco-ontarien. « Ce château inhabité risque de devenir coquille vide ou ruine, à courte échéance ».
La conclusion de ce court essai de 130 pages souligne comment on assiste désormais à un retour de la désignation de « Canada français ». Autrefois honni comme étendard ethnique, le concept de Canada français est toujours là. « Il faudrait peut-être prendre acte de son potentiel si on veut sortir de la déprime nationaliste actuelle et du découragement occasionné par chaque nouveau recensement de Statistique Canada. »
Je signale, en terminant, que cet essai
est truffé de nombreuses références à
des écrivains de diverses époques. Cela va de Montaigne à Lionel Groulx, en passant par Laurence Sterne (18e siècle), François-Xavier Prieur et Tocqueville (19e siècle), Jean Genet, Gérald Godin, Antoine Gérin-Lajoie, Gérard Bessette, Paul Chamberland, Cornelius Jaenen et Roger Bernard, entre autres.
13 octobre 2024
Sans blague ! Une anthologie de l’humour des femmes, collectif sous la direction de Jeanne Mathieu-Lessard, Lucie Joubert et Mélissa Thériault, Montréal, Éditions Somme toute, coll. L’humour, 2024, 486 pages,
39,95 $.

Survol de l’humour
au féminin

Pour rendre compte de l’évolution de la société en général et de
la situation des femmes en particulier, un collectif a récemment publié Sans blague ! Une anthologie de l’humour des femmes. Il s’agit d’une façon efficace de lire l’audace et l’impertinence.
Il a semblé essentiel à ce collectif de mettre l’humour des femmes en évidence, depuis le tournant du XXe siècle jusqu’à nos jours. L’anthologie regroupe plus de 90 écrivaines et humoristes dans un grand éventail de genres allant des articles de journaux
aux sketchs de variété en passant par
la chronique, le roman, la nouvelle, le récit, l’essai, la poésie, le théâtre, la bande dessinée, la chanson, le monologue, l’émission de radio et le stand-up.
On procède de façon chronologique par tranche de décennies, sauf pour le premier bloc qui va de 1890 à 1950 avec des noms comme Mary Travers Bolduc et Rose-Alma Ouellette (La Poune). Chaque entrée débute par une présentation de l’humoriste et décrit la place qu’occupe l’extrait choisi dans son œuvre et dans le contexte de l’humour « au Québec tout comme dans
la francophonie canadienne ».
Pour la décennie 1960-1970, Clémence Desrochers occupe une place de choix. Sans avoir endosser publiquement la cause LGBT+, elle a toujours aimé faire tanguer son public entre le rire et les larmes.
« La longévité de sa relation avec sa complice et gérante l’a néanmoins imposée comme figure de référence du mouvement lesbien, notamment grâce à sa chanson Deux vieilles. »
Antonine Maillet, avec La Sagouine, est
la première à figurer dans le bloc 1970-1980. L’extrait choisi est Le recensement, monologue qui commence par : « Eh ben oui, ils avont passé par chus nous pour
le recensement. Et pis ils nous avont toute recensés, pas de soin : ils avont recensé Gapi, pis ils avont encensé la Sainte,
pis ils m’avont ensemencée, moi itou. »
Avec Angèle Arsenault (Île-du-Prince-Édouard), également dans ce bloc, on peut rire en turlutant la chanson
Moi je mange, emblématique des mélodies enjouées. C’est suivi d’Évangeline Acadian Queen, qui « critique de façon ludique
la commercialisation effrénée de
la légende » : Évangeline Fried Clams, Évangéline Sexy Ladies Wear, Évangéline Savings Mortgage and Loans, etc.
La décennie 1970 a été témoin des plus grandes manifestations pour l’émancipation des femmes. Paradoxalement, souligne
le collectif, elle n’a pas produit autant d’ouvrages humoristiques, ironiques ou satiriques que l’atmosphère de contestation aurait permis de l’espérer. « Le militantisme n’offre pas toujours la distance nécessaire
à l’éclosion de l’humour. »
De 1980 à 2000, on est mitraillé de grands noms comme Yolande Villemaire, Janette Bertrand, Monique Proulx, Lise Dion et Suzanne Jacob. Dans la décennie 2000-2010, on trouve la Franco-Ontarienne Tina Charlebois qui dit, au sujet du mot ontarois, synonyme de franco-ontarien, que
« c’est mieux d’être un roi qu’un rien ».
Le livre s’adresse à tout le monde.
Il rejoindra un public élargi, qui veut savourer des extraits humoristiques, et
les chercheuses et chercheurs plus spécialisées qui y trouveront aussi des références. L’humour à l’œuvre, dans cette anthologie, témoigne d’une délinquance qui rompt avec les stéréotypes traditionnels de la « féminité »
6 octobre 2024
Collectif, L’ultime encyclopédie – Tout voir et tout connaître sur le monde, traduction de l’anglais par Sophie Lecoq et Florence Maruéjol, Montréal, Éditions Hurtubise, 2024, 336 pages, 97,95 $.

Ouvrage de référence
par excellence

Découvrir tout ce qu’il y a à voir
et à connaître n’est pas une mince affaire. Un collectif d’une douzaine de spécialistes relève le défi en publiant L’ultime encyclopédie,
une bible familiale absolument spectaculaire.
L’encyclopédie offre une foule de données sur L’espace, La Terre, Le vivant, Le corps humain, La science, L’histoire et La culture. Une section peut avoir entre une douzaine de rubriques (L’espace) et une trentaine (L’histoire). Voici quelques exemples
de renseignements fournis par L’ultime encyclopédie.
L’espace : une galaxie est un gigantesque ensemble d’étoiles, de planètes, de pous-sières et de gaz maintenus par la force de la gravité; l’Univers observable compte au moins 200 milliards de galaxies, mais il y en aurait dix fois plus.
La Terre : la plupart des grottes souterraines apparaissent dans les roches calcaires où l’eau de la pluie a lentement dissout
la pierre durant des millions d’années.
La plus longue grotte au monde est celle
de Son Doong, au Vietnam, et mesure
9,4 km. La grotte de Bracken, aux États-Unis, abrite plus de 20 millions de chauves-souris.
Le vivant : les manchots sont des oiseaux semi-aquatiques incapables de voler.
Le manchot empereur est le plus grand (1,36 m), mais il y a 40 millions d’années vivait un méga manchot de 2 m de haut.
Le corps humain : chaque jour, il y a plus de 350 000 naissances dans le monde. Dans 1 grossesse sur 250, l’ovule se divise sitôt après la fécondation (et non dix heures après), donnant deux cellules génétique-ment identiques, donc des jumeaux se ressemblant trait pour trait.
La science : qu’elle soit cinétique, électrique, lumineuse, sonore, thermique, chimique, nucléaire ou potentielle, l’énergie demeure constante et finie. Elle se conserve, elle n’est ni créée ni détruite; elle ne fait que passer d’une forme à une autre.
L’histoire : les Européens rivalisent pour s’emparer du plus grand nombre de colonies possibles. En 1884-1885,
à la conférence de Berlin organisée par
le chancelier Bismarck, ils s’entendent pour procéder au partage du continent africain, sans inviter les souverains locaux et sans tenir compte des frontières existant entre les royaumes.
La culture : un des premiers livres connus est l’Enseignement de Ptahhotep, écrit par un scribe entre 4200 et 4000 av. J.-C.
Avec 500 millions d’exemplaires, c’est Don Quichotte de Cervantès qui est le roman
le plus vendu au monde.
Des animaux les plus étonnants aux
grands héros du passé, en passant par
les inventions révolutionnaires et bien davantage, cet ouvrage réunit en un seul volume les sujets les plus captivants et apporte des réponses aux questions qui fascinent les jeunes. Sa vente à presque cent dollars est bien justifiée.
Avec des images à couper le souffle et
des informations complètes et pertinentes, L’ultime encyclopédie est l’ouvrage de référence par excellence pour les petits
et les grands.
26 septembre 2024
Pauline Vincent, La Femme de Montréal, suspense historique, Montréal, Édition Alire, 2024, 310 pages, 27,95 $.

Patriotisme nourri
de fanatisme

Difficile cohabitation entre francophones et anglophones, place des femmes dans des métiers traditionnellement masculins, patriotisme exacerbé menant au racisme et à la xénophobie, autant de thèmes abordés par Pauline Vincent dans La Femme de Montréal. Son suspense historique s’inspire d’une période phare de l’histoire
du Québec des années 1930.
Montréal, 1934: Kill the frogs! Kill the pea soup! Ces cris d’injures envers les Canadiens français (qualifiés de grenouilles et de soupe aux pois) demeurent monnaie courante. Ils sont source d’une « certaine paranoïa mêlée à une haine grandissante de l’Anglais ».
C’est dans ce contexte que l’Ordre de
la Patrie, société secrète et misogyne, recrute des Canadiens français et catholiques dignes d’être appelés « frères ». On pense évidemment à l’Ordre de Jacques-Cartier, alias La Patente, dont le rituel initiatique et la structure de commanderie sont repris ici.
La femme dont il est question dans le titre du roman est Claude Dufresne qui se travestit en homme sous le nom de Claude Dumesne. Son alter ego masculin porte « perruque et moustache à la Clark Gable, lunettes cerclées d’or, un feutre à la Gary Cooper, un costume de serge légèrement glacé par l’usure, un nœud papillon et
des souliers noirs en cuir verni ».
Berné par le déguisement, le quotidien
La Laurentie l’engage. Claude n’est au journal que depuis peu quand un collègue l’approche et l’invite sans détour à participer à la réunion de l’Ordre de
la Patrie. Dufresne-Dumesne découvre
« un monde mystérieux et étrange,
aux tentacules innombrables et inconnus ». L’identité du grand commandeur demeure un secret bien gardé.
Curieusement, on perd de vue Claude pendant plusieurs chapitres. La romancière décrit plutôt diverses intrigues, dont une affaire de mœurs impliquant un haut gradé de l’Ordre, qui a une soif inépuisable d’« exploits sexuels avec des mineures ». Lorsqu’un frère menace de rendre public
ce scandale, il est vite muselé car ce frère est « une tapette qui s’envoie en l’air avec de jeunes prêtres et des dignitaires ».
Revenons à Claude et à l’image d’une femme forte, excitée par des situations où elle taquine le danger. Son but est de découvrir l’identité du grand commandeur de l’Ordre, peu importe « la route chaotique tracée par son désir effréné de vérité ».
Rien n’est à l’épreuve de Claude pour qui une menace devient un stimulant. L’enquête menée pour le compte de La Laurentie donne des résultats insoupçonnés : pouvoir et imposture sur une toile de fond de liaisons sexuelles interdites.
Les moyens douteux employés par l’Ordre pour réaliser un soi-disant grand projet de société estomaquent Claude : « l’obsession du secret, l’infiltration, l’intimidation,
le boycottage, l’antisémitisme, la méfiance,
le chantage, la délation, la misogynie, etc. »
Avec La Femme de Montréal, Pauline Vincent nous fait patauger dans un monde où mystification, trahison et fanatisme sont permis au nom du patriotisme. Le complot mis à jour par Claude donne froid dans
le dos. En se rappelant le contexte de
la montée du fascisme européen d’entre-guerres, on ne peut faire autrement que
de se demander : et si c’était arrivé ici ?
16 septembre 2024
Collectif, Sur les chemins de Compostelle, nouvelle édition, Montréal, Guide Ulysse, 2024, 272 pages, 14 cartes, 29,95 $.

Les multiples facettes
de Compostelle

Le chemin de Compostelle a inspiré une pléthore de guides pratiques, mais la maison d’édition Ulysse
est probablement la seule à proposer un vade mecum pour s’aventurer non pas sur un mais
Sur les chemins de Compostelle.
Il y a beaucoup plus de caminos que vous pensez.
Depuis plus de 1 000 ans, des pèlerins venus de partout se sont dirigés vers Santiago (Espagne) pour se recueillir sur
le tombeau de l’apôtre saint Jacques.
Les statistiques au sujet de ce phénomène demeurent cependant assez récentes.
Au début des années 1970, le bureau des pèlerins délivrait à peine une cinquantaine de certificats (un Compostela) authentifiant la validité d’un pèlerinage. En 1989, ce chiffre grimpe à 5 760. Après la pandémie covidienne, 446 000 personnes en faisaient la demande en 2023.
La très grande majorité de pèlerins ne
se soucie guère d’un Compostela.
« Les statistiques du nombre de voyageurs ne cessent d’augmenter, passant de 435 millions en 1990 à l,4 milliards en 2019, selon l’Organisation mondiale du tourisme. »
Le guide Ulysse propose plus d’une douzaine de caminos, chemins ou voies, et présente une carte indiquant le nombre de kilomètres à parcourir. Voici la distance pour les trajets les plus connus : 786 en partant de Saint-Jean-Pied-de-Port (France), 846 depuis Bayonne (France), 990 depuis Séville (Espagne), 618 depuis Lisbonne (Portugal), 319 depuis Oviedo (Espagne).
Pas besoin de se rendre à Saint-Jacques de Compostelle pour figurer parmi les pèlerins. Sept trajets s’étirent en France seulement. La Voie de Puy-en-Velay affiche 756 km pour atteindre Saint-Jean-Pied-de-Port.
La Voie de Vézelay en requiert 920. Si vous partez de Paris, il faut compter 944 km.
La Voie de Piémont pyrénéen indique 750 en partant de Montpellier.
Les chemins de Compostelle incluent sept sites classés au patrimoine mondial de l’Unesco en Espagne, en France et au Portugal. Cela inclut le plus souvent
des cathédrales, basiliques, abbayes et monastères.
De tous les chemins mis en valeur, celui
qui se démarque le plus est sans doute EuroVelo qui relie deux grands centres de pèlerinage : Trondheim (Norvège) et Saint-Jacques-de-Compostelle. Comme son nom l’indique, ce trajet de 5 400 km s’effectue en vélo. Il passe par la Suède, le Danemark, l’Allemagne, la Belgique, la France et l’Espagne.
Le Chemin de Galice est le plus court trajet (205 km). Il s’agit d’un parcours aller-retour depuis Saint-Jacques-de-Compostelle jusqu’à l’océan Atlantique (Cap Finisterre
et Muxia).
Comme tout bon guide, Sur les chemins
de Compostelle
aborde des sujets tel que
la préparation psychologique et physique avant le départ, ainsi que la vie de pèlerin au quotidien : conseils sur l’alimentation
au long du chemin, sur les soins des pieds, sur les possibilités d’hébergement, etc.
Le guide propose une conclusion, mais avoue que l’utilisation de ce mot peut paraître contradictoire puisque l’expérience Compostelle invite plus que jamais à un recommencement : le chemin arpenté se construit bien souvent en marchant.
« Sans minimiser les distances parcourues sur ces chemins millénaires et les efforts consentis, qui, avec raison, procurent fierté et confiance, plusieurs témoignages proclament que l’essentiel du périple se trouve dans l’invitation quotidienne à occuper l’instant présent avec simplicité, vigilance et bienveillance. » 
5 septembre 2024
Éric Mathieu, La joie des fous, roman, Éditions Tête première, coll. Tête ailleurs, 2024, 264 pages, 29,95 $.

Vivre dans un monde
dont on ne veut plus

L’environnement physique et psychique de l’individu est
la préoccupation première d’Éric Mathieu dans La joie des fous, roman qui met en scène une femme, Clara Cardinal, luttant contre
« la tentation de l’aveulissement,
[…] l’envie de disparaître ».
Dès la première page, le narrateur indique que c’est grâce à divers témoignages,
au journal de sa mère et à celui de son père qu’il a pu reconstituer « les faits qui forment ce récit ». La page couverture indique pourtant qu’il s’agit d’un roman, donc d’une fiction. Le narrateur est Nicolas, fils de Clara.
Si j’ai bien compris, l’histoire se déroule au 22e siècle dans l’Anastasie, nation autrefois souveraine et maintenant divisée entre une Confédération et une République populaire qui sont en guerre. À mon humble avis,
ce contexte géographique n’ajoute rien au récit, cela sème plutôt la confusion.
On apprend que Clara a grandi « dans
une maison méphistophélique où dominaient l’angoisse, les remords et
la volonté d’autodestruction ». Terrain fertile pour une aliénation certaine. Terroir riche en possibilités pour l’imagination débridée d’Éric Mathieu.
Le romancier explore toutes les avenues possibles pour décrire la peur de la folie chez Clara. Dans les moments lucides de cette dernière, on voit une femme qui « analyse les raisons de son incessante agitation et de sa profonde mélancolie ».
Arno est le père des deux enfants de Clara (Nicolas et Rosalie). Ils ne vivent plus ensemble. Clara l’espionne depuis un hôtel minable qui donne sur la chambre où Arno reçoit sa soi-disant maîtresse. Je dis soi-disant, car Arno semble satisfaire ses véritables désirs sexuels avec des hommes.
Éric Mathieu est professeur au Département de lettres française de l’Université d’Ottawa. Ce milieu l’t-il préparé à peindre une Clara plus préoccupée par l’écriture poétique que par les exigences de scientifiques de son travail universitaire…?
Pendant plus de 250 pages, on voit Clara toucher le fond de sa solitude. Sa vie ne lui procure que chagrin, anxiété et panique. D’un chapitre à l’autre, on est témoin de son mal épouvantable qui s’appelle l’angoisse, celle qui fait les fous et les damnées. Mathieu décrit ce mal-être comme ce qui lèse une vie, ce qui « pince la corde ombilicale de la vie ».
L’éditeur note que La joie des fous s’inspire d’un fait divers récent. J’aurais aimé qu’il donne plus de précisions. Les thématiques abordées font de l’aliénation à la dystopie, en passant par la cellule familiale,
la maternité et le totalitarisme.
C’est en 2016, aux Éditions La Mèche, qu’Éric Mathieu a publié son premier roman, Les suicidés d’Eau Claire, salué par la critique et lauréat du Prix littéraire émergence de l’Association des auteur·e·s de l’Ontario français. Son roman jeunesse Capitaine Boudu et les enfants de la Cédille (L’Interligne 2020) a reçu le Prix Trillium du livre d’enfant. Il publie dans diverses revues, dont Glitterwolf, Le Sabord et Lettres Québécoises. Avec son partenaire Florian Grandena, Éric Mathieu a codirigé
le collectif Échecs et vomissements (Somme toute, 2023).
31 août 2024
Collectif, 101 perles méconnues d’Europe, Montréal, Guide Ulysse, coll. Le meilleur selon Ulysse, 2024, 208 pages, 39,95 $.

L’Europe hors
des sentiers battus

Oubliez Paris, Rome, Londres, Bruxelles, Athènes, Oslo et autres grandes destinations du vieux continent. Les Guides de voyage Ulysse proposent 101 perles méconnues d’Europe, hors des sentiers battus. Une invitation
à explorer des coins moins fréquentés et plus authentiques.
Voici comment sont regroupées ces 101 perles méconnues réparties dans une trentaine de pays : 13 trésors médiévaux,
13 joyaux insolites et lieux étonnants,
18 édens discrets et bijoux naturels, 27 écrins où il fait bon vivre, 30 lieux d’art et d’histoire.
Pour chacun d’eux, un court texte présente les principaux attraits. Puis on signale LA photo souvenir, la meilleure période pour visiter l’endroit et un lieu « à ne pas manquer ». Il y aussi la rubrique Bon à savoir.
Ulysse a fait appel à une douzaine de rédacteurs et rédactrices, dont Aurélie Resch, collaboratrice de L’Express. Elle présente Tours, Lille, Aras et Tourcoing (France), ainsi que Alicante (Espagne).
Au sujet de Tours, qui « équivaut un voyage de 2 000 ans dans le passé », Aurélie signale la cathédrale gothique Saint-Gatien et nous invite à « admirer
son architecture, puis ses voûtes magistrales, son orgue du XVIe s. et
ses superbes vitraux ».
Parmi les 13 trésors médiévaux, je me suis arrêté à Fribourg, ville suisse souvent ignorée à tort par les touristes. Capitale du canton éponyme, Fribourg affiche
une structure médiévale quasi inchangée depuis le XIVe siècle.
« Elle en conserve un ensemble unique
en Europe, soit près de 200 bâtiments,
dont un système sophistiqué de remparts ponctués de six tours, cinq portes et
une enceinte, édifiées entre le XIIe et
le XVe s ».
Des 13 joyaux insolites et lieux étonnants, j’au retenu Braga. Un dicton populaire dit que Coimbra chante, Lisbonne s’amuse,
Porto travaille et Braga prie.
Son attachement à l’Église catholique et
un certain conservatisme distinguent cette ville portugaise, surnommée la « cité
des archevêques ».
Sa cathédrale du XIIe siècle est la première du territoire à avoir adopté le style roman de Cluny. « Son cloître abrite un trésor qui conserve des pièces d’orfèvrerie et une collection d’habits sacerdotaux du XVIe
au XVIIIe s. »
Pour les 18 édens discrets et bijoux naturels, j’ai sélectionné Muonio, au cœur de la Laponie finlandaise. Son attrait principal est le Parc national de Pallas-Yllästunturi. Adossé à une chaîne de moyennes montagnes, son territoire comprend quelque 200 lacs.
C’est l’endroit idéal pour « voir des aurores boréales en saison (août à mars) et de découvrir la culture samie (Autochtones lapons), imprégnée de la vie d’éleveurs de rennes qu’on rencontre facilement. »
Pas facile de choisir parmi 27 écrins où
il fait bon vivre. Allons-y pour Trebinje,
la sereine oubliée de Bosnie-Herzégovine. Les ruelles en pierre grises peuvent paraître ternes au premier regard, mais « vous succomberez aux parfums des rosiers qui s’agrippent aux portes en fer forgé et au coloris des grenadiers et des pruniers qui produisent des fruits succulents ».
Sous la rubrique Bon à savoir, on note que Trebinje à échapper à l’anglicisation de
ses établissements touristiques (menus unilingues). « Les résidents y sont toutefois très sympathiques, et vous vivrez ici une expérience agréable même sans langage commun. »
Enfin, parmi les 30 lieux d’art et d’histoire, j’ai choisi la ville italienne Noto, surnommée « le jardin de pierre ». Après le grand séisme de 1693 qui ravagea toute la Sicile, la ville fut reconstruite dans le style baroque, avec une pierre calcaire locale d’un blond rosé.
Le Corso Vittorio Emanuele s’étend sur
1 000 mètres, avec « une succession de palais, d’églises et une cathédrale, tous
de style baroque ». La photo souvenir, ici, est la fontaine d’Hercule en marbre blanc qui tranche sur la pierre rose de la façade de l’église Saint-Dominique en arrière-plan.
Album magnifique orné de photographies spectaculaires, 101 perles méconnues d’Europe permet d’explorer une autre Europe et de vivre des expériences tout aussi enrichissantes, à l’écart des foules.
18 août 2024
Hervé Gagnon, Adolphus, roman, Montréal, Éditions Glénat, coll. Hugo Poche, 2024,
400 pages, 14,95 $.

Duel entre policier
et journaliste

Maître aguerri du suspense,
Hervé Gagnon mêle fait historique
et fiction policière pour décrire
une étrange épidémie de meurtres qui s’abat sur Montréal en 1893.
Son intrigue s’intitule Adolphus,
du nom d’un célèbre meurtrier.
L’auteur a publié une vingtaine de romans regroupés en séries de deux à quatre tomes. J’ai déjà recensé Maria de la série « Les enquêtes de Joseph Laflamme ». Adolphus est le sixième tome de cette série.
À l’exception du prologue, qui relate
une vraie pendaison en 1833, l’action du roman se déroule à Montréal en 1893.
La pendaison en question est celle d’Adolphus Dewey, condamné pour avoir assassiné sa jeune épouse avec une rage
et une cruauté indescriptibles.
Le 1er octobre 1893, accompagnés de leur fiancée, Joseph Laflamme, journaliste à
La Patrie, et George McCreary, vétéran britannique de Scotland Yard, visitent
le parc Sohmer, où un cirque itinérant
s’est installé avec son musée de curiosités.
On peut y voir la hache utilisée par Adolphus Dewey en 1833.
Le soir même, un couple est trouvé mort près du chapiteau. L’assassin s’est visiblement inspiré du meurtre sordide survenu soixante ans plus tôt. Et il s’avère que la hache a disparu du musée de curiosités.
C’est bien connu, le crime vend des copies. Joseph Laflamme voit le corps du couple assassiné et regroupe suffisamment d’informations pour écrire, sur sa Remington no 2, « un solide article avec
un beau gros titre juteux ».
Son plus sérieux compétiteur est
La Minerve et le romancier décrit
comment les deux journaux se livrent
une concurrence féroce. Le plus souvent, c’est La Patrie qui dame le pion à
La Minerve, bien entendu.
Joseph Laflamme dame aussi le pion
à l’inspecteur Edgar Lafontaine du Département de la police. L’inspecteur
le déteste et n’hésite pas à le harceler, voire à mener une perquisition au domicile du journaliste.
Il ne faut pas s’étonner que d’autres crimes similaires surviennent dans moins d’une semaine. En parlant de la hache de Dewey, Hervé Gagnon écrit : « Y paraît qu’elle est maudite. Qu’elle apporte le malheur à celui qui la touche. » Y aurait-il un serial killer…?
Le romancier souligne que « nous avons tous un placard où nous gardons nos petits secrets plus ou moins scabreux verrouillés à double tour ». Joseph Laflamme se dit que l’inspecteur de police cache certainement un petit secret. Un gros, en fait!
Lorsqu’il espionne Edgar Lafontaine,
le journaliste découvre que le représentant des forces de l’ordre fréquente un jeune homme. Il voit les deux échanger « un long et profond baiser ». Voilà qui peut servir à un chantage, à une revanche.
Joseph Laflamme prend bonne note de ce revirement et le partage avec sa fiancée outrée : « Et il vit avec son mignon, ici même dans la très catholique Montréal, sous le nez et à la barbe des curés », ricane-t-il.
Les commentaires du vétéran de Scotland Yard, parfois en anglais avec traduction en bas de page, ajoutent du sarcasme au récit. Selon le dandy ironique, « il suffit de recruter une brute à gros bras, de lui mettre un uniforme, et on obtient un agent de police qui se considère au-dessus de
la loi. »
12 août 2024
Michel Lauzière, Le Dictionnaire inutile mais pratique, tome 2, guide de poche et sacoche, Montréal, Éditions au carré, 2011, 196 pages, 14,95 $.

Un Dico
savoureusement hilarant

On met parfois la main sur un livre saugrenu. Cela m’est arrivé en feuilletant le tome 2 du Dictionnaire inutile mais pratique, de Michel Lauzière. Ce guide de poche et sacoche, qui mesure 4 pouces x
4 pouces (10 cm x 10 cm), est
un vrai bijou.
Le Dictionnaire inutile mais pratique renferme quelque 500 définitions, maximes, pensées et réflexions. Elles sont toujours savoureuses, souvent hilarantes, parfois pleines d’esprit et d’une foudroyante simplicité.
Il n’y a pas que les mots qui ont droit à
des définitions exquises. Chaque lettre majuscule fait l’objet d’une trouvaille. Ainsi, la lettre F est « détestée par les pompiers puisqu’elle arrive toujours avant eux quant il est question de feux ».
La lettre L symbolise la supériorité féminine puisque « la femelle en a deux fois plus que le mâle ». M est un V avec des béquilles. Q est « un O qui a oublié de refermer sa braguette », alors que U se tient en plein milieu de la rue. Et X « est
la seule lettre qui a le droit de vote ».
Il y a quelques noms propres dans ce dictionnaire inutile, en commençant par Benoît XVI, pape qui semble avoir voulu justifier le « seize » de son nom en prônant des valeurs du seizième siècle.
Quant à Jésus, voici une définition bien concoctée : « Prophète qui, s’il pouvait voir tout ce qui a été fait en son nom, serait sûrement en Christ. Parlant de Jésus, l’auteur Michel Lauzière sait se faire conteur ; sa définition de Bible est courte mais créative : « Il était une foi… »
L’auteur, qui illustre lui-même son guide de poche et sacoche, a une imagination débordante très colorée. Ainsi, pour Rire jaune, il écrit : « Quand les Américains,
qui n’ont plus une cenne noire, doivent aller montrer patte blanche à la Chine rouge pour emprunter des billets verts. »
Parfois, la notice est une expression comme Tsé veux dire : « mots les plus facilement trouvés par ceux qui cherchent leurs mots ». Ou encore Tourisme sexuel : « déplacement déplacé ».
Un mot peut parfois s’enorgueillir de deux définitions. C’est le cas de Urne : 1) Cruche. 2) Boîte dans laquelle on met les bulletins de vote (parfois pour élire une cruche). »
J’ai trouvé une définition qui vaut son pesant d’or; elle décrit l’Urine : « liquide qui fait l’envie de tous ». Quant au mot Zigzag, j’ai bien souri en lisant « ligne droite en état d’ébriété ».
Ce tome 2 du Dictionnaire inutile mais pratique a paru plus de dix ans passés. Mieux vaut en parler tard que jamais lorsqu’il s’agit d’une perle exquise.
8 août 2024
Nathalie Simonsson, Le Livre le plus important du monde : corps, sentiments, sexualité, essaitraduit du suédois par Élise Devielhe et illustré par Yosh et Yokaj
Studio, Éditions Goater (Rennes) et Ligue
de l’enseignement de Normandie (Caen), 2023, 204 pages, 29,95 $.

Avis aux pré-ados
qui veulent SEXprimer

Famille, sentiments, amitié, corps, sexualité, amour… autant de domaines qui suscitent des questions chez les pré-ados. L’éducatrice Nathalie Simonsson fournit des réponses directes et nuancées dans Le Livre le plus important du monde. 
Le premier chapitre s’intéresse au corps,
à la voix qui mue, aux boutons d’acné, aux poils pubiens, au développement des seins, au pénis et à la vulve. Divers surnoms pour ces derniers sont mentionnés : zizi, zézette, bite, chatte, queue, bouton de rose, minette, asperge, verge, pussy.
Pour donner une idée des multiples avenues explorées, voici quelques titres de sous-sections : Neuf choses qui arrivent pendant la puberté, Comment on fait les enfants, Quand la solitude est dure à vivre, L’amour n’est pas toujours rose, Savoir se protéger, C’est quoi la porno?
« Beaucoup de gens pensent que le sexe est une partie du corps plus secrète que
les autres et que c’est gênant d’un parler. » Nathalie Simonsson prend le parti de tout décrire avec force détails : gland, prépuce, testicules, bourses, lèvres, clitoris, règles.
Au sujet du sperme, elle note que
les spermatozoïdes sont fabriqués en permanence, 24 heures sur 24, 1800 par seconde, 160 millions par jour. Si non utilisés, ils meurent au bout de 5 jours.
Les films, les magazines et les publicités lancent des messages sur ce qu’une fille
est censée être ou sur ce qu’est censé être un garçon. L’auteure remet les pendules à l’heure et signale qu’il n’y a pas une seule manière d’être « une vraie meuf ou
un vrai mec ».
Nathalie Simonsson utilise les mots connus des jeunes : straight, pédé, gouine. Elle explique la signification des nouveaux mots : personnes queers, trans, intersexes, asexuelles.
« Pourquoi devrait-on se sentir mal
d’être qui on est ou d’aimer qui on aime ? Personne ne devrait vivre ce sentiment.
La société devrait donner la même valeur
à tous les amours. »
Qu’est-ce qui est bon, jouissif, amusant ou excitant ? La masturbation (entre autres, bien entendu). L’auteure indique qu’il n’y a aucun risque de dérégler son corps ni son sexe parce qu’on se masturbe.
« La seule chose qui peut t’arriver, c’est
de te sentir bien : quand on se donne
du plaisir sexuel, le corps fabrique
des endorphines qui sont les hormones
du bien-être et de la joie. »
C’est de manière bienveillante, consciente
et ouverte que ce livre aborde une vaste palette de thèmes reliés au corps et à
la sexualité. Il met l’accent sur l’importance de se sentir bien.
Les éditeurs disent que ce Livre le plus important du monde s’adresse aux 9 ans
et plus (j’aurais personnellement relevé
la barre en raison du sujet et de
la terminologie complexes).
Nathalie Simonsson croit, avec raison, que son livre renferme beaucoup de choses importantes. Ses derniers mots soulignent celle qui lui semble la plus importante : « prends soin de toi, écoute toujours ce
que tu ressens ».
18 juillet 2024
Billy-Ray Belcourt, Histoire de mon corps bref, essai traduit de l’anglais par Arianne Des Rochers et Olivia Tapiero, Montréal, Éditions Triptyque, coll. Queer, 2023, 182 pages, 25,95 $.

Billy-Ray Belcourt :
entre essai et mémoires

L’expérience d’être queer et autochtone n’est pas souvent racontée. Billy-Ray Belcourt décortique cette dynamique dans un essai assez dense et éclairant intitulé Histoire de mon corps bref.
Dès la première page, une note indique que s’il lui fallait classer ses préoccupations esthétiques en ordre d’importance, l’ambigüité viendrait avant la véracité.
C’est le cas avec l’acronyme NDN qui est constamment utilisé sans jamais dire ce
que ça représente (j’ai trouvé Not Dead Native en ligne).
Lorsque le jeune Billy-Ray annonce à sa famille qu’il est queer, il se sent « délivré de la responsabilité de la continuation
d’un nom, d’une histoire ». Cet aveu est à
la fois une lettre d’amour et un cri de ralliement qui lui permet de distiller des vérités parfois belles, souvent dévastatrices, mais toujours en vue d’un avenir plus radieux.
Belcourt n’a jamais senti la honte d’être
avec un homme. Il n’a pas l’intention d’écrire là-dessus. C’est « une ode à
la fugitivité gay » qu’il nous propose. Pour y arriver, il cite des auteurs, universitaires et philosophes au moins 80 fois, non pas pour faire preuve d’érudition ou se mettre en valeur, mais pour souligner l’empathie qu’on peut avoir avec le corpus d’autrui.
Je n’ai jamais fait appel à Grindr pour rencontrer un homme. Belcourt donne
une définition aussi intrigante qu’intéressante de ce site :
« Dans le contexte du commerce sexuel
des hommes blancs, musclés, neurotypiques, et au comportement straight, Grindr se transforme en une sorte de géographie
de l’anxiété. »
Il y a un chapitre intitulé « Un alphabet du désir », qui présente 80 définitions de mots comme Asymétrie, Gay NDN, Lit vide, Solitude, Tapette de réserve et Vengeance. La plus courte définition se rapporte à Espoir : « L’État colonial le monde. »
Belcourt est professeur de création littéraire à l’Université de la Colombie-Britannique.
Il a été finaliste au Prix du Gouverneur Général (catégorie poésie) en 2018 pour This Wound is a World. Son essai a souvent des touches poétiques, comme en fait foi
la citation suivante :
« Je m’allonge à côté de toi, les draps bruissent sous nos corps, comme si on avait fait de notre désir un tapis de feuilles mortes. Je voudrais vivre toute une vie humaine dans cette chambre de mains mouillées, où, plusieurs soirs de suite,
le monde débute et prend fin sans feux d’artifice ni remords. »
Histoire de mon corps bref est un essai fragmenté qui aborde aussi bien la violence coloniale contre les Premières Nations,
la difficile relation avec la police et les dynamiques de l’intimité.
Rencontres, réflexions, rêves, tout est présenté dans une variété de styles, toujours avec une rigueur académique.
Et aussi avec une étonnante introspection.
11 juillet2024
Dany Laferrière, Un certain art de vivre, autoportrait, Montréal, Éditions du Boréal, 2024, 144 pages, 22,95 $.

Dany Laferrière écrit
pour oxygéner l’esprit

À travers des notes tour à tour joyeuses, tristes ou absurdes, Dany Laferrière nous offre un autoportrait naïf comme un dessin d’enfant. Vingt courts chapitres en prose poétique décrivent Un certain art
de vivre
. Ce livre lui « aura pris plus de temps qu’aucun autre ».
Plusieurs pages renferment trois textes
qui font à peine quinze ou vingt lignes au total. Peut-être l’auteur a-t-il voulu nous laisser le temps de respirer-méditer.
Ce fut souvent pour moi une occasion de m’interroger sur le sens de l’écriture.
Chaque chapitre décrit un certain art :
celui de vivre à l’horizontale, de s’angoisser, de rebrousser chemin, de vivre dans
un monde oublié, de nager dans l’encrier, d’être nu dans une baignoire rose, etc.  
Laferrière se dit qu’Ovide réclame
un copyright sur l’amour, Homère sur
la guerre, Dante sur l’enfer, Euripide sur
la vengeance, Rabelais sur la goinfrerie.
« Il n’y a pas un seul sujet intéressant qui ne soit déjà pris. Alors, on danse ? »
Quand on souligne, en fin de compte, qu’il écrit que sur l’identité, Laferrière répond : « Je n’écris que sur moi. / N’étant pas toujours le même. »
La brièveté des strophes a souvent l’effet
de nous interpeler. En voici un exemple : « Lire n’est pas nécessaire pour le corps. / Seul l’oxygène l’est. / Mais un bon livre oxygène l’esprit. »
Parfois une strophe nous surprend par
sa clairvoyance. Cela est manifeste dans
ces trois vers : « Il est impossible de répéter une idée / car on ne le fait jamais une deuxième fois / pour la même raison. »
Je ne sais pas si j’ai trop cherché des allusions sexuelles, mais toujours est-il
que le théorème d’Archimède s’y est prêté. Laferrière estime que « Tout corps plongé dans l’eau reçoit une poussée verticale de bas en haut » paraît assez érotique pour jeter un physicien en herbe dans les affres du désir.
Charlier Parker, jazzman saxophoniste américain, ramène Laferrière à la Nouvelle-Orléans et en fait « un Nègre nostalgique ». Paraît que seul un Noir peut s’approprier
le mot en N.
J’ai toujours un livre sur ma table de chevet et une plume pour souligner ce que je partagerai avec les lecteurs de L’Express.
Au beau milieu de la nuit, je m’assois pour lire un ou deux chapitres. Laferrière m’a appris qu’« on n’est pas insomniaque si
on aime lire ».
Ce traité sur l’art de vivre prend fin avec
un aveu mûri de longue date : « Au début, je croyais que mes livres venaient de moi pour découvrir enfin que je viens de mes livres. »
Né à Port-au-Prince en 1953, Dany Laferrière a été baptisé Windsor Klébert
en hommage à son père. Dany est un pseudonyme. On lui doit plus de trente-cinq ouvrages. Il a élu à l’Académie française en 2013.
4 juillet 2024
Aymeric Mantoux, Pierre de Coubertin, l’homme qui n’inventa pas les Jeux olympiques, essai, Paris, Éditions du Faubourg, coll. Documents, 2024, 208 pages, 34,95 $.

Le mythe
« Pierre de Coubertin »

Les Jeux olympiques tenus à Paris du 26 juillet au 11 août sont
les XXXIIIe de l’ère moderne.
Le journaliste-éditeur Aymeric Mantoux profite de l’occasion pour publier un essai biographique choc intitulé Pierre de Coubertin,
l’homme qui n’inventa pas
les Jeux Olympiques
.
L’auteur reconnaît que Courbetin (1863-1937) fut à l’origine du Comité international olympique et de ses lucratifs anneaux,
mais démontre surtout, documents à l’appui, comment cet aristocrate ambitieux fut « colonial fanatique, pro-boche, misogyne, esprit étriqué, bourré de préjugés ».
Aymeric Mantoux précise d’abord que l’idée de rénover les Jeux de l’Antiquité en 1896 n’était pas de Coubertin; l’Allemagne (1793), la Suède (1834) et la Grèce (1859) avaient tenté cette renaissance. La plupart des concepts suggérés par Coubertin existaient déjà; « c’est l’exécution de son plan qui fut réussie, pas forcément son idée ».
On attribue à Coubertin la devise latine
des Jeux olympiques : Citius, altius, fortius (Plus vite, plus haut, plus fort). Rien n’est plus faux. Ces mots ont été prononcés par son mentor, le père dominicain Henri Didon. Il se les ai attribués en 1894.
Selon Coubertin, les Jeux olympiques doivent être réservés aux hommes.
« Une Olympiade femelle serait inintéressante, inesthétique, et nous ne craignons pas d’ajouter : incorrecte. »
Selon lui, « la supériorité de l’humanité
est accordée au sexe capable de tuer, non
à celui qui engendre ». Plus que misogyne, le baron est un militant antiféministe.
Deux long chapitres sont consacrés à
la complicité de Coubertin envers les nazis. Il laisse d’abord l’Allemagne organiser les Jeux d’hiver (6-16 février 1936) où le chant Horst-Wessel-Lied retentit dans l’arène, vantant la violence du nazisme et hurlant une prochaine victoire d’Hitler.
Coubertin vénère l’Allemagne qui est
le premier pays en Europe à faire de l’éducation physique un droit universel. Nonobstant la discrimination fondée sur
la race, la religion et le sexe (article 5 de
la charte olympique), il met tout son poids derrière l’attribution des Jeux d’été à Berlin (2-16 août 1936); on y entendra Horst-Wessel-Lied 440 fois. Drapeaux olympiques et nazis se confondront.
Selon l’auteur, l’aveuglement, la com-plaisance, voire la sympathie active de Coubertin, ont contribué à asseoir la toute-puissance du chancelier du IIIe Reich. Aymeric Mantoux écrit : « il y a des accolades à la Judas dont on se passerait bien ».
En matière de races, le baron de Coubertin fut loin d’être progressiste. Selon lui,
les Jeux olympiques doivent être conçus par des Blancs pour des Blancs.
Les habitants des colonies, ainsi que ceux de l’Afrique et de l’Asie n’y ont pas de place. De la même manière, ce ne sont
pas les Jeux de Coubertin qui ont inclus
les handicapés ou les invalides.
Aymeric Mantoux note, en terminant,
que « Pierre de Coubertin n’a de cesse d’assimiler les concepts des autres […], d’écrire et de réécrire sa vie pour la postérité. » Le baron a craint de se trouver plusieurs fois dans des voies de garage idéologiques, philosophiques ou éducatives.
24 juin 2024
Michel Bélair, Noir sur blanc, essai illustré par Christian Tiffet, Montréal, Éditions Somme toute, 2024, 112 pages, 27,95 $.

Le polar comme
enjeu de société

Le polar est un genre littéraire riche, diversifié et multiple qui traque l’âme même du dérèglement du monde. Avec son essai Noir sur blanc, Michel Bélair vise à faire saisir l’ampleur et l’importance du genre
dit « noir » à travers le portrait d’une vingtaine d’auteurs majeurs contemporains.
Avant d’être anglais, puis français et, ensuite, universel, le polar a d’abord été américain. C’est Edgar Allan Poe qui a donné naissance au genre en 1841 lorsqu’il a publié
The Murders in the Rue Morgue. Puisque
le mot « polar » n’existe pas encore, on décrit cette nouvelle comme une histoire
de crimes.
Quelques décennies plus tard, de grands noms se font connaître : Arthur Conan Doyle avec Sherlock Holmes, Agatha Christie avec Hercule Poirot, Maurice Leblanc avec Arsène Lupin, Georges Simenon avec Jules Maigret. On ne tarde pas à parler de « roman noir ». Les Éditions Gallimard y consacrent même une collection dès la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Selon Michel Bélair, « tous les polars reposent sur un questionnement fondamental : une enquête. Tous les commissaires, enquêteurs et enquêtrices creusent, posent des questions, cherchent
le coupable, oui, mais veulent surtout comprendre ce qui vient d’arriver. »
On veut répondre à la question « qui ? », bien entendu, mais aussi à « comment ? » et « pourquoi ? ».
Le Britannique Philip Kerr (1956-2018) campe un ex-brillant commissaire à
la criminelle, Bernie Gunther, qui a quitté
la police de Berlin au moment où les nazis déclenchèrent une opération d’épuration et de noyautage de ce corps policier. Chaque enquête de Kerr est « l’occasion de traquer la déshumanisation systémique et de fouiller en détail les ruines laissées par
les dérives hitlériennes dans la conscience collective ».
J’ai souvent recensé les polars de l’Américaine Donna Leon, née en 1942, où
le sang coule rarement dans les enquêtes du commissaire Guido Brunetti de
la questure de Venise. On a droit à « des polars moraux, dénonciateurs, presque métaphysiques ». Y occupent une place
de choix « la place des femmes dans
la société, les privilèges des possédants,
la corruption systématisée, la cupidité systémique et les trafics illégaux en tous genres ».
La Française Fred Vargas, née Frédérique Audoin-Rouzeau en 1957, s’amuse à tisser dans ses polars une toile dont les fils refusent de se mêler. Il faudra aller voir ailleurs pour le réalisme. « Pourtant, partout, le lecteur est séduit par sa précision chirurgicale dans la description des décors comme des êtres, par la finesse et la pertinence de ses observations, par
la moindre de ses mises en contexte historiques. » Les héros de Vargas flottent entre le rêve et la réalité, ayant leur propre langage et s’ancrant dans leur propre monde.
J’ai aussi recensé plusieurs polars du Suédois Henning Mankell (1948-2015), auteur d’une douzaine d’enquêtes de son héros Kurt Wallander, et vendues à près de 50 millions d’exemplaires. Il a également écrit quelques livres pour enfants et 25 pièces de théâtre. Les personnages de ses polars se définissent « dans les motivations tapies derrière chaque petite habitude, chaque petit geste ». Il nous les présente profondément humains, démunis, entêtés, déterminés, à la fois forts et faibles… comme nous le sommes tous.
Je vous ai aussi fait connaître le Québécois Jean-Jacques Pelletier, né en 1947, auteur de polars « mondialistes ». La dizaine de milliers de pages de son œuvre vise d’abord à « témoigner du monde et des dangers qui nous menacent ». Il explique trois choses qui reviennent dans tous ses livres :
« le morcellement de notre perception du monde, ce qui rend difficile le fait de lui donner un sens; les comportements aberrants qui nous poussent vers l’autodestruction collective; le mélange
de naïveté et d’aveuglement volontaire
qui nous fait fermer les yeux sur
nos comportements les plus délirants ».
Je termine en vous signalant le Britannique Roger Jon Ellory, né en 1965, qui passe pour un Américain car ses polars s’attaquent à des icônes de la culture des États-Unis.
Il est fasciné par toutes les formes de démesure qui s’y affichent : services secrets, police, institutions politiques, omniprésence des armes à feu, mafia, violence. « L’Amérique m’inspire. Beaucoup plus que l’Angleterre, où j’ai l’impression que tout est dit… »
30 mai 2024
Anna Stuart, La Sage-Femme de Berlin, roman traduit de l’anglais par Stéphanie Alglave, Paris City Éditions, 2024, 432 pages, 36,95 $.

Il faut plus qu’un mur
pour séparer les gens
qui s’aiment.

Une courageuse survivante d’Auschwitz tatoue les chiffres 41400 sur l’aisselle de son enfant dans l’espoir fou de la retrouver un jour. Ce fait véridique inspire Anna Stuart à écrire le roman La Sage-Femme
de Berlin
.
En décembre 1943, dans l’infâme camp de concentration, Ester caresse doucement
les cheveux de Pippa, son nouveau-né.
C’est un miracle que sa petite fille soit blonde, car grâce à ce détail l’enfant pourra rester en vie.
Quelques jours plus tard, les nazis prennent le bébé pour le donner à une famille allemande. Une fois la guerre terminée, Ester veut croire qu’elle retrouvera Pippa grâce à son numéro de déportée secrètement et malhabilement tatouée.
Les chiffres 41400 symbolise l’espoir.
À l’exception du Prologue (1943) et de l’Épilogue (1990), l’action du roman se déroule en 1961, à la frontière de l’Allemagne de l’Est et de l’Allemagne de l’Ouest, principalement à Berlin. Plusieurs chapitres nous plongent dans l’univers sportif, car Pippa évolue sous un autre nom dans la lancer du javelot et est encadrée par des entraîneurs qui sont aussi
des espions est-allemands.
Les parents biologiques de Pippa n’ont jamais cessé de la chercher. Ils ont écumé les orphelinats et les camps de réfugiés, passé des annonces dans chaque Land (État fédéré d’Allemagne), chaque église et chaque synagogue imaginable, sans jamais retrouver sa trace. Pour ne pas l’enlever à sa mère adoptive, la seule que l’enfant
a connue, Ester et son mari se disent qu’attendre le moment des dix-huit ans serait peut-être moins douloureux.
« – Tu y vas maintenant ?
– Et pourquoi pas ?
– Il est bien tard.
– Tu as raison, admit-elle. J’ai dix-sept ans de retard, et je ne vais pas patienter une minute de plus. »
Additionnez 1943 plus 18 et vous obtenez 1961. Dans la nuit du 12-13 août de cette année-là, des barbelés encerclent Berlin-Ouest, ce qui marque le début du processus d’édification du Mur, projet secret du gouvernement est-allemand ou Deutsche Demokratische Republik. Les hommes de
la DDR murent le reste du pays pour l’isoler de l’Ouest « corrompu et décadent ».
Au cours d’une nuit infâme, Berlin est donc scindée en deux. La famille adoptive et
la famille biologique de Pippa se trouvent, hélas, de part et d’autre « du mur de
la haine ». Mère et enfant semblent « vouées à être séparées comme elles l’ont toujours été, et cruellement destinées à ne jamais se rencontrer ».
Se trouver du mauvais côté signifie que
les retrouvailles demeurent désormais impossibles. Pippa « avait été sur le point de rencontrer sa mère biologique et éprouvait le désir d’hurler sa frustration devant l’inutile et vicieuse cruauté de
la situation. » Il est possible de faire une demande pour un laissez-passer, mais
la démarche s’avère vaine.
Toute cette histoire se déroule à l’époque
où Washington et Moscou parlementent. Kennedy et Khrouchtchev sont deux hommes qui s’adonnent à des jeux de pouvoir à des milliers de kilomètres de gens innocents qui subissent la présence
de leurs chars blindés. 
Je n’en dis pas plus sur le dénouement d’une intrigue complexe et compliquée, finement ciselée et racontée. Je signale tout simplement qu’Anna Stuart écrit : « le lien qui existe entre une mère et son enfant ne peut être coupé par quelques blocs de béton. »
23 mai 2024
Dana Blue, Desire, tome 3 de Kink Club, Paris, Harper Collins, 2024, 270 pages,
28,95 $.

C pour Caspian, chaton, contrat et cicatrisation

Après les aventures de Devil et Terrence, puis de Demon et Cole, voici les turpitudes de Caspian et Ryan. Dana Blue clôt sa tri-logie du Kink Club avec Desire, surnom
d’un dominant doué de ses mains et de
ses chaînes, qui s’éprend d’un soumis ingérable.
Ryan Beaumont est un rouquin qui a
une belle gueule et un cul d’enfer. Ses yeux sont « deux pierres d’émeraude pétillantes de malice et rebelles ». Il rencontre Caspian Tyson, un colosse Noir avec « des muscles découpés au couteau » et un membre vraiment impressionnant. Entre ça et
le poing, Ryan n’est plus sûr de rien. Chose certaine, c’est aussi effrayant qu’excitant.
Dans l’univers BDSM (bondage et discipline, domination et soumission, sadisme et masochisme), le soumis renonce à sa liberté et à ses droits en remettant son corps et
son âme entre les mains de son dominant protecteur. Ryan veut surtout donner à Desire « l’accès et le contrôle total de
sa sexualité et de son intimité ». Son seul objectif est de plaire à son Dom.
Autant Caspian est délicieusement cruel, autant Ryan est savoureusement arrogant. Desire est un dominant qui ne fait rien gratuitement; il est exigeant et prévient
son soumis qu’il va en baver. Quant à Ryan, il est considéré comme un brat qui fait « souvent exprès d’attiser la colère de
son Dom pour être puni, car il trouve l’excitation dans la correction de son maître » qui l’appelle chaton.
Lié par un contrat, le dominant ne doit jamais aller à l’encontre du mot de sécurité d’un soumis. Dans le cas de Ryan, ce mot est « rouge » et Caspian l’ignore une fois,
à regret. Le pardon est pénible et se réalise à un prix que Desire n’aurait jamais imaginé devoir payer : se mettre à genou, se faire traiter comme un soumis. Preuve, s’il en faut, que « c’est le soumis qui choisit
son Dom et jamais l’inverse ».
Tatouages, piercings et scarifications sont
de la petite bière en comparaison au knife play, voire au branding que le roman décrit. Le fer rouge marque les bêtes, a jadis indiqué la possession d’un esclave et va maintenant sceller la relation entre Caspian et Ryan. Ce dernier savoure la douleur parce qu’elle vient de son Dom. La cica-trisation ne sera pas juste physique,
elle sera le signe le plus tangible de
la réconciliation.
Desire renferme une brochette de scènes lubriques que plusieurs lecteurs trouveront sans doute barbares. L’intensité sexuelle
fait parfois l’objet de passages envoûtants.
En voici un exemple : « Le souffle de Desire était haché, les muscles de ses cuisses tendus, ses pupilles dilatées et son visage en proie au désir. Les fourmillements de l’orgasme se répandaient dans son bas-ventre. Ryan aimait avoir cet effet sur son Dom. Lui et lui seul pouvait lui provoquer autant de plaisir. Personne ne lui arrivait
à la cheville. »
C’est la première fois que je lis un roman où la chambre à coucher est tour à tour
un lieu de tendresse insoupçonnée, de désirs dévastateurs, de pénétrations déchirantes, de tiraillements et d’engueulades acerbes, de rapprochement
et de réconciliation durables.  
12 mai 2024
Daniel Marchildon, Pigeons de fortune, roman, Ottawa, Éditions David, coll. Pigeon voyageur, 2024, 168 pages, 17,95 $.

Une collection
qui roucoule
aux Éditions David

Une famille franco-ontarienne fait
le voyage de Chapleau à Lafontaine. Un pigeon voyageur part d’Ottawa pour la baie Georgienne. Sa sœur bat de l’aile entre Windsor et Lafontaine. Voilà comment Daniel Marchildon campe l’histoire de
ses Pigeons de fortune.
Ce roman est le premier de la collection Pigeon voyageur aux Éditions David. Destinée à un lectorat de 9 à 13 ans, cette collection est composée de romans mettant en vedette une ville ou un lieu du Canada. Elle vise à amener un jeune lectorat à explorer et à découvrir des territoires géographiques, à travers l’imaginaire.
La famille Bernier vit à Chapleau, petite ville de 2 000 habitants du nord de l’Ontario. Une mère amène son fils et sa fille pour une visite chez sa cousine excentrique à Lafontaine. Celle-ci étant colombophile, elle propose aux deux ados une course entre pigeons voyageurs, assortie d’une généreuse bourse d’études.
Pierre choisit Pé, un mâle de six ans.
Valérie opte pour Voyag, une femelle de cinq ans. Frère et sœur, comme leur parrain et marraine, ils devront faire un trajet de 350 km, l’un depuis Ottawa, l’autre depuis Windsor.
Comme la collection vise à faire découvrir des territoires, l’auteur décrit Windsor en mentionnant le parc Assomption, la rivière Détroit et le pont Ambassadeur. Pour Ottawa, il signale le pont Alexandra,
la rivière des Outaouais et le Parlement
du Canada.
Divers repères géographiques figurent
dans la course et des notes en bas de page donnent plus de précisions : autoroute 417, lac Sainte-Claire, ville de Bancroft, raffinerie de pétrole à Sarnia, Wasaga Beach, lac Huron, etc.
Dans des conditions favorables, un pigeon voyageur parcourt en moyenne 90 km à l’heure. Or, des turbulences et des tempêtes peuvent mettre des bâtons dans leurs roues, pardon, dans leurs ailes. Pierre et Valérie sont sur le qui-vive en consultant
le bulletin de météo. La tension est raide comme la porte de la volière ou l’anneau
à al patte du pigeon.
Daniel Marchildon s’amuse à faire penser
et parler les animaux car, souvent, ils sont moins bêtes que les humains. Les deux pigeons font donc plus que roucouler.
Pé s’exclame en disant rourourou, mais rouspète en lançant « bec de faucon ! » Voyag dit roucoucou et son juron est
« aile de poule ! »
Pigeons de fortune est beaucoup plus qu’une histoire de course et de lieux géographiques. Le trajet de Pé et Voyag sert de tremplin au rapprochement entre frères et sœurs, qu’ils soient ados ou adultes.
On reconnaît ici la devise de l’auteur : « Avec ou sans raison, mais toujours avec passion. »
La collection Pigeon voyageur a trois niveaux de lecture. D’abord des textes courts dotés d’une langue accessible pour les pigeons qui prennent leur envol.
Ensuite des textes pour les pigeons à l’orée de l’adolescence, qui affinent leur technique de vol. Enfin, des textes plus longs assortis d’une langue riche pour les pigeons prêts
à partir en expédition. Le roman de Marchildon s’inscrit dans ce dernier créneau.
8 mai 2024
François Gravel, L’arme du crime, roman, Montréal, La courte échelle, coll. Noire, 2024, 208 pages, 14,95 $.

Droit de mort
sans conséquences

On dit que la colère est mauvaise conseillère, mais elle peut procurer des pouvoirs extraordinaires à certaines personnes. C’est ce que
le jeune Alec, 16 ans, découvre dans L’arme du crime, de François Gravel.
Ce roman est publié dans la collection Noire de La courte échelle, qui souhaite faire frissonner les jeunes lecteurs et lectrices
en leur proposant des romans d’horreur et des intrigues policières captivantes. Ce titre s’adresse aux 13 ans et plus.
Dès la première page, François Gravel prévient son jeune lectorat de ne pas céder à la tentation d’utiliser le don qu’il va décrire, au risque d’être condamné à faire « des cauchemars de plus en plus violents ».
Un an après l’accident de vélo qui a tué son père, Alec assiste au procès de celui
qui l’a heurté avec sa voiture. L’adolescent est furieux d’apprendre que le coupable n’écope que d’une légère peine.
En criant « Qu’il crève, ce salaud. », Alec ressent une brûlure à la base de son cou.
Il a le pressentiment que cela ne relève
pas de la physique ordinaire. L’ado se sent habité par une énergie vengeresse que rien ne semble pouvoir arrêter.
Une journaliste qui a suivi le procès contacte Alec et lui explique comment
il peut agir par la force de sa pensée.
Cela s’appelle la télékinésie. « Tu as un don, Alec. Un don rare et précieux. Ce serait criminel de ne pas l’utiliser. »
La journaliste ne dit jamais « tuer ce bandit ». Elle propose plutôt de l’empêcher de nuire, de le neutraliser, d’intervenir,
de passer à l’action. Elle souligne l’impuissance de la justice et « le devoir moral que nous avons d’empêcher
les crapules de faire d’innocentes victimes ».
Au verso de la page couverture, la maison d’édition a écrit en lettres majuscules INTERDIT AUX PEUREUX. Guidé par
la journaliste, Alec va tout de go neutraliser le salaud qui a tué son père. Il n’en ressent pas la moindre culpabilité.
L’ado passe ensuite à l’action dans le cas d’un trafiqueur de drogue qui a fait des centaines de morts. Alec ne s’arrête pas là. Encouragé par la journaliste, il accepte d’empêcher un type à la tête d’un réseau de prostitution de continuer à exploiter
de très jeunes filles et garçons.
L’auteur décrit dans les détails comment son protagoniste devient un poltergeist.
On voit comment le pouvoir d’agir par
la seule force de la pensée peut être plus dangereux que le pouvoir politique ou celui de l’argent. « Il confère à qui le détient un droit de vie ou de mort sur ses semblables, sans aucun risque d’en subir les conséquences. »
Le style de François Gravel est toujours coloré. Lorsqu’il note comment les complices suivent de près un criminel,
il écrit « comme les cardinaux derrière
le pape ». Pour expliquer la façon dont
la journaliste nourrit la colère d’Alec, il fait allusion à un mécanicien d’une ancienne locomotive à vapeur qui « lance des pelletées de charbon dans le ventre de
sa machine pour entretenir le feu ».
François Gravel a publié plus d’une centaine d’ouvrages pour tous les publics. Il a l’intention d’écrire jusqu’à ce qu’il ait 85 ans; il a présentement 72 ans. L’écrivain prendra alors deux semaines de vacances (mais pas plus) avant de s’y remettre.
23 avril 2024
Claude Lavoie, Pissenlit contre pelouse :
une histoire d’amour, de haine et de tondeuse
, essai, Montréal, Éditions MultiMondes, 2024, 234 pages, 27,95 $. 

Finie la guerre
aux pissenlits

Il faut apprendre, ou plutôt réapprendre, à vivre avec le pissenlit. Que cela plaise ou non, il est là pour rester. Voilà ce que démontre le biologiste Claude Lavoie dans Pissenlit contre pelouse :
une histoire d’amour, de haine et
de tondeuse
. Il s’agit de l’essai
le plus documenté sur ce sujet.
Le pissenlit est de la famille botanique des asteraceae et remonte à plus de 83 millions d’années en Patagonie, Amérique du Sud, dans ce qui est aujourd’hui l’Argentine et
le Chili.
L’auteur nous fait découvrir comment
le pissenlit, honni et détesté des amateurs de pelouses, a pourtant de bonnes raisons de se faire aimer. Il sauve non seulement les abeilles, mais on lui redécouvre des vertus alimentaires et médicinales.
Ce livre raconte la relation amour-haine que l’on entretient envers le pissenlit et
le plus populaire des écosystèmes créés
par l’être humain, la pelouse. Avant 1920,
les manuels de jardinage ou d’agriculture ne mentionnent presque pas le pissenlit.
Il agace tout de même un peu à l’occasion, car, à n’en pas douter, il est envahissant. 
« Ce n’est qu’à partir des années 1950, avec l’émergence des banlieues à titre de lieu d’habitation privilégié et la généralisation des pelouses comme seul et unique couvre-sol acceptable, que le pissenlit a généré la franche hostilité des partisans
de la pelouse impeccable. »
L'auteur souligne comment les pelouses sont artificielles puisqu’on les fertilise de façon répétée avec de l’azote, du phosphore et du potassium. Ceux qui prêchent les vertus environnementales de la pelouse – comme le refroidissement de l’air, la captation de carbone ou la filtration de l’eau – oublient que les pelouses sont en grande partie redevables « à l’usage de quantités d’eau considérables, de pesticides toxiques et d’engrais polluants ».  
Lorsqu’on s’intéresse aux bienfaits et aux inconvénients de la pelouse et du pissenlit, les arguments sont plus souvent basés
sur des présomptions que sur des faits scientifiques. L’auteur s’attarde ici à rectifier la situation et à dresser un portrait plus juste de ce phénomène de société qu’est l’amour d’un gazon impeccable et la haine de cette plante considérée comme « indestructible » en les observant
d’un point de vue historique, social et environnemental.
On entend souvent dire que quelqu’un a fait du vin de pissenlit. Il y a plus que ça car le pissenlit est une plante nutritive mangée depuis des siècles. Ses feuilles sont consommées en salade. Ses racines et
ses fleurs sont également comestibles.
On fabrique du vin en faisant fermenter
des fleurs dans l’eau à laquelle on ajoute du sucre, du jus de citron, du jus d’orange, des raisins et de la levure. La boisson qui en résulte présente un taux d’alcool de 12
à 15 % et se boit généralement deux à six mois après la préparation.
Le Barbocheux, aux Îles-de-la-Madeleine, produit un vin demi-sec à base de canneberge et de pissenlit.  La distillerie Oshlag, à Montréal, se démarque avec son gin Dentelion qui surprend l’amateur de boissons de pissenlit avec son taux d’alcool de 41 %.
J’ai mentionné que Pissenlit contre pelouse est l’essai le plus documenté sur ce sujet. C’est le fruit d’une imposante, voire d’une monumentale recherche. La bibliographie d’une trentaine de pages renferme, tenez-vous bien, plus de 490 ouvrages.
15 avril 2024
Collectif sous la direction d’Estelle Bonetto, À cœur ouvert : Quatre voix au féminin
de l’Ouest canadien
, conte, poésie et récit, Regina, Éditions de la nouvelle plume,
coll. Voix nouvelles, 2024, 212 pages, 20 $

Tendresses, déchirures, allégories et aventures

Situées à Regina, les Éditions de
la nouvelle plume annoncent
la publication de À cœur ouvert, Quatre voix au féminin de l’Ouest canadien. Il s’agit du second titre
de la collection Voix nouvelles. L’ouvrage est écrit par quatre auteures : Marie Carrière, Sharon Pulvermacher, Frédérique Roussel et Mychèle Fortin, sous la direction d’Estelle Bonetto.
À cœur ouvert donne la parole à des femmes dont les parcours et les écrits s’entrecroisent et s’enrichissent pour exprimer la diversité de leurs créations littéraires. Poésies, contes, récits et rêveries s’unissent en un univers unique ponctué de tendresses, de déchirures, d’allégories et d’aventures.
Marie Carrière est née à Ottawa et habite
à Edmonton où elle est professeure de littérature et vice-doyenne à la recherche
à l’Université de l’Alberta.
Sharon Pulvermacher est née à Bruno,
en Saskatchewan. Elle détient un bacca-lauréat en beaux-arts en céramique et
un baccalauréat en éducation française de l’Université de la Saskatchewan.
Originaire de Québec, Frédérique Roussel s’est installée en Colombie-Britannique après avoir complété son baccalauréat en enseignement du français langue seconde afin de poursuivre son rêve de devenir comédienne. Elle a œuvré dans le milieu théâtral francophone de Vancouver pendant quelques années, en plus de participer à divers projets artistiques et cinématographiques, devant ou derrière la caméra.
En Saskatchewan depuis 2013, Mychèle Fortin a été rédactrice en chef du journal L’Eau vive et signe la chronique Coup d’œil sur le monde depuis l’automne 2014. Elle a édité plusieurs livres pour les Éditions de la nouvelle plume..
8 avril 2024
Joan Samson, Délivrez-nous du bien, roman traduit par Laurent Vannini, France, Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2024,
300 pages, 31,95 $.

Roman sur une forme déroutante de soumission

Joan Samson (1937-1976) a écrit
The Auctioneer en 1975. Il s’agit
d’un roman sur la dépossession
des plus pauvres et les menaces
des forces de l’ordre. Publié en français sous le titre Délivrez-nous de mal, cette fiction se situe à
mi-chemin entre le thriller et
le conte terrifiant.
L’action se déroule à Harlowe, petite ville rurale du New Hampshire non loin de Boston. C’est un coin tranquille où tout
le monde se connaît et où chacun a
sa place. Mais cet ordre paisible est petit à petit amené à changer à compter du jour où Perly Dunsmore fait son apparition.
Dunsmore est un commissaire-priseur
au charme indéniable, globe-trotter averti, raffiné, poli et instruit. Avec l’aide du chef de la police locale, il commence à organiser des ventes aux enchères dans le but d’améliorer la sécurité et de faire prospérer la petite communauté.
Le commissaire-priseur écume les granges, les caves et les greniers pour amasser
des fauteuils à bascules cassés, des tables bancales, des miroirs fêlés, une presse à cidre rouillée et des outils d’un autre âge. Puis il met la main sur de belles bergères, des lits sculptés, une écrémeuse à manivelle d’autrefois magnifiquement façonnée et
des vaisseliers en noyer.
Dunsmore ne s’arrête pas là. Il passe ensuite à un lopin de terre qu’il décrit en ces termes : « si charmant, si séduisant, qu’il vous fera des choses que votre premier amour n’a jamais faites ». La foule se dit que le commissaire-priseur se prend pour « un créateur de cadres de vie ».
Les enchères ne connaissent pas de limites et incluent des enfants aux plus offrants. Pas de douleurs de l’accouchement, pas de problème de race, pas de chinoiseries administratives. « Donc, est-ce que j’entends dix mille ? » Deux couples se font la lutte ; les enchères grimpent à 11 000 $, puis 12 000 $ et 12 500 $, pour clore à
15 000 $.
Les habitants jouent plus ou moins le jeu, mais lorsque les demandes se font de plus en plus pressantes et que les refus sont poliment écartés, les choses commencent peu à peu à déraper. Le commissaire-priseur a beau se présenter comme
le sauveur désintéressé de ce petit bout
de campagne, personne n’a pourtant lancé un appel à l’aide.
Délivrez-nous du bien est un roman sur une forme déroutante de soumission.
23 mars 2024
XYZ, la revue de la nouvelle, no 156 – « Hors réserve » et no 157 – « Bibliophilie et autres pathologies », Montréal, hiver 2023 et février 2024, 104 pages, 14 $.

Deux livraisons d’XYZ,
la revue de la nouvelle

En choisissant « Hors réserve » comme thème de sa 156e livraison, la revue XYZ a voulu faire état de ce désir de tout faire péter.
Un traumavertissement est donné dès la première page : « ce numéro n’est pas un safe space. Les barreaux de la cage fraîchement scié demeurent coupants pour celui ou celle qui cherche à s’en extirper. »
Gilles Vigneault a déjà dit que la meilleure façon de défendre une langue, c’est de
la parler bien, de l’écrire le mieux possible et de la lire beaucoup. Mathieu Villeneuve signe la première nouvelle où son personnage « checke vite fait que la pelle mécanique est en bonne shape » et reprend la route « avec son trailer loadé ». Inutile de dire que je ne l’ai pas suivi « sur sa trail ».
David Bélanger signe la deuxième nouvelle et rappelle qu’Émile Durkheim a noté en 1900 que les suicides s’adaptaient à l’environnement : « les poutres nues des campagnes appelaient les pendus, comme les immeubles des villes les défenestrés ». Aujourd’hui, il est difficile de répertorier « toutes les possibilités offertes à qui veut se donner la mort ».
Yann Leblanc illustre bien ce qui est authentique, c’est-à-dire « ce qui sort de toi avec sincérité ». Son personnage est un artiste qui décide de peindre les sons,
« les retranscrire en lignes, touches, couleurs, aplats et formes ». Il va réaliser
sa meilleure exposition : « la peinture à bout de souffle ».
Le personnage que campe Jocelyn Sioui travaille dans un hôpital montréalais. L’auteur en profite pour glisser plusieurs notes historiques. Il souligne que Jean Mance a bâti le premier hôpital en 1643, que Ochehagas est la meilleure prononciation du mot Hochelaga qui signifie le peuple de la montagne. Il ajoute même que selon l’éminent neurochirurgien Wilder Penfield, notre mémoire se situe dans les lobes temporaux. « Si vous perdez la mémoire, vous savez désormais où la trouver. »
Les premiers mots de la 157e livraison sont : « La bibliophilie est l’amour des livres. Cet amour ne délivre pas toujours. » Beau jeu de mot et verdict qui s’applique à plusieurs nouvelles beaucoup trop longues à mon goût.
Frédéric Hardel tourne les pages d’un cahier pour découvrir que chaque page
est blanche. Je veux bien comprendre qu’il n’entendre plus la voix d’un être cher, mais il y a des mots pour exprimer cette situation.
Romain Menini est un bibliophile qui prit plaisir « à caresser le plat supérieur de
son exemplaire, la pulpe de son index délicatement pressée sur la guirlande de feuillage mosaïquée. Il huma la blondeur suave du maroquin citron. » Rien sur
le contenu, sur la substantifique moelle.
Coté emballage, Bruno Lalonde nous parle de livres reliés en peau humaine.
Sa bibliothèque est un Temple et certains ouvrages lui confèrent « une aura de sanctuaire sacré ». Les livres errants tombent-ils dans les limbes, dans la réserve d’un bibliophile pathologique ?
Le parfum enivrant de l’encre, la texture exquise d’une reliure et le doux bruissement du papier semblent tous plus enchanteurs que les histoires racontées.
11 mars 2024
Guillaume Musso, Quelqu’un d’autre, roman, Paris, Éditions Calmann-Lévy, 2024, 350 pages, 32, 95 $.

Suspense psychologique imprévisible
de Guillaume Musso

Crime crapuleux, intimidation mafieuse, vengeance personnelle…? Dans le tout dernier roman de Guillaume Musso, Quelqu’un d’autre. la police a du mal à identifier qui a tué une riche héritière italienne.
Y aurait-il deux femmes dans
la victime…?
Au large de Cannes, sur un yacht à la dérive, repose Oriana Di Pietro, sauvagement agressée. Cette riche héritière meurt après dix jours de coma. Musso construit son récit autour d’un homme et de trois femmes qui livrent leur version de l’histoire.
Il y a d’abord Adrien, le mari d’Oriana, puis Adèle, son insaisissable maîtresse, ensuite Oriana elle-même à travers le récit des dernières semaines de sa vie, et Justine,
la policière chargée de l’enquête. Personne ne ment, mais personne n’est d’accord sur
la vérité.
L’affaire est « une pieuvre tentaculaire aux milles ramifications » et alimente tous
les fantasmes. Or, les flics ne réussissent
pas « à glaner la moindre preuve pour crédibiliser une piste plutôt qu’une autre ».
Le romancier a recours à des analogies sportives pour décrire une garde à vue. Cette dernière obéit à la même philosophie qu’une partie de tennis : « pour gagner,
il fallait imposer sa balle à l’adversaire,
pas seulement la lui renvoyer ».
Parlant sport, Musso assume que tous
les lecteurs savent ce que représente OM
et PSG. Il m’a fallu fouiller pour découvrir qu’il s’agit de deux clubs de football français, Olympique de Marseille et Paris Saint-Germain, éternels rivaux. Il faut aussi savoir que DPJ ne signifie pas Direction de la protection de la jeunesse mais Direction de la police judiciaire.
Le mari d’Oriana est le suspect numéro un. Une fois celle-ci décédée, il hérite d’une fortune colossale, soit environ trois milliards de dollars. Adrien respire l’opulence; son polo en vigogne légère, la laine la plus fine et la plus rare du monde, coûte 3 900 euros.
Oriana est décrite comme une personnalité flamboyante mais écrasante, une femme brillante qui attire la lumière, « mais aussi une femme tourmentée, dominatrice, sujette à des crises de violence ». Elle régente tout : couple, famille, carrière.
La police croit qu’Adèle est « l’info décisive » recherchée depuis le début pour démêler l’écheveau de l’enquête. Elle fournit à la fois le mobile du meurtre et l’existence d’une complicité éventuelle. Or, elle demeurera introuvable.
La commandante Justine est tenace et poursuit son travail, « tel un faucon pèlerin frappant sa proie de ses serres acérées ». Lorsqu’elle approche de la vérité, elle découvre qu’il s’agit de quelque chose de mouvant, qu’elle ne doit pas la laisser filer, bien entendu.
Nous avons droit à un cours complet sur
le TDI, trouble dissociatif de l’identité. Justine pense alors à cette phrase du Dernier Métro, film de François Truffaut : « Il y a deux femmes en vous. » Deux identités alternent l’une avec l’autre de manière involontaire.
L’histoire racontée par Guillaume Musso ne livre sa vérité qu’à la dernière page, non,
la dernière ligne. Traduit en 47 langues, « le maître français du suspense » (New York Times) nous offre un roman aussi fascinant qu’audacieux.
28 février 2024
Marika Lhoumeau, Devenir Margot, Fragments d’un faux souvenir, récit, Montréal, Éditions Somme toute, 2024,
120 pages, 19,95 $.
Une société mal préparée
à faire face à l’Alzheimer
Relation père-fille, entraide d’une proche-aidante, soins de longue durée, démence, Alzheimer, autant de sujets qui sont abordés avec justesse dans le récit Devenir Margot de Marika Lhoumeau. Ce récit suit
la tendance actuelle en création documentaire.
Entre 2019 et 2022, Marika Lhoumeau se rendait dans un centre hospitalier de soins de longue durée, où habitait désormais son père Roger, nonagénaire atteint de démence mixte, un mélange d’Alzheimer et de démence vasculaire. L’auteure note l’origine latine « de-mens », c’est-à-dire privé d’esprit.
Un jour, le visage de Roger s’illumine dès que Marika entre dans sa chambre. Pourquoi ? Parce qu’il reconnaît une certaine Margot, « ma première blonde quand j’étais petit gars ». Il oublie son statut de père et retombe en enfance.
Marika Lhoumeau devient Margot Fournier. Actrice de formation, elle ne se doute pas que son père vient de lui offrir le rôle qui changera sa vie. Avant, c’était papa et Marika, maintenant on passe à Roger et Margot. Qui est cette Margot qui s’immisce entre Marika et son père?
Marika n’a pas auditionné pour le rôle de Margot, ne l’a pas convoité, désiré, répété. « Je dois, sinon le jouer, au moins l’accepter. » Ce faisant, Margot voit comment le niveau émotionnel de Roger est comme un tsunami. Il y a des revirements spectaculaires, comme un enfant qui passe des larmes au rire en un éclair.
Avec les personnes qui souffrent d’Alzheimer, il faut parfois leur mentir pour éviter de l’anxiété, pour adoucir leur réalité. Cela s’appelle un mensonge thérapeutique. En réalité, Marika a « l’impression d’avoir été un peu plus près de la vérité que du mensonge ».
On peut se demander si le cerveau de Roger a remplacé Marika par Margot dans le but de pouvoir vivre la relation qu’il a toujours voulu avoir avec sa fille. Par cet étrange stratagème, Roger et Margot ne sont-ils pas en train de recréer
« une relation père-fille idyllique » ?
Le fait de devenir Margot est une responsabilité que Marka prend très au sérieux. Avec ce rôle, elle devient la dernière dépositaire de la mémoire de l’enfance de son père.   
Marika Lhoumeau livre une intéressante remarque. Elle note que les bébés et les gens aînés sont tous deux fragiles et dépendants. Or, nous traitons les premiers comme la prunelle de nos yeux, alors que nous abandonnons les seconds comme s’ils avaient déjà disparu.
Devenir Margot est un roman qui illustre avec brio comment notre société est mal préparée à faire face à la montée en flèche de l’Alzheimer. Nous y voyons seulement un chemin parsemé de stress, de désarroi
et de douleur, alors qu’il s’agit aussi d’un parcours glané de beauté, de tendresse
et d’amour.
20 février 2024
Donna Leon, Une promesse d’aventure, mémoires, Paris, Éditions Calmann-Lévy, 2024, 220 pages, 34,95 $.

Une maestra du polar fascinée par l’Italie

J’ai souvent recensé des romans
de Donna Leon mettant en scène l
e commissaire de police Guido Brunetti à Venise. Cette fois-ci,
la romancière se raconte et partage sa soif de découverte dans
des mémoires intitulés
Une promesse d’aventure.
Née dans le New Jersey, la romancière vient d’une famille de lecteurs. Très jeune, elle découvre qu’un mot peut avoir deux sens différents. « J’eus soudain la révélation que la langue était le meilleur jouet », qu’elle était aussi une source d’astuces, comme les énigmes verbales. Dès qu’elle a mis les pieds dans une bibliothèque, Donna Leon n’a jamais plus connu l’ennui.
Avant de devenir romancière, elle a enseigné la littérature aux États-Unis, en Iran et en Chine. Un des grands bonheurs de ses cours, « c’est d’avoir la liberté de parler de tout sujet, du moment qu’il apparaît dans une nouvelle, un roman,
une pièce, ou encore un poème ».
Donna Leon est à moitié irlandaise,
un quart latino-américaine et un quart allemande. Aucunes origines italiennes. Pourtant, c’est à Venise qu’elle a choisi
de s’établir au début des années 1980 et d’écrire des polars. C’est lors d’un repas chez des habitants d’un village de
la province d’Avellino, que Leon tombe amoureuse des Italiens du Sud, voire
de tout le pays. Italia, ti amo.
C’est en Italie que l’écrivaine a pris son premier cappuccino, mangé sa première assiette de pâtes avec des légumes qui venaient du potager, « mangé pour
la première fois du pain qui avait été cuit le matin même et bu du vin fait avec les vignes qui poussaient derrière la maison. » Pour une Américaine qui avait grandi avec du pain blanc et du beurre d’arachides, habituée aux steaks et aux haricots en boîte, c’était un pays magique, féerique,
le véritable paradis.
Femme paisible, Donna Leon prend plaisir à observer le comportement des gens, à leur inventer des stratagèmes. Elle écrit que « l’agressivité, quelles que soient les tentatives de la supprimer, échappera à toutes les brides qu’on lui imposera et
le désir d’expansion et de possession l’emportera toujours sur les plus hautes conceptions du comportement humain ».
La romancière a dû écrire une lettre en anglais et en allemand pour prévenir les touristes que le commissaire Guido Brunetti n’est pas un employé de la Policia di Stato et ne se trouve donc pas à la questure, pas plus que la signorina Elettra. C’est un peu comme les lecteurs qui cherchent l’inspecteur Gamache de Louise Penny
dans les cantons de l’Est.
Qui dit métier dit déformation professionnelle. Dès que la romancière a commencé à écrire des polars, le crime
est devenu chez elle une seconde nature. Lorsqu’elle entre dans un magasin pour acheter une bouteille de prosecco, elle s’imagine en train de partir avec quelques bouteilles de Tignanello ou de Gaja cachées dans ses bottes ou dans les manches de
sa veste.
Ces mémoires sont truffés de mots en italien sans traduction. Il y a ceux qui sont faciles à comprendre – commissario, signor, dottor, laguna, gondolieri, parmigiano, acqua potabile – et d’autres un peu plus compliqués comme miele di barena ou traghetto
Une promesse d’aventure peint une maestra du polar qui a été fascinée par l’Italie,
par la culture vénitienne, son art,
sa gastronomie et sa musique.
7 février 2024
James Patterson et Maxime Paetro, La 20e victime, roman traduit de l’anglais par Carole Delporte, Paris, Éditions JC Lattès, coll. Le Women’s Murder Club, 2024, 336 pages, 36,95 $.

Justiciers infatigables
vs
policiers redoutables

Auteur de thrillers le plus lu au monde, avec quelque 300 millions de livres vendus, James Patterson ajoute un nouvel épisode dans la série Le Women’s Murder Club avec La 20e victime. On est en présence non pas d’un mais de plusieurs serial killers qui s’en prennent à des vendeurs de drogues.
Chaque titre de la collection Le Women’s Murder Club inclut un chiffre en ordre croissant. Cela va de 1er à mourir (2003) jusqu’à La 20e victime (2024), en passant par Le 5e Ange de la mort (2007), La 11e 
et dernière heure
 (2013), 17e Suspect (2019), et ainsi de suite. L’action se déroule encore une fois à San Francisco, mais a des ramifications dans d’autres villes américaines.
La narratrice est la sergent Lindsay Boxer, du San Francisco Police Department (SFPD). Elle dégotte une foule d’indices qui mènent nulle part, « beaucoup de pièces du puzzle, mais aucun moyen de les assembler ».
Le SFPD interviewe des gens qui ont beaucoup d’amis et d’ennemis; or, il n’est pas facile de les différencier. À défaut de preuves, Boxer se fit à ce qu’elle ressent
au fond de ses tripes.
Dans son enquête sur la folie meurtrière qui touche Frisco (San Francisco), Los Angeles, Chicago, Houston et San Antonio, la police découvre un lien vers le jeu vidéo Cibles mouvantes, où les adeptes tuent des cibles fictives. Est-on en présence de psychopathes qui s’entraînent à tirer sur des cibles vivantes…?
Patterson décrit un univers où des snipers se sont donné comme mission de débarrasser les États-Unis de la drogue. Face à un déferlement de tirs erratiques,
la peur tout comme la fascination galvanise le pays.
On assiste à une appréciation grandissante de l’opinion publique pour ce qu’il est convenu d’appeler « une nouvelle guerre à la drogue ». Les justiciers qui éliminent
les trafiquants manifestent un amour pour la violence; tirer une balle en pleine tête procure un frisson, un plaisir indescriptible.
Au fur et à mesure que le nombre de victimes augmente, la population se demande si les justiciers ne sont pas plus nombreux que la police, mieux organisés, voire plus intelligents. Cela n’empêche pas Boxer de chercher sans relâche le chaînon manquant, l’anomalie subtile, le lien au-delà d’une corrélation évidente entre victimes et vendeurs de drogues.
Parallèlement à l’enquête du SFPD, l’auteur plonge le mari de Lindsay Boxer dans
ce qui semble être une série de morts suspectes dans un hôpital. Un de ses très bons amis croit que son père n’est pas mort d’une crise cardiaque. Quelques-uns des 123 courts chapitres sont consacrés à cette sous-intrigue.
Patterson adopte un style tantôt cru, tantôt imagé. En décrivant une avocate, il écrit : « sous ses allures de petit chat, elle avait
la férocité d’un bouledogue ». Quant à l’esprit de Boxer, « il crépite comme un fil électrique tranché ». Et des hommes s’effondrent « comme des marionnettes dont ou aurait tranché les fils ».
Le Women’s Murder Club se réunit peu souvent dans ce 20e épisode. Les membres portent une fois un toast à la chance
qui tinte leur travail et leurs amitiés.
Une chance qui ne saurait jamais être considérée comme acquise.
27 janvier 2024
Gilles Archambault, Vivre à feu doux, nouvelles, Montréal, Éditions Boréal, 2024, 112 pages, 19,95 $.

Étrange sagesse
de Gilles Archambault

Dans la force de l’âge, on est dans
le feu de l’action. Dans un âge avancé, on se contente de Vivre
à feu doux
, titre du tout dernier recueil de nouvelles que signe
Gilles Archambault, 90 ans, tout comme le personnage de
la dernière nouvelle.
Ce recueil d’une centaine de pages renferme trente-deux nouvelles. C’est vous dire comment elles sont brèves, jamais plus que deux ou trois pages, parfois seulement cinq ou six courts paragraphes. Les sujets traités n’en demeurent pas moins sérieux : amitié, amour, bonheur, estime de soi, création, vieillesse, mort.
Les nouvelles sont regroupées sous quatre ensembles aux libellés évocateurs : Immensément triste comme d’autres sont immensément riches, Je ne me suis pas habitué à moi, Vivre à feu doux, Couvercle fermé.
Dans le premier ensemble, une nouvelle s’intitule « Qui es-tu, au juste ? ». Il est question d’un homme qu’une femme arrive difficilement à comprendre. Une personne qui donne parfois « l’impression d’être
un livre ouvert, parfois pas du tout ». L’intérêt de la fréquentation réside dans cette énigme.
Un des plus longs textes, presque quatre pages, a pour titre « Le Rival ». On fait
la connaissance d’un modeste prof d’université, qui vient de terminer un roman refusé par trois éditeurs. Il apprend qu’une femme longtemps oubliée a avoué sur son lit de mort qu’il avait été l’amour
de sa vie.
La réaction du prof est la suivante :
« C’est plus fort que moi, je ne peux pas croire que je puisse inspirer le moindre mouvement de passion. Je pense toujours qu’il y a eu erreur sur la personne. »
À plus d’une reprise, il est question d’un homme qui a écrit des romans, « non publiés et parfaitement nuls ». Archambault note qu’une personne qui se voue à l’écriture « a tendance à ne s’intéresser à
la vie que de loin, de très loin ».
Un dénommé Damien est comédien approchant l’âge de la retraite.
Une spectatrice lui dit qu’il a été l’idole de sa mère et que son père l’a adoré dans une pièce de Marcel Dubé. Damien est tenté de demander à cette inconnue si elle l’a aimé. « Bien sûr, il n’en fait rien, craignant
la réponse qui viendrait. »
Au fil de ces brèves nouvelles, on découvre que devenir un fieffé menteur est une façon comme une autre de participer à
la vie. On se demande pourquoi il faut vivre si longtemps alors qu’on apprécie si modérément la vie.
L’auteur va jusqu’à poser cette question : « Tu n’as jamais eu l’impression qu’on a toujours exagéré la valeur de la vie ?
Et que cela explique la cruauté de vivre? »
Les réflexions de certains personnages font-elles écho à l’état d’esprit de Gilles Archambault ? Est-ce fiction ou autofiction ? On se le demande en lisant une phrase comme « Je croyais vaguement à l’avenir,
le présent m’étant insupportable. »
Ou encore « je pense que toute vie est morte à la naissance ».
Le personnage de la dernière nouvelle se nomme Gilles et a 90 ans. « Il a même l’impudence de continuer à écrire. » Archambault est né en 1933 et a publié plus de quarante ouvrages (romans, nouvelles, récits, chroniques).
Le Gilles en question n’a jamais oublié
« la chaleur de l’accueil qui lui a été accordé ». Le souvenir qu’il a eu de
son parcours « le soutiendrait jusqu’à
sa mort ».
9 janvier 2024
Felicity Buckell, Lionel Venne: Entrelacer
le soleil – Around the Sun Again
, album bilingue traduit de l’anglais par Michel Massie et Jocelyn Blais, Haileybury, 2023, 238 pages, 50 $.

Le soleil brille sur Lionel Venne, artiste visuel franco-ontarien

Artiste multimédia, Lionel Venne exerce un puissant impact,
« que l’on soit attiré par le réalisme ou par l’abstraction ». Ainsi s’exprime Felicity Buckell dans Lionel Venne: Entrelacer le soleil – Around the Sun Again.
Né à Verner en 1936, ce Franco-Ontarien autodidacte a exposé ces peintures, aquarelles, tapisseries, collages et sculptures en Ontario, au Québec, en Colombie-Britannique, aux États-Unis, en Australie,
en Italie et en Roumanie.
C’est en étudiant à North Bay pour devenir un enseignant qu’il découvre sa fibre artistique. Il loge alors chez une tante qui fait du tissage, de la tapisserie. Ce sera sa première passion. À 36 ans, il abandonne l’enseignement pour devenir artiste.
Venne n’aime pas suivre des modèles. Ses tapisseries « incorporent des objets trouvés pour créer des textures : roseaux, bois de grève, écheveaux de laine brute ».  En tant qu’artiste du nord de l’Ontario, il aime communier avec la nature, le ciel,
les aurores boréales et les paysages de toutes les saisons. 
Tout comme les tapisseries de Venne sont composées d’objets trouvés, ses collages et ses œuvres mixtes sont construits à partir d’une corne d’abondance de matériaux (carton, tissu, écorce de bouleau, ficelle). « Des objets et des formes ordinaires deviennent des montagnes et des rivières ».
Les objets ne sont ni créés ou détruits
par la main de l’artiste, mais seulement transformés. Ils conservent leur vie intérieure. S’il s’agit de bois, « la sève originelle de la vie coule alors toujours à l’intérieur ».
La création peut être accidentelle. Un jour, Venne donne son premier coup de pinceau sur une feuille d’aquarelle et se rend compte, trop tard, qu’il l’a trempé dans
sa tasse de café. « Attendez, cela pourrait être très intéressant… et j’ai continué à peindre. » L’album présente cinq de
ces résultats.
Plusieurs œuvres de Venne se développent en succession. Les idées et les inspirations vont et viennent, tout est continuellement créé et recréé, travaillé et retravaillé.
L’artiste est évidemment passionné de couleurs. Il aime particulièrement le bleu
et le noir. « Vous pouvez trouver un Lionel Venne sans rouge, jaune, vert ou orange, mais vous aurez du mal à en trouver
un sans au moins une couleur noire ou bleue! »
L’ouvrage reproduit quelque 290 œuvres (ou détails). On trouve, à la fin, des coupures de presse, des photographies et d’autres trésors provenant des archives de l’artiste.  
Lionel Venne: Entrelacer le soleil – Around the Sun Again a été publié à compte d’auteur et a reçu l’appui du Centre culturel ARTEM, de Temiskaming Foundation (tous deux de New Liskeard) et du Conseil des arts de l’Ontario.
30 décembre 2023
Didier Leclair, Le prince africain, le traducteur et le nazi, roman, Ottawa, Éditions David, coll. Voix narratives, 2024, 270 pages, 24,95 $.

Dixième roman
de Didier Leclair

Didier Kabagema a publié tous
ces romans sous le pseudonyme Didier Leclair (patronyme de son épouse Holly). Son dixième ouvrage vient tout juste de paraître et porte le titre le plus long : Le prince africain, le traducteur et le nazi.
Il s’agit d’un roman d’espionnage.
Didier Leclair a dû avoir sous la main
un plan détaillé du Paris des années 1940
et de ses arrondissements pour écrire
son roman qui peint la Ville Lumière sous l’Occupation allemande. La recherche historique et toponymique est très réussie.
Il est fait mention d’une pléiade de rues,
de nombreux endroits comme la gare du Nord, la Porte de Clignancourt, ou encore
de certains lieux légendaires comme l’Hôtel Ritz, le café Lapérouse et le cénacle du jazz Hot Club de France. Il glisse aussi le nom
de la maison close Sphinx et du cinéma Gaumont Palace (qui présente le film allemand L’Océan en feu).
Les références à l’armée allemande (Wehrmacht) sont détaillées. Il est question, bien entendu, de la Gestapo et de la fameuse Schutzstaffel (SS), mais aussi de
la police de sécurité allemande Sipo-DD.
Il y a même une référence à l’Anschluss ou annexion de l’Autriche en 1938. Plusieurs scènes se déroulent à l’Hôtel Majestic, quartier général du haut commandant nazi en France (avenue Kléber à Paris).
Le titre du roman renvoie au prince
Antonio Jose Henrique Dos Santos Mbwafu (du royaume Kongo dans l’Angola colonisé par les Portugais), au traducteur et interprète de swahili Jean de Dieu (dandy svelte et élégant), ainsi qu’au major nazi Baumeister (tortionnaire colérique et homophobe au cœur froid, sans remords
ni empathie).
Aux yeux de ce dernier, les Noirs comme
le prince et son traducteur représentent une race inférieure et doivent être traités comme des animaux. Baumeister ne se sent heureux que quand il leur fait du mal. Comme tout bon nazi, il déteste le jazz,
cette musique de Noirs venus d’Amérique. La major admet à contrecœur que, dans le cas du prince Antonio et du traducteur Jean de Dieu, « la nature avait été généreuse sans logique apparente ».
Le major se réjouit lorsqu’il est en train de « se consacrer à la comptabilité des morts aux mains de la Gestapo ». Paris étant remplie d’espions à la solde des nazis, cela l’aide « à canarder des Juifs, fomenter des exécutions et torturer au nom du Troisième Reich ».
Même si l’Hôtel Majestic est qualifié d’enfer et que le major en est de diable en chef, cela n’empêche pas le romancier de camper Baumeister au ciel… dans les bras de prostituées. Des photos compromettantes du démon lubrique vont d’ailleurs donner
du piquant à l’intrigue.
Ce n’est pas un secret que Leclair raffole du jazz. Cette passion se reflète souvent dans le roman. La radio captée d’Angleterre joue Body and Soul, chanson enregistrée par
le saxophoniste Coleman Hawkins en 1939. L’auteur glisse le nom de Lester Young, joueur de saxophone ténor, et mentionne comment certains de ses personnages fréquentent allègrement des clubs de jazz.
Côté style, le romancier est toujours coloré, voire raffiné. Il écrit, par exemple, qu’une femme rêve « d’aimer un homme comme Michelle Morgan aime Jean Gabin dans
Le Quai des brumes ».
Le prince africain, le traducteur et le nazi se lit comme un thriller où chaque protagoniste essaie d’être plus malin que l’ennemi. Le lecteur a droit à de captivantes chasses à l’homme dans le Paris de 1941.
15 décembre 2023
Laurier Gareau, La Nation provisoire -
The Provisional Nation
, théâtre, version bilingue, Régina, Éditions de la nouvelle plume, 2023, 182 pages, 20 $.

Li gouvarnament l’a pas ripond aux pitchissions
des Mitchifs

La Bataille de Batoche (1885) est la toile de fond de la pièce La Nation provisoire - The Provisional Nation, de Laurier Gareau. Elle met en scène des personnages-clé de cette résistance qui a bouleversé le monde des Métis dans le Nord-Ouest canadien et décrit les relations tendues entre francophones et anglophones.
Rappelons que Louis Riel a dirigé la Résistance de la rivière Rouge (1869-1870), qui a débouché sur la création de la province du Manitoba. Les Métis plus à l’ouest (actuelle Saskatchewan) lui demandent de revenir de son exil à Saint-Pierre au Montana (États‑Unis), en 1884, pour défendre leur cause.
Au retour de Riel, les Métis adoptent, le 8 mars 1885, une Déclaration révolutionnaire des droits proclamant,
entre autres, la possession de leurs fermes. Ils proclament également la constitution, le 19 mars 1885, d’un gouvernement provisoire, dont la capitale est à Batoche.
Le 25 mars, le gouvernement fédéral ordonne la mobilisation de
la milice. Le 10 avril, ces forces armées atteignent le territoire de ce qui deviendra la Saskatchewan. Il faut à peine un mois pour réaliser la prise de Batoche et mettre fin au soulèvement. Le gouvernement provisoire s’effondre, Louis Riel se rend le 15 mai et Gabriel Dumont s’enfuit dans
le Montana.
La Nation provisoire met en scène cinq personnages-clé : le père oblat Alexis André, Louis Riel (chef politique des Métis), Gabriel Dumont (chef militaire), son épouse Madeleine Dumont et le Premier Ministre John A. Macdonald.
Dans la version française, les textes de
la pièce sont rédigés en trois langue :
le père André et Riel parlent le français conventionnel, Dumont et son épouse parlent le français mitchif et Macdonald parle l’anglais. Dans la version anglaise, Macdonald parle le français et les autres parlent l’anglais. Il y a aussi quelques
voix off en français.
Le dramaturge Laurier Gareau s’intéresse aux approches différentes de Riel et
Dumont lorsqu’ils transigent avec les forces fédérales qui veulent coloniser les Métis.
La pièce ne campe pas Riel comme un fanatique, mais comme un homme très religieux ; elle le montre souvent en prière.
Le français mitchif est la langue d’une minorité (comme l’ontarois pour les Franco-Ontariens). En voici un exemple : « Lil Mitchifs, i sont pas contents.
Li gouvarnament ça l’a pas ripond aux pitchissions qu’lii Mitchifs l’ont enwèyii. C’est bin ’a raison Gabriel pis lii z-out’ l’ont partchi criir Louis àà Mission Saint-Pierre. I’ont bisoin de quéquin qu’l’a y-u enne idzhucâssion. C’i toujours bin ça qu’Gabriel l’a dzhi. »
Le terme « Indien » n’est pas accepté dans le discours actuel, mais il était utilisé dans le contexte historique, de même que pour la Loi sur les Indiens et la législation coloniale qui lui est associée. Quant au mot « Sauvages », il était couramment utilisé par les Français et les Métis à la fin du XIXe siècle. Pour les Métis, ce n’était pas péjoratif. Dumont et son épouse utilisent ce mot dans la pièce.
5 décembre 2023
Vitali Konstantinov, La Grande Histoire de l’argent : des coquillages aux crypto-monnaies, essai traduit de l’allemand par Bénédicte Eustache et Hélène Boisson, Genève, Éditions La Joie de lire, 2023,
80 pages, 49,95 $.

L’histoire du pognon
à travers le monde 

On connaît le dollar, le yen, le franc,
le mark, la livre, le rouble, le yen, le won,
la roupie, le peso, la couronne, le dinar
et j’en passe. Pour approfondir nos connaissances sur ces monnaies, Vitali Konstantinov propose La Grande Histoire
de l’argent
.
L’expression « l’argent fait tourner le monde » est bien connue. Pognon, flouze, pèze ou grisbi, personne sur Terre n’en a jamais assez. L’argent a toujours fasciné
les humains, et pas uniquement sous forme de pièces ou de billets.
En alliant documentaire et bande dessinée, l’auteur raconte le parcours de l’argent dans le monde, de son invention jusqu’au XXIe siècle. Il inclut même des anecdotes sur l’utilisation de la fausse monnaie pendant les guerres et les crises économiques.
Selon Aristote, l’argent n’a aucune valeur intrinsèque. « Ce n’est qu’une convention passée entre les humains pour faciliter l’échange d’objets. » Il a fallu du temps avant que le troc se fasse sous forme
de pièces ou billets.
Il y a 100 000 ans, on utilisait la coquille des cauris (mollusques) comme bijou, porte-bonheur ou offrande funéraire.
De là, il n’y a qu’un pas pour que les cauris deviennent « la première monnaie mondialisée de l’histoire ».
L’apparition de l’argent sous forme de pièces remonterait à 700 av J.-C. Certains noms de monnaies se retrouvent à différents endroits du monde. Le trade dollar (XVIe siècle) a donné naissance au dollar US, canadien et de Singapour,
par exemples.
« Les anciennes colonies britanniques
ont conservé la livre ou le schilling,
les anciennes colonies françaises le franc, les anciennes colonies espagnoles le perso. Dans de nombreux pays de l’océan Indien, les commerçants venus des Indes ont popularisé la roupie. »
Le zloty est la monnaie nationale polonaise. À l’origine, c’est ainsi que l’on appelait
les pièces d’or des pays étrangers. Pourtant, les premières pièces en zlotys, au XVIe siècle, furent frappées en argent de très mauvaise qualité.
Les billets modernes portent plusieurs caractéristiques infalsifiables : impression en relief, filigrane, nombre à couleur changeante, micro-impressions, hologramme, etc. « Malgré toutes ces précautions, en 2019, on a saisi plus de
500 000 faux billets ! »
L’auteur s’intéresse aux marchés et bourses. Il note que le New York Stock Exchange (Wall Street) est la première bourse
de valeurs du monde. « En 2000,
la capitalisation de l’ensemble des sociétés
qui y sont cotées atteignait 25 000 milliards de dollars (USD). Chaque jour,
on y échange jusqu’à 6 milliards de dollars (USD). »
Quelle est la plus grande pièce d’or au monde ? Elle se rapproche plus des médailles et on l’achète comme investissement ou objet de prestige.
En 2007, le Canada s’est vanté d’avoir
la plus grosse pièce d’or du monde :
100 kilos d’or pur. En 2012, les Australiens ont créé une pièce d’une tonne d’or, surnommée Australian Kangaroo.
Après La Grande Histoire de l'écriture (2021), Vitali Konstantinov nous revient avec un album tout aussi unique et anticonformiste. Plus qu’un survol détaillé des monnaies,
il nous offre une formidable exploration
des cultures et des continents.
23 novembre 2023
Monique Hauy, Je mens, songe et m’en tire, roman, Ottawa, Éditions David, coll. Voix narratives, 2023, 248 pages, 24,95 $.

Une fin de vie n’est
pas toujours finale

Bienvenue au Paradis sur terre, résidence pour les personnes âgées, la où le mot
mort est interdit, banni, proscrit, tabou.
Dans le roman Je mens, songe et m’en tire, de Monique Hauy, on dit plutôt qu’une personne est partie, nous a quittés, a changé de domicile. Si quelqu’un trépasse, on tient ça mort.
C’est à cette résidence montréalaise qu’Emma est animatrice en loisirs. Pour joindre les deux bouts, elle propose à des résidentes de rédiger leur biographie.
L’une d’elles, la très gentille madame Cohen, est trouvée sans vie dans sa chambre.
Les rumeurs vont bon train au sujet de cette mort suspecte. La police enquête sur un éventuel méméricide.
Emma a écrit la biographie de madame Cohen et passe maintenant à celle de madame Jolibourg. Ses clientes lui ouvrent leur cœur, « des cavernes d’Ali Baba remplies de trésors… Elles se délivrent en me livrant leurs secrets ».
Emma a déjà soumis des manuscrits à des éditeurs, mais ses écrits ne correspondaient pas à leurs créneaux. « J’étais un écrivain qui écrivait en vain. Ou une écrivaine qui n’avait pas de veine. »
Vous avez sans doute remarqué que Monique Hauy adore jouer sur les mots.
Le roman est truffé de pirouettes stylistiques. Une coiffeuse coupe les cheveux en quatre. Quelqu’un sent la force lui revenir en force. Une célibataire endurcie est celle qui ne s’endure pas.
Une femme peut être déçue et déchue.
Certaines tournures sont plus recherchées, comme le titre Je mens, songe et m’en tire. Voici un autre exemple : « sa ceinture sous le ventre ne sert à rien, ne serre rien ».
Ou encore : « je ne suis pas née dans
une éprouvette, je suis plutôt un bébé éprouvé ».
Un jeu de mot peut avoir une connotation sexuelle, surtout lorsque s’exprime un résident iranien qui apprend le français.
Le mot beaucoup devient beaucu et les enfants vont jouir dans le parc. Il préfère
les propositions aux prépositions.
Le policier qui mène une enquête sur
la mort de madame Cohen s’appelle Marchand. Un garçon de dix ans l’appelle « le Marchand de justice ». Pas très plausible, à mon avis. J’avoue, aussi, que
les jeux de mots sont à ce point nombreux qu’ils ont fini par m’agacer.
Revenons à Emma… et à ses petits vieux. Elle parle, rit et joue avec eux. Elle les écoute et les console. Elle est aux petits soins pour eux. Madame Cohen était comme une grand-mère pour Emma, qui a été adoptée, qui n’a pas connu ses origines,
du moins pas encore…
Le roman consacre plusieurs pages à
la directrice de la résidence et explique comment elle a réussi en très peu de temps à transformer le Paradis sur terre… en un univers d’enfer (le jeu de mots terre-univers est de moi).
Elle tient chaque employé à l’œil. Elle interdit à Emma d’écrire des biographies sous prétexte que cela sert à extorquer de l’argent aux résidentes. Elle va jusqu’à faire disparaître un cadavre qui ternirait sa réputation de bonne gestionnaire.
En bout de ligne, c’est à travers des interactions avec les personnes âgées qu’Emma en vient à faire face à ses tourments, à affronter certaines vérités qui remettent en question sa propre identité.
12 novembre 2023
Roger Levac, L’odeur de l’oubli, roman, Ottawa, Éditions David, coll. Indociles, 2023, 184 pages, 21,95 $.

Roman coup de poing
sur le sort des Alzheimers

Avec un titre comme L’odeur
de l’oubli
, il n’est pas étonnant que Roger Levac se penche sur le sort des Alzheimers. Comme si la mémoire n’était pas déjà knock-out, ce roman à l’effet d’un véritable coup de poing.
Il met en scène une jeune femme témoin
de la maladie de sa mère placée dans un maison d’accueil appelée La Sablière.
Les ordres des préposées pleuvent : debout, assis, heure du bain, heure du dodo. L’endroit entretient le soupçon que chacun a « échoué dans cette piaule en attendant de mourir ».
Le monde de la mère se rétrécit jusqu’à n’être plus qu’un souvenir incertain.
À La Sablière, la vie « coule entre les doigts comme du sable ». La mémoire est « une peau de chagrin qui rétrécit un peu chaque jour ».
La fille-narratrice couche par écrit ce qu’elle vit, ce que sa mère endure et leur passé commun, troublé par le passage d’un père violent. Elle griffonne chaque jour
ses observations, ses secrets, ses pensées
les plus intimes, les moins avouables.
Les notes que renferment son cahier finissent par former un livre. Ce n’est pas tout à fait le roman que nous lisons car
elle dédicace ce livre à son père, alors
que L’odeur de l’oublie est dédicacée à
la mémoire de la mère de Roger Levac.
Dans son jeune âge, la narratrice a été violée par son père. Selon la mère, l’enfant était la fautive, la seule à blâmer, le père n’ayant « que cédé aux avances de
sa fille ». La mère ajoute que le père en avait besoin, « ça le calmait ».
Devenue adulte, la fille martyrise les mots : « je m’en sers comme un torchon à essuyer les bavures de ma conscience ». Écrire est sa seule façon de vider sa mémoire de ce qui la torture, de creuser plus avant pour voir clair en elle-même, de se purger du mal qui lui a été fait, d’affronter ses démons « avec le seul outil que j’avais : les mots ».
Après la mort de sa mère, la fille en vient
à affirmer « qu’il était aussi faux de dire qu’elle ne m’avait jamais aimée que de dire que je ne l’aimais pas. On avait manqué notre rendez-vous. »
Roger Levac excelle dans l’art de concocter de courtes phrases finement ciselées.
En voici quelques exemples : « Rien ne tue l’amour, même pas son impossibilité. Je fais confiance aux mots qui m’appellent, qui m’épellent. On reste Gros-Jean comme devant la page blanche de la mémoire. »
Quand l’auteur note que la mère « a pris un aller simple vers le pays de l’oubli »,
je ne peux m’empêcher de penser que l’écriture lui sert à se protéger contre l’oubli du sort de sa propre mère. Je n’en sais rien, bien entendu, mais la force des mots me laisse croire que ça pourrait être le cas.
Mère de la fille ou mère de l’auteur, il y a une question qui se pose en bout de ligne : « sans souvenir, est-ce qu’on peut être soi-même ? »
Roger Levac réside à Cornwall, en Ontario, et a fait carrière dans l’enseignement. Il a publié quatre livres, dont Petite crapaude ! (Prise de parole, 1997), qui a reçu le prix littéraire Trillium et le prix Le Droit.
12 octobre 2024
Monia Mazig, Histoires de racines, abécédaire, Ottawa, Éditions David, 2024,
192 pages, 19,85 $.

Écrire pour
humaniser l’Autre.

Les abécédaires s’adressent le plus souvent à un très jeune public.
Dans Histoires de racines, Monia Mazig utilise cette formule pour explorer diverses expériences humaines et pour réfléchir au gré
de son inspiration.
Née en Tunisie, Monia Mazig a appris
le français à l’âge de quatre ans. C’est une langue avec laquelle l’autrice a grandi.
« La langue de mes chansons préférées,
la langue de mes histoires préférées, mais aussi une langue […] qui me rappelle constamment mon altérité. »
Pour chaque lettre de l’alphabet, l’autrice choisit un mot et le présente d’abord tel
qu’il figure dans une citation littéraire.
Dans M pour mort, elle cite Les cartes du temps, de José Cabanis : « Pourquoi dire que la mort viendra comme un voleur ? Tout nous y prépare. »
Il arrive parfois que la lettre renvoie à deux mots : E pour éternel ou éphémère; T pour tête ou tombeau. Les textes sont très courts, entre deux et cinq pages. Chaque lettre de l’alphabet génère une histoire où « l’autre » n’est autre que nous-mêmes.
Dans C pour cercle, on voit Mazig traverser l’Atlantique par les cieux (autre C). Vue du ciel, sa nouvelle ville paraît bien ordonnée : « des blocs d’immeubles quadrillés à l’horizontale et à la verticale par des rues et des boulevards. Rien à voir avec les cercles concentriques et les labyrinthes de ma ville natale. »
Dans F pour figue de barbarie, elle cite un proverbe berbère : « L’homme est comme une figue de barbarie, doux en dedans et plein d’épines en dehors. » Suit un texte
où on apprend que tout le monde traite
la jeune Monia d’être toujours sensible.
Toute le monde réfère à ses amis d’école, à ses collègues de bureau, aux gens dans la rue ou dans l’autobus. « Ceux qui n’avaient pas la peau basanée comme moi et les cheveux frisés. Ceux qui n’étaient pas comme moi. Je ne me suis jamais sentie comme les “autres”. En fait, je suis “l’autre” ».
Sous R pour retourner, les premiers mots sont « Retourne chez toi. » Mais ce chez
toi est où exactement ? Le pays de sa naissance, celui qui l’a vue grandir ?
« Ou le pays que j’ai choisi, une fois adulte, pour faire mes études universitaires,
me marier, avoir mes enfants. »
La lettre S pour souk m’a rappelé mon premier voyage à l’étranger en 1968.
Je participais à une rencontre internationale de la jeunesse francophone en Tunisie et nous avions visité ce fameux marché à Sfax (autre S).
Je suis revenu au Canada le 30 décembre, jour de mes 21 ans. J’avais déjeuné en Afrique (Tunisie), dîner en Europe (Paris)
et souper en Amérique (Montréal). Avec
le décalage horaire, la journée avait duré
30 heures un 30 décembre.
Sous W pour woke, Monia nous donne
une bonne définition de ce mot de plus en plus populaire. « Ça veut dire être éveillé… Être conscient des injustices sociales,
de la discrimination, du racisme systémique. »
Seulement deux lettres renvoient à des noms propres : Q pour Qassioun et Y pour Ya… Allah. Qassioun désigne une montagne surplombant la ville de Damas, en Syrie;
elle est parfois connue sous le nom de montagne sacrée.
Cet abécédaire permet à l’autrice de réfléchir sur ses origines, sur son identité, sur sa place dans une société en ébullition. Il est sa « contribution littéraire pour humaniser “l’autre” ».
5 octobre 2024
Gabriel Cholette, Le straight park, Montréal, Éditions Triptyque, 2024, 126 pages, 28,95 $.

Queeritude
et non-binarité

Jour et nuit, straights et queers, sobriété et ivresse, autocompassion et autodestruction, amour et domination – bienvenue dans
un univers où tout s’oppose, welcome to Le straight park de Gabriel Cholette.
Le premier livre de Cholette, Les carnets
de l’underground
 a été traduit en anglais et réédité en France. En peu de temps, l’auteur s’est imposé comme une voix essentielle
de la littérature queer au Québec.
L’auteur n’indique pas s’il s’agit d’un roman ou d’un récit. Comme l’ouvrage est écrit
au « je », ça ressemble à de l’autofiction.
Le straight park est publié dans la collection Queer des Éditions Triptyque, laquelle accueille « une littérature impossible à ignorer et à classer ». Dans le dernier paragraphe, on peut lire que Gabriel
Cholette a écrit « un livre que je serais tenté de qualifier de maudit ».
On assiste à une sorte de double moi :
un Gabriel-enfant-sage-écolier et un gab.cho-Instagram-slutty-gay. Cholette se demande souvent si l’orientation sexuelle est bien une orientation, « s’il est juste de penser que nos désirs sont tirés par une gravité abstraite, comme sur un compas,
le désir fléché. »
Gabriel enchaîne les relations toxiques.
Il décrit son attrait vers Vivien, un jeune homme qui a une haine de lui-même.
Sa haine se déverse sur Gabriel, le transforme, l’entraîne dans son cauchemar. Gabriel trompe Vivien en se faisant
« baiser par d’autres gars en ville ».
L’auteur se lie aux gens qui l’entoure en ayant recours au pronom pluriel non binaire illes. Pour lui, c’est « un espace où
le langage discrimine moins, un assemblage qui ne cache pas, qui ne divise pas, mais
qui révèle une nouvelle façon, perméable, d’appréhender la langue ». Voici un exemple de son écriture non binaire
(et aussi franglaise) :
« Derrière les queers, derrière ces monstres d’humeurs s’étire l’ombre de skaters-straights qui répètent leurs moves. Illes ne semblent pas particulièrement intéressé.es par nous, n’interagissent pas avec la crowd, mais illes imposent malgré tout une sorte d’émotion, une pression, un malaise. »
Les mots anglais farcissent allègrement
cette autofiction où une phrase est parfois ponctuée d’un I guess, d’un Sadly ou
d’un Period. On lit que des cheveux sont carefully bleached ou qu’un fil a été canceled. Gabriel peut s’engager « dans
des éclats de conversation flirts compliments sneaky comments ». Un échange peut se dérouler entièrement en anglais.
Je veux bien croire que la collection Queer des Éditions Triptyque accueille des manuscrits qui contestent les idées reçues, les impasses politiques et les identités fixes, mais encore faut-il que l’écriture ne brouille pas les pistes, ne désoriente point le lectorat par ses extravagances.
On m’accusera sans doute d’être vieux-jeu, croulant. Chose certaine, je ne suis pas de
la génération des adeptes de skateparks. Est-ce que ceci explique cela…?
L’éditeur note que Gabriel Cholette est auteur et docteur en littérature médiévale, ajoutant qu’il est inspiré par les manuscrits du Moyen Âge, qu’il crée des formes brèves en les liant à des images, telles des enluminures modernes.
25 septembre 2024
Ben Hoare, Anthologie illustrée des oiseaux, album traduit de l’anglais par Sylvie Lucas et Emmanuelle Pingault, Montréal, Éditions Hurtubise, 2024, 226 pages, 32,95 $.

Immersion captivante dans le monde de l’ornithologie

Les premiers animaux à plumes étaient les dinosaures, dont les oiseaux sont les descendants. Voilà ce qu’affirme Ben Hoare dans
sa brève introduction à l’Anthologie illustrée des oiseaux. Ils sont partout : villes, campagnes, forêts, montagnes, déserts et en pleine mer.
L’index de cette anthologie énumère
97 oiseaux présentés dans un ordre de grandeur, du paon spicifère (3 m) aux colibris (6 cm). En vol, on croise le grand cormoran, l’hoazin huppé, le manchot pygmée, l’araponga barbu et le géospize pique-bois, pour n’en mentionner que quelques-uns.  
Chaque espèce occupe deux pages et est décrite très brièvement (un ou deux paragraphes); elle fait l’objet d’une illustration pleine page, accompagnée d’une légende. Ainsi, pour le flamant nain trouvé en Afrique et en Asie, on apprend que
les parents secrètent dans leur gorge
un liquide laiteux rose vif qu’ils donnent
à manger à leurs petits.
L’anthologie est entrecoupée de pages sur des rubriques telles que leur évolution, leurs becs, leurs ailes, leurs plumes, leurs pieds, leurs nids et leurs œufs. Les deux dernières pages de renseignements portent sur l’arbre de la vie qui illustre les 40 groupes d’oiseaux appelés « ordres ».
L’ouvrage inclut un glossaire d’une cinquantaine de mots tels que : amphibien, écholocalisation, fossile, iridescence, parade nuptiale, etc. C’est tout un plaisir de consulter l’index de huit pages car il est visuel; en plus d’inclure une image avec
le nom en français et en latin, on fournit
la distribution (continent), la catégorie
(ex. : oiseaux chanteurs) et la longueur ou hauteur.
Pour Ben Hoare, la vie des oiseaux est
un spectacle plein de rebondissements.
« Ils mangent à peu près tout ce qui existe, émettent des chants inimitables, construisent des nids en tous genres, coopèrent avec d’autres espèces, dansent dans le ciel, plongent dans l’eau, se jouent des tours et utilisent même des outils. »
La description de chaque oiseau étant on
ne peut plus succincte, l’auteur cisèle une phrase-clef placée en exergue. Ainsi, pour le butor étoilé, on lit que son « cri puissant s’entend à 5 km à la ronde : on dirait une corne de brume ». Dans le cas du manchot pygmée, on apprend que le bébé « peut avaler tous les jours l’équivalent de son poids en poissons ».
J’ai mentionné que les descriptions sont très brèves. La plus courte porte le messager sagittaire (9 lignes). On y apprend que
la plupart des rapaces planent dans le ciel avant de fondre sur leurs proies.
Les messagers sagittaires, eux, chassent directement sur le sol. « Lorsqu’il y a
un incendie, ils courent en direction des flammes pour attraper les animaux qui essaient de s’enfuir. »
J’ai appris que le grand corbeau aime jouer, ce qui est un signe d’intelligence. « On en
a vue faire du toboggan sur une colline enneigée, juste pour s’amuser : arrivés en bas, ils retournaient au sommet et recom-mençaient. »
Dans les plaines sableuses et désertiques
de l’Afrique, on trouve le ganga namaqua qui ressemble à un pigeon. Il peut voler pendant 50 m afin de rejoindre un point d’eau. Pour que les petits ne meurent pas de soif, les mâles ont trouvé la solution :
« ils se trempent dans l’eau pour en imbiber leur plumage avant de retourner au nid.
Là, les oisillons n’ont plus qu’à aspirer l’eau pour s’hydrater. »
Avec des illustrations étonnantes et
des photographies à couper le souffle,
cet ouvrage offre une immersion captivante dans le monde de l’ornithologie. Des oiseaux familiers et observables en Amérique du Nord sont aussi inclus, notamment
le cardinal, le héron, le faucon pèlerin,
le geai bleu, l’oie blanche et le huard.
15 septembre 2024
James Patterson, Criss Cross, roman traduit de l’anglais par Béatrice Roudet-Marçu, Paris, Éditions JC Lattès, 2024, 364 pages, 37,95 $.

Chassé-croisé
entre peur et folie

Avec plus de 300 millions de livres vendus, James Patterson est l’auteur de thrillers le plus lu au monde.
Son tout récent Criss Cross (chassé-croisé), constitue la 23e enquête du consultant pour le FBI Alex Cross.
Le côté profondément humain des personnages prime sur les situations criminelles pourtant sanglantes.
Le succès de Patterson repose en partie
sur la vingtaine d’épisodes du Women’s Murder Club dont je vous ai déjà parlé.
C’est la première fois que je me tourne vers la série Alex Cross. Les rebondissements sont nombreux et le suspense demeure permanent.
Quelques heures seulement après avoir assisté à l’exécution d’un tueur qu’il a fait mettre derrière les barreaux, Alex Cross
se rend sur une scène de crime où l’attend, épinglée au cadavre, une note signée M : « Vous vous êtes planté royalement, Cross. » S’agit-il d’un copycat, ou l’homme mis à mort était-il innocent…?
On assiste par la suite à plusieurs homicides au mode opératoire d’une élégance perturbante. La strangulation est faite avec une cravate de soie. En matière de nœuds de cravate, j’ai appris que le Windsor est très répandu. Afin d’être plus coquet, on peut opter pour le Pratt ou le Van Wijk. Du côté italien, il y a Ricci et aussi, plus limité, Kiton à deux ou trois cents dollars.
Ali, 10 ans, est le fils d’Alex Cross. Il lit beaucoup au sujet des affaires sur lesquelles son père bosse. Selon fiston, M est tout simplement un imitateur. Il reproduit
ce que deux tueurs ont fait avant lui avec une cravate. « M. les copie tous les deux. Hein, p’pa ? » Étonnamment, personne dans les médias n’a encore fait un tel parallèle.
À l’occasion, Patterson illustre à quel point des criminels malins manipulent et dupent souvent des flics qu’ils considèrent comme de parfaits imbéciles. « Un meurtrier jouait bel bien depuis longtemps avec moi, un jeu de cadavres, note Cross. Ou bien faisait-il simplement comme un chat qui donne des coups de patte à la souris pour s’amuser avant la mise à mort ? »
Plusieurs passages nous conduisent à
la morgue, car les personnes décédées de mort violente peuvent encore s’exprimer.
Il faut toutefois un pathologiste talentueux pour entendre ces corps qui, le plus souvent, procurent des renseignements essentiels dans une enquête sur homicide.
Référant à la némésis ultime de Sherlock Holmes, un policier ne peut s’empêcher de dire que M. est en quelque sorte le Moriarty de Cross. Le criminel réussit à entrer dans
la tête de Cross, à le mettre dans un état de confusion et d’anxiété. Il pénètre dans son soliloque intérieur.
Lorsqu’une vie est en danger, Cross ne
joue pas toujours réglo. Il lui arrive de contourner les règles, voire de falsifier
les preuves. Enfreindre la loi devient alors un détail.
Il y a des moments plus légers, surtout ceux passés en famille. Nana Mama (grand-mère) aime donner des conseils. Ali collectionne les maximes les plus savoureuses pour
les afficher sur Twitter dans un hashtag-dictons-trop-cools-de-super-mamie.
En voici un exemple : « plus longtemps on s’amuse sur terre, moins vite on va six pieds en dessous ».
Dans ce roman, Patterson démontre comment un tueur de la trempe de M. est un sociopathe sans affect. « Seul un individu dissocié de son âme, totalement amoral, peut tuer sans conscience, décapiter des gens, qu’ils soient coupables ou non de crimes. »
Criss Cross est un polar où la folie donne des ailes. Des décapitations se font avec
une sauvagerie inimaginable. Un fétichiste conserve ses trophées humains dans un congélateur. La peur aussi peut donner
des ailes. Cross la surmontera-t-il pour « passer à l’acte afin de ne pas être dominé à jamais par l’incertitude et l’angoisse »…?
4 septembre 2024
Annie Lavoie, La petite fille du Lebensborn, roman, Montréal, Éditions de la Pleine lune, 2024, 272 pages, 27,95 $.

Un roman qui fait chanceler notre foi
en l’humanité

Pour mieux faire connaître le fait que les nazis ont enlevé de 300 000 à 400 000 enfants à leurs familles, Annie Lavoie décrit le cas d’une Danoise victime de la politique allemande d’eugénisme. Son roman La petite fille du Lebensborn livre tout un pan méconnu de la Seconde Guerre mondiale.
L’étymologie du mot eugénisme est grecque : eu (bien) et gennaô (engendrer), ce qui signifie littéralement « bien naître ». Il définit l’ensemble des méthodes et pratiques visant à sélectionner
le patrimoine génétique des générations futures d’une population en fonction
d’un cadre de sélection prédéfini, comme
la primauté de la race aryenne. Eugénisme et nazisme ont souvent été jumelés.
La protagoniste du roman est Annaliese Andersen, 4 ans, yeux bleus, cheveux blonds. Elle demeure à Skagen, la ville la plus au nord du Jutland, au Danemark.
Le 2 septembre 1943, elle est arrachée de force à sa mère et conduite à la gare au
son d’un orchestre de pleurs, cris et gémissements. Destination : le Lebensborn de Wégimont, en Belgique.
Le terme Lebensborn est un néologisme formé à partir de Leben (vie) et Born (fontaine), en allemand ancien. Gérées par les SS, ces Fontaines de vie visaient à accélérer la création et le développement d’une race ayrenne parfaitement pure
et dominante.
Les chapitres alternent entre les années 1943, 1944 et 1957 en Europe, d’une part, et l’année 2013 à Montréal, d’autre part. La romancière décrit avec force détails l’enfance et l’adolescence de la Danoise qui refuse d’apprendre l’allemand, mais qui s’initie au français. En 2013, ce sont les révélations
de la septuagénaire Annaliese qui agissent comme un page turner.
Annie Lavoie peint le rigoureux processus de sélection aryenne auquel Annaliese est soumise, puis son adoption par une famille de Strasbourg, ensuite son installation à Paris et, enfin, la recherche de sa famille naturelle au Danemark.
Le roman rappelle que le régime d’Hitler valorisait les blonds aux yeux bleus, comme Annaliese, et que la Scandinavie en était peuplée. Le bébé ou l’enfant restait au Lebensborn en vue de se faire adopter par une famille au sang nordique et supérieur. « À l’époque, des milliers de familles allemandes désiraient adopter un enfant de bonne race. »
Les enfants qualifiés de racialement supérieurs étaient séparés des autres qu’on renvoyait à la gare. Annaliese croyait qu’ils retrouveraient leur famille. Elle les enviait. En réalité, ils étaient envoyés « à Birkenau ou Ravensbrück. Ils ont tous été exterminés à leur arrivée là-bas. »
Juste avant d’être adoptée par une famille allemande de Strasbourg, Annaliese fréquente le Lebensborn de Lamorlaye, caché dans la forêt de Chantilly. Il s’agit de la seule institution du genre en territoire français. Une infirmière s’attache à elle et
lui enseigne le français.
La petite fille du Lebensborn est un roman qui repose sur une rigoureuse recherche historique et sur des rebondissements psychologiques finement ciselés. J’y vois
un hommage à tous ces enfants, innocentes victimes, qui ont survécu à une guérilla émotionnelle, et qui ont conservé leur foi
en l’humanité en dépit de tout.
30 août 2024
Sophie Lalonde-Roux, Poudreuse, roman, Longueuil, Éditions de l’instant même, 2024, 120 pages, 21, 95 $.

Roman
d’apprentissage queer

Au début de la vingtaine, Loup-Antoine entrevoit aucun avenir où
il peut arriver à être en paix avec lui-même. Deux rencontres avec
un autre homme changeront
la donne, comme l’illustre avec brio Sophie Lalonde-Roux dans le roman Poudreuse.
La mère de Loup-Antoine (Loulou) l’a enduré pendant vingt ans et veut maintenant que son fils disparaisse de
sa vie. Elle est à bout de patience « de voir son enfant scrapper son passé, son présent pis son avenir ».
Loup-Antoine est livré à lui-même dans
les rues de Montréal. La drogue est la seule chose qui lui fait oublier le goût de mourir. Il revoit Étienne, connu à l’école secondaire et maintenant étudiant en médecine. C’est
le coup de foudre. « Nos cœurs pognent
en feu. » Ce sera la première fois qu’il couchera avec un gars, « avec quelqu’un tout court » en fait.
Le roman est écrit au « je », Loup-Antoine étant le narrateur. Voici le style dans lequel il s’exprime : « Est-ce que ce serait possible de mettre la switch off dans ma tête, d’éteindre mon cerveau cinq minutes, juste cinq minutes, sans avoir besoin de me shooter pour que ça soit possible pis d’avoir enfin l’ostie de paix… » ?
Un peu plus loin, il ajoute « ça va inévitablement finir avec moi qui me crisse une seringue dans le bras, écrasé comme
un ostie de légume dans mon lit ».
Toujours accro à une panoplie de drogues, Loup-Antoine n’a pas l’énergie de vivre, mais n’a plus maintenant l’énergie de mourir. Étienne lui tient à cœur. Il est
la première personne qui lui vient en tête
le matin et la dernière pensée cohérente qu’il a avant de s’endormir.
La romancière sait nous tenir en haleine en concoctant des dénouements inattendus. L’un d’eux est la mort par surdose d’Étienne. Montréal sans cet amant est une tragédie. Comment Loup-Antoine va-t-il faire pour remplir le vide que cette absence crée en lui ?
La réponse consiste à partir loin de ce qui
le fait souffrir, à s’exiler en Gaspésie. C’est là que Loup-Antoine fera face à ses deuils, luttera contre ses dépendances et apprendra à être heureux… avec un nouvel homme.
Nathaniel est celui que Loup-Antoine rencontre en marchant « au ralenti dans
la poudreuse ». Comme le froid l’aide à chasser ses idées noires, Sophie Lalonde-Roux y trouve le titre de son roman.
À la suggestion de sa psy, Loup-Antoine écrit des lettres à Étienne. Ce sont les passages les plus touchants du roman.
Ces missives sont écrites sans lettres majuscules, mais pleine de minuscules nuances émotives finement ciselées.
« des fois j’ai l’impression de voir la lumière au bout du tunnel, mais j’ose pas y croire encore. d’un coup que ça soit trop beau pour être vrai, pis que ma lumière s’éteigne aussi vite que la tienne. je t’aime, loup-antoine. »
Alliant une prose mordante et crue à
une histoire poignante de résilience et de quête de sens, Sophie Lalonde-Roux livre un roman d’apprentissage queer à la fois sensible et authentique, sans escamoter
les moments de poésie et de lumière.
Poudreuse figure sur la courte liste du prix littéraire Janette-Bertrand 2024. Le livre lauréat sera dévoilé le 27 novembre au Salon du livre de Montréal.
17 août 2024
Annie Gilbert et Claude Hervé-Bazin, Explorez la Nouvelle-Orléans et les bayous, Montréal, Guide Ulysse, 2024, 160 pages,
9 cartes, 18,95 $.

Quelques bijoux
de la Louisiane

Une mosaïque de culture et de saveurs fait de la Nouvelle-Orléans une ville fascinante. J’en ai été témoin plus de 30 ans passés.
J’aurais aimé avoir le guide Explorez la Nouvelle-Orléans et les bayous, préparé par Annie Gilbert et Claude Hervé-Bazin, afin de mieux jouir de mon séjour chez les Cajuns.
La Louisiane a d’abord été un territoire français, puis espagnol, avant de devenir
un État américain. « Ce métissage culturel imprègne aujourd’hui encore tous les domaines de la Nouvelle-Orléans, aussi bien la gastronomie que l’art et, par-dessus tout, la musique. »
C’est le Montréalais Jean-Baptiste Le Moyne, sieur de Bienville, qui fonde cette ville en 1718. Plusieurs rues du Vieux Carré arborent des toponymes français : Bourbon, Royal, Chartres, Dauphine, Ursulines, Orléans
et Toulouse.
La cathédrale Saint-Louis, avec ses trois flèches et sa lumineuse façade blanche, demeure un repère facilement identifiable du Vieux Carré. « Érigée en 1794 dans
le style colonial espagnol, elle a fait l’objet d’un remodelage en 1849, ce qui en fait
la plus ancienne cathédrale en activité continue des États-Unis. »
Le guide m’a appris qu’une maison bâtie en 1852 a accueilli Edgar Degas en 1871-1873, « dans sa famille maternelle originaire de
la Nouvelle-Orléans. Il réalisa alors quatre dessins et 18 peintures, la plus connue étant Le bureau de coton à La Nouvelle-Orléans. »
Une des plus célèbres icônes du jazz est originaire de la Nouvelle-Orléans. Louis Armstrong y est né en 1901. En face du parc nommé en son honneur, on peut admirer une fresque rappelant les jazz funerals. L’aéroport international porte le nom de Louis Armstrong.
Lors de mon séjour en Louisiane, je me suis rendu à Saint-Martinville, près de Lafayette. C’est là que j’ai pu voir « les marécages,
les fameux bayous aux dédales aquatiques plantés de cyprès chauves ». Les Acadiens
y vécurent longtemps en autarcie quasi complète, « subsistant de pêche et de trappe, conservant leur langue et leurs traditions ».
On sait que Henry Longfellow a publié en 1847 un poème épique intitulé Evangeline,
A Tale of Acadie
, racontant la déportation des Acadiens et la séparation forcée d’Évangéline et Gabriel à la veille de se marier. Le poème fait mourir Gabriel dans les bras de sa promise, bien des années plus tard.
Le guide nous apprend que le juge-écrivain Felix Voorhies, de Saint-Martinville, a publié en 1907 une histoire révisée d’Évangéline. « C’est au pied du grand chêne bordant
le bayou Teche que les deux amoureux se sont retrouvés, elle mourant de chagrin après avoir appris qu’il s’était entretemps marié. Depuis cette époque, on se recueille devant l’arbre, en souvenir de la tragédie acadienne. »
La Nouvelle-Orléans regorge de spécialités culinaires. Le guide en propose une bonne douzaine, dont le jambalaya, le gombo,
les beignets du Café du Monde, les huîtres,
les écrevisses et la viande d’alligator.
Agréable à consulter et ultra-pratique
grâce à son format de poche, le guide de voyage Explorez La Nouvelle-Orléans et
les bayous est l’outil parfait pour préparer son séjour dans cette région. Chaque itinéraire propose un plan clair et précis, avec localisation des attraits, activités, parcs, sites historiques, boutiques, restaurants
et bars.
11 août 2024
Luc Martel, L’Étranger de l’Isle-aux-Grues, tome 1, « Un amour interdit », roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2024,
360 pages, 26,95 $.

L’amour est plus fort
que la guerre.

Une Canadienne tombe amoureuse d’un Allemand durant la Seconde Guerre mondiale. Le sujet n’est pas original, mais son traitement est fait avec brio par Luc Martel qui signe
le premier tome du roman L’Étranger de l’Isle-aux-Grues.
L’action se déroule en 1944-1945, tantôt
sur une île peu connue du fleuve Saint-Laurent, tantôt dans la Vieille-Capitale.
En tentant de chasser une oie ou une outarde, Eva Laflamme, 19 ans, découvre
un homme d’environ 20 ans, à moitié mort sur les rivages de l’Isle-aux-Grues.
La jeune femme lui porte secours sans savoir qu’il s’agit d’un sous-marinier allemand. Il s’appelle Frederick Bayer (comme l’aspirine) et parle couramment
le français. Après seulement quelques jours, il se crée une sorte de lien invisible entre Eva et Frederick. Ce lien se consolide à chaque heure passée ensemble.
Les enfants Laflamme sont orphelins. Les fils aînés sont au front. Eva prend la tête de l’exploitation agricole, tout en s’assurant du maintien de la maison. Une fois mise au courant de l’origine allemande de Frederick, elle tait ce fait pour le moins troublant auprès des siens et des paroissiens.
Luc Martel « martèle » l’idée qu’une jeune femme doit protéger sa réputation,
doit respecter les convenances. Eva cache donc l’intensité de la relation qu’elle a développée avec Frederick. Vous devinez que les convenances ne tardent pas à prendre le bord, les bisous affectueux se transformant en baisers passionnés.
Le récit coule rondement. Les nombreux rebondissements sont bien pensés, pas de digressions inutiles. La recherche historique demeure rigoureuse. L’auteur a même interviewé son beau-père de 93 ans sur
la vie rurale dans les années 1940.
Un des rebondissements est le retour de Charles, frère aîné d’Eva, avec une jambe amputée. « C’est un sale boche qui m’a tiré dans le genou. » Il a développé une haine viscérale envers les Allemands et réagit très mal lorsqu’il apprend ce que cache sa sœur Eva. Il conduit la police militaire sur l’Isle-aux-Grues pour capturer l’Allemand.
Charles estime avoir fait son devoir de patriote en dénonçant Frederick. Eva rétorque qu’elle a fait son devoir de bonne chrétienne en lui sauvant la vie. Quant à l’amour, le romancier démontre suavement que ce sentiment ne connaît pas de frontières. 
Luc Martel excelle dans l’art de camper
son histoire d’amour dans un contexte politique qui lui permet de faire intervenir des personnalités telles que le Premier Ministre Mackenzie King et le ministre de
la Défense Douglas C. Abbott, ainsi que
le lieutenant-colonel et député Hugues Lapointe.
On apprend qu’un camp sur les Plaines d’Abraham a hébergé les prisonniers allemands. Frederick s’y trouve, bien entendu, et Eva va remuer ciel et terre
pour que son financé ne soit pas rapatrié
au lendemain de la guerre. Les talents
de violoniste du prisonnier seront un atout précieux.
En brossant le portrait d’une femme déterminée et débrouillarde, l’auteur fait d’Eva un personnage féminin fort et inspirant. Le gouvernement n’étant pas reconnu pour ses décisions rapides, Eva trouve moyen de lui forcer la main.
Elle prend des initiatives complètement inattendues pour une jeune femme à cette époque-là.
Mêlant habilement romance et faits historiques, Luc Martel signe ici un premier roman plein de rebondissements et d’émotions, campé d’abord dans le décor enchanteur de l’une des îles du Saint-Laurent, puis dans l’effervescente Vielle Capitale. Le tome 2 de L’Étranger de l’Isle-aux-Grues est prévu pour le printemps 2025.
7 août 2024
N.S. Perkins, L’infini entre nous, roman traduit de l’anglais par Luc Rigoureau, Montréal, Éditions Petit homme, 2024,
360 pages, 29,95 $.

De platonique à romantique sans la moindre censure

L’écrivaine montréalaise N.S. Perkins est championne dans la description des émotions palpitantes, pour ne pas dire viscérales. Son roman L’infini entre nous est en quelque sorte l’autopsie de deux êtres se déclarant un amour aussi inévitable que poignant.
L’action met en scène Violet Mitchell et Will Seaberg qui ont passé des étés mémorables dans une charmante maison que se partageaient leurs familles en vacances à Ogunquit pendant dix-huit ans.
Les chapitres alternent entre aujourd’hui
et cinq étés plus tôt. Un véritable chassé-croisé d’émotions fortes.
Violet est la narratrice et explique d’abord comment il est impossible que Will et elle ne soient pas amis. « Nous n’en sommes
pas capables, tout simplement. […] Personne ne me comprend comme lui. On dirait que nous avons la même âme. »
Les deux amis ne se sont pas vus depuis cinq ans lorsque Violet revient à Ogunquit pour mettre la maison d’été en vente. Surprise : elle trouve Will en train de faire des réparations, pas du tout d’accord sur
la vente du chalet qui appartient aux deux familles.
Devenu professeur d’histoire, Will demande à Violet de passer l’été avec lui. Elle accepte avec la ferme intention de le rallier à son idée de vendre ce domicile emblématique d’une jeunesse aussi enivrante que trouble. Ils passent huit semaines ensemble.
C’est là que commence la valse entre Aujourd’hui et Cinq étés passés. On plonge dès lors dans une histoire de secret et de drame familial, d’amour de jeunesse qui traverse les années et de tourments de
la vie de jeune adulte.
Dès que Will croit tout savoir au sujet de Violet, elle trouve le moyen de le sidérer.
Il l’appelle affectueusement V. « Tu m’as toujours été destinée, V, comme je t’ai toujours été destiné. Simplement, on ne
s’en rendait pas compte. »
Un an plus vieux que Violet, Will a le don d’offrir des étreintes si chaudes et puissantes qui signifient tout pour son amie, tout ce qu’aucun mot ne pourrait exprimer. « Will ne me contemple pas comme le ferait un ami, mais comme un homme qui brûle de désir. C’est clair, il éprouve pour moi ce que j’prouve pour lui. »
Ordinairement, quand « la petite poche d’émotions » se manifeste, la jeune femme a l’habitude de la remettre à sa place, ni vue ni connue. Elle pense l’avoir recousue à jamais, mais voilà que les points menacent de craquer.
Violet est toujours vierge et vous devinez que cela ne va pas tarder à changer.
On passe de la phase des sentiments platoniques à l’étape du vécu romantique… et épicé. À noter que certains passages contiennent des scènes de sexualité explicites.
N.S. Perkins excelle dans l’art de décrire comment le cœur et le cerveau peuvent donner des conseils contradictoires. On découvre avec plaisir (le mot n’est pas trop fort) comment la présence de Will est
« une entité palpable qui envahit » tous
les sens de Violet. Elle a connu un garçon, elle apprend à connaître un homme.
Malgré le nom à connotation anglophone
de l’autrice, celle-ci est en fait Montréalaise et parle parfaitement français. Elle s’est découverte une passion pour la romance
et l’écriture alors qu’elle était adolescente. Depuis, N.S. Perkins en est à cinq romans publiés. Lorsqu’elle n’est pas en train d’écrire, elle poursuit ses études en médecine.
17 juillet 2024
Henry Gee, Une (très) brève histoire de
la vie sur
Terre, 4,6 milliards d’années en
12 chapitres
, essai traduit de l’anglais par Laurent Boscq, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 2024, 432 pages, 38,95 $.

4,6 milliards d’années
en 12 chapitres

Il y a plus de quatre milliards d’années,
la Terre eut des anneaux, comme Saturne, qui finirent par s’amalgamer pour former
la Lune. Voilà une des premières révélations livrées par Henry Gee dans Une (très) brève histoire de la vie sur Terre.
Paléontologue et biologiste, Henry Gee est rédacteur en chef chez Nature. Les premiers mots du premier chapitre sont « Il était
une fois… », comme s’il allait nous livrer
un conte de 4,6 milliards d’années.
L’éditeur indique que Gee en fait
« un page-turner scientifique ». J’ai plutôt trouvé la lecture pénible, nécessitant souvent un doctorat en astronomie pour démêler le savoir érudit de l’auteur qui truffe son ouvrage de 318 notes en bas
de page.
Il y a, heureusement, six frises (tableaux) qui présentent chacune une tranche de
la chronologie des événements en milliards d’années avant le présent. La première frise situe la naissance de l’univers à plus de
10 milliards d’années. La formation du Soleil et système solaire survient à un peu moins de 5 milliards d’années.
Henry Gee situe les premiers signes de vie
à environ 3,75 milliards d’années. Ce n’est que 400 millions d’années passées que
les premières plantes terrestres apparaissent, suivies des premiers mammifères et dinosaures (200 millions), premiers oiseaux et fleurs (100 millions).
Je fais un bond énorme dans la chronologie pour arriver à l’Homo erectus. Gee écrit
que « nous tenir debout et marcher paraît si naturel que nous imaginons que cela va de soi. » Or, passer de la quadrupédie à
la bipédie « fut un des événements les plus remarquables, improbables et intrigants de toute l’histoire de la vie. »
L’Homo erectus était un animal social.
Son comportement était lié à des pratiques telles que les parades sexuelles, l’extrême violence ou encore la cuisine. « À un certain stade de leur évolution, différentes tribus d’Homo erectus apprirent à maîtriser le feu et découvrirent, en cuisant des aliments, une expérience à la fois gustative et conviviale. »
La cinquième frise indique que les premiers outils en pierre et l’abattage remontent à plus de 3 millions d’années. Quant à l’Homo sapiens et au Néandertalien, ils datent de
1,5 millions d’années.
Henry Gee fait état d’une mine de découvertes sensationnelles. Par exemple,
ce sont les grands-mères qui ont sauvé notre espèce. Contrairement aux autres animaux, les bébés humains sont incapables de se débrouiller seuls, alors nous avons appris à vivre passé l’âge de procréer, afin de les élever. Ce sont les groupes dont
les femmes ménopausées s’occupaient
des enfants qui survécurent !
C’est le propre de tout organisme vivant de s’éteindre un jour, l’Homo Sapiens ne faisant pas exception. Il n’y a cependant pas lieu de désespérer. Henry Gee nous invite plutôt à mettre à profit l’infime laps de temps qui nous est imparti pour enrayer les dérèglements que nous avons causés.
Pourquoi ne pas nous pencher sur l’histoire des formes de vie qui nous survivront sans doute et qui ont beaucoup à nous apprendre, à l’image de ces champignons, super-organismes à l’origine de toute vie que nous foulons chaque jour sans même
y prêter attention…?
10 juillet2024
Emmanuelle Erny, Charlotte au pays des mots, roman, Ottawa, Éditions L’Interligne, coll. Vertiges, 2024, 72 pages 21,95 $.

La grammaire a les nuances d’une grand-mère

L’idée est originale : faire voyager Alice dans un autre pays tout aussi merveilleux, celui des mots. Emmanuelle Erny change le nom d’Alice et nous concocte Charlotte
au pays des mots
, un court roman où la nuance est la chasse gardée
de tout un chacun.
D’un devoir de grammaire, Charlotte se retrouve aspirée dans un monde où elle doit négocier avec les noms, articles, adjectifs, verbes, adverbes et pronoms pour retrouver son chemin. Ceci permet à la romancière de souligner la richesse et les mécanismes
de notre langue.
Histoire, ici, est un personnage. Chaque pronom se rue à son assaut, espérant avoir le privilège de la remplacer. Pourquoi? Parce qu’un pronom est un mot flou aux contours indistincts; « tant qu’ils ne remplacent aucun nom, ils ne sont personne ».
Emmanuelle Erny connaît la grammaire française sur le bout des doigts. Elle aime donner toutes sortes d’exemples, comme celui d’une conjonction de subordination : « Alors qu’elle rentrait chez elle, elle a été enlevée par un vaisseau spatial. » Arme redoutable, alors que soumet une phrase
à une autre.
Les verbes occupent une place de choix dans ce roman. Pas étonnant puisqu’ils forment trois groupes. Ceux du premier « ont vraiment un -er de famille ».
Ils sont faciles et réguliers; nous aimons
les conjuguer.
Ceux du deuxième groupe sont plus difficiles à cerner. Comment faire le tri?
Ils doivent participer (participe présent)
avec un « s » à la gauche. Finir devient finissant; partir n’a pas cette « ssuvité ».
Les verbes du troisième groupe sont hétéroclites : -oir, -aire, -eindre, -ir,
-soudre. L’auteure souligne que Charlotte a déjà dit à sa prof de français que la langue française se porterait mieux sans ce troisième groupe. Erreur ! Ils sont
« la dentelle des verbes ».
Être et avoir sont des verbes totalement irréguliers. Et ils en sont fiers. « Sans nous, les temps composés de décomposent, […] rien que des temps simples… autant dire simpliste. Nous sommes la richesse
des autres, leur subtilité, leurs nuances. »
Vous vous souvenez des tests de grammaire, de la difficulté à décliner un verbe au subjonctif…? On y fait allusion avec le verbe teindre. Que j’eusse teint se transforme en que je teignisse. Occasion pour Emmanuelle Erny de s’adonner à un beau jeu de mot : « teindre nous en fait voir de toutes
les couleurs », ce qui provoque un éclat
de rire chez Charlotte.
Il ne m’a pas été facile de lire ce roman en raison de la mise en page. Le caractère sans sérif est tellement petit qu’il faut presque une loupe pour capter les mots. Ils sont parfois tellement serrés sur une ligne que l’espace entre eux se voit difficilement.
De plus, il n’y a pas de chapitres; tout est présenté dans un seul bloc d’environ
50 pages, pas de sous-titres, pas de pauses pour respirer, pour adopter un nom, un pronom, un verbe, un adjectif, un adverbe.
3 juillet 2024
Richard Osman, Une mort bien fâcheuse, polar traduit de l’anglais par Sophie Alibert, Paris, Éditions du Masque, coll. Le Murder Club enquête, 2024, 416 pages, 32,95 $.

Pénible pêche
aux indices

Richard Osman nous a habitués à des enquêtes criminelles menées de premier chef non pas par la police nais par
le Murder Club du jeudi. Dans son nouveau polar intitulé Une mort bien fâcheuse,
il mêle allègrement le monde des antiquités et l’univers de la drogue.
Un homme est tué par balle en pleine nuit, dans sa voiture, au milieu de nulle part.
Cet antiquaire est un ami de Joyce, Ron, Elizabeth et Ibrahim, les quatre membres du Murder Club du jeudi, tous des octogénaires qui vivent dans un village de retraite.
Plutôt que de passer ses jeudis soirs à jouer au bridge, le Murder Club du jeudi se réunit pour enquêter sur des meurtres non résolus par la police. Les quatre amis en profitent pour s’empiffrer de thé, de gâteaux et de potins.
L’antiquaire a presque quatre-vingts ans.
Or, il y a tant de façons de mourir à cet âge qu’il semble injuste d’ajouter « assassinat » à la liste. Osman fait durer le suspense en agrémentant son récit de plusieurs passages empreints d’une grande amitié.
Elizabeth n’en a pas le titre, mais
sa démarche la désigne comme leader
du Murder Club. Quand elle mène une interrogation, on a un peu l’impression d’être en présence d’un « maître espion
de haut vol ». Elle débusque facilement
les gens qui en savent plus qu’ils ne le disent.
Tout le monde va à la pêche aux indices. Une enquêtrice aimerait appartenir au Murder Club du jeudi car ses membres
n’ont pas à porter un uniforme, à adresser un salut réglementaire à un bouffon de supérieur, à s’inquiéter de la loi sur
la police et sur les preuves judiciaires.
Ils obtiennent plus vites des résultats,
la procédure appropriée étant rarement utile quand il est question de poser le bon geste.
On cite parfois des grands noms. Benjamin Franklin aurait dit que « dans la vie rien n’est certain à part la mort et les impôts ». Oscar Wilde, lui, a écrit qu’il y a deux tragédies dans la vie : « l’une est de ne pas avoir ce que l’on désire; l’autre, d’obtenir justement ce que l’on veut ».
Tout un chapitre est consacré à une personne qui a recours à l’aide médicale à mourir (comme ce fut le cas pour ma sœur). On mentionne même Dignitas en Suisse, l’organisme qui a fourni ce service à ma jumelle. L’auteur souligne que « les jours marqués par la mort sont des jours durant lesquels nous évaluons notre relation à l’amour sans user du moindre artifice ».
J’ai été quelque peu ennuyé de constater que le polar allait dans toutes les directions, s’étirant dans de longues parenthèses et
des digressions de toutes sortes. Un premier meurtre a été commis, puis un second et
un troisième, mais on n’est pas pressé à élucider cette affaire. Rendu à la page 300, j’avais encore de la misère à comprendre
ce qui se passait.
Né en 1970, le Britannique Richard Osman s’est d’abord fait connaître par des émissions animées à la BBC. Une mort bien fâcheuse est la quatrième enquête du Murder Club
du jeudi, la première ayant connu un franc succès international.
23 juin 2024
Brigitte Marleau, Grand-môman, Esquisse d’une reconstruction de soi, exofiction illustrée par l’autrice, Montréal, Éditions Station T, 2024, 180 pages, 37,95 $.

Se reconstruire
une vie à 75 ans

Avec Grand-môman, Brigitte Marleau signe ce que je pourrais appeler une exofiction, un roman inspiré de la vie d’un personnage réel mais différent de l’autrice, et s’autorisant des inventions, par l’écriture de dialogues
et de monologues intérieurs. Avant 2013,
on parlait de biographie romancée.
Dès la première page, Brigitte Marleau sert un avertissement. « Ce récit est basé sur une histoire vraie. Toute ressemblance avec des personnages réels […] n’est ni fortuite
ni involontaire. La similitude avec des faits existants ne tient d’aucun hasard. »
À 74 ans, Lucienne Miron est une femme qui n’a pas eu de chance dans la vie, qui a trop longtemps été victime de violence conjugale. Son mari est décrit comme un homme « violent, manipulateur, jaloux, dégueulasse, cochon, grossier, moron ! »
Marc, le petit-fils de madame Miron, décide de l’héberger, mais c’est son épouse Julie
qui s’occupe de l’hygiène personnelle de Grand-môman. Cette dernière parle de ses selles comme de ses souvenirs. Julie lui prête une oreille attentive et, du coup, prend conscience des épreuves traversées, de l’injustice subie, de l’impuissance épuisante.
L’autrice et illustratrice décrit avec simplicité les aléas de la vie quotidienne tout en abordant des sujets sensibles et parfois tabous, et ce avec délicatesse et bienveillance. Il y a aussi des passages très humoristiques, notamment la conversation de Lucienne avec sa sœur Fernande, passablement sourde. Voici ce que ça donne :
– Fernande ! Oh mon Dieu ! T’as pas changé.
– Ben oui, j’me suis changée pour venir te voir.
– Viens-tu t’asseoir ?
– Pas sûre que j’vais rester jusqu’à soir.
– Combien de temps qu’on s’était pas vues ?
– Ma vue baisse, c’est sûr.
– Tu vois-tu tes enfants des fois ?
– Parle-moi-z’en pas. Le foie ! Y goûte pus comme avant…
– Aimes-tu ça, où tu restes, Fernande ?
– C’est sûr que j’mange des restes…
Julie consacre dix ans à la grand-mère de son mari, après quoi Lucienne décide de déménager dans un centre pour personnes âgées. Marc regrette de ne pas avoir été plus présent. Sa fille aurait souhaité être plus disponible. Julie aurait aimé avoir eu plus
de patience. Le chien Max dit wouf !
L’histoire aurait-elle été différente ? Probablement pas. La famille a ri, pleuré, boudé, crié, mais à la fin, c’est bien.
« C’est ça, la VIE. C’est pas parfait, et c’est parfaitement correct comme ça. ».
Je lis rarement des romans graphiques.
Il y a quelque 120 illustrations dans cette exofiction, toutes dans des tons de gris, beige, noir et blanc. Elles occupent plus de la moitié du livre et créent, à mon avis, un climat de tristesse. J’aurais aimé les trouver plus accrocheuses.
Brigitte Marleau est née à Montréal.
Elle est écrivaine, enseignante, illustratrice
et pastelliste. Détenant une maîtrise en psychoéducation, elle enseigne la francisation. Elle a publié une vingtaine de livres jeunesse dans la collection « Au cœur des différences » des Éditions Boomerang.
29 mai 2024
Nita Prose, L’Invité mystère, roman traduit de l’anglais par Estelle, Roudet, Paris Éditions Calmann-Lévy, 2024, 360 pages, 26,95 $.

Tasse de thé, scones
et… meurtre

Un écrivain mondialement connu s’écroule raide mort dans le salon de thé d’un prestigieux hôtel. Molly, la protagoniste de La Femme de chambre se retrouve une fois de plus sur la sellette dans L’Invité mystère de Nita Prose, autrice et éditrice basée à Toronto.
Le polar alterne entre le temps où Mamie travaillait pour l’écrivain J. D. Grimthorpe
et le temps où sa petite-fille Molly est responsable des femmes de chambre à l’hôtel Regency Grand. Mamie a jadis été
la bonne de l’écrivain ; sa petite-fille l’accompagnait, polissait l’argenterie et lisait dans la bibliothèque dont un pan cachait une porte vers le bureau du soi-disant plus grand auteur de polar.
Dès que la police s’amène pour élucider
la mort suspecte de Grimthorpe, Molly pose les questions les moins attendues à l’inspectrice, fait des liens auxquels la police n’a pas songé et se demande pourquoi on saute à des conclusions hâtives.
Elle brasse les cartes Meurtre, Crime, Suspects, Mobile et Alibis en tentant de distinguer entre la part de vérité dans cette histoire et ce qui n’est pas la réalité. « Parfois, un truc de rien du tout au début devient la clé qui permet de percer
le mystère. Il suffit de savoir rassembler
les morceaux. »
La thédomancie est la lecture des feuilles
de thé pour détecter des indices subtils combinés à l’intuition et à l’expérience. Nita Rose a sans doute écrit ce roman en y ayant recours.
Lorsque l’autopsie révèle que Grimthorpe a été empoisonné dans le salon de thé du Regency Grand, certains membres du personnel deviennent des suspects, dont
la responsable des femmes de chambre. Douée pour les détails, Molly entend bien prouver le contraire. Elle dit à l’inspectrice : « Je passe peut-être à côté de ce qui vous paraît évident, mais j’ai toujours été attentive à ce que les autres ignorent. »
Le polar met aussi en scène un club de femmes qui sont des fans irréductibles de Grimthorpe. L’une d’elle, véritable aficionado, se targue d’en être la biographe officielle,
ce que nie l’auteur. Cette femme sait que l’écrivain aime sucrer son thé avec du miel.
Molly connaît le son du tintement d’une vraie cuillère en argent contre une tasse en porcelaine fine, « une véritable musique à mes oreilles ». Elle a non seulement l’œil pour les détails les plus curieux, elle a l’oreille aussi. Cuillère et pot de miel vont-ils faire chavirer l’enquête policière en ouvrant une nouvelle piste… ?
L’invité mystère du titre est la fille de celle qui a dactylographié tous les polars de Grimthorpe. Elle sait ce que l’écrivain s’apprêtait à révéler avant de tomber raide mort dans le salon de thé du Regency Grand. La soi-disant biographe officielle
l’a aussi deviné.
Autant de rebondissements qui font de L’Invité mystère une enquête haute en couleur, qu’on savoure en sirotant une tasse de thé, bien entendu.
22 mai 2024
Andrée Christensen, Plonge, Freya, vole ! récit poétique, Ottawa, Éditions David, hors collection, 2023, 184 pages, 26,95 $.

L’ivresse des mots
chez Andrée Christensen

Finaliste au Prix littéraire Trillium pour
son récit poétique Plonge, Freya, vole ! Andrée Christensen reprend son person-nage Freya, disparu prématurément dans
les pages du roman Depuis toujours, j’entendais la mer (2006), pour une nouvelle gestation qui se veut une allégorie de l’acte d’écrire.
Dans la mythologie scandinave, Freya
est vénérée en tant que déesse de l’amour et de la beauté. Dans ce récit poétique,
elle « devient un nom fondateur,
une convocation à la transformation ».
On ne tarde pas à découvrir comment
un personnage peut s’acharner sur
son créateur pour exiger la parole.
Vous croyez sans doute que l’auteur
connaît mieux que personne l’intimité de ses personnages. Détrompez-vous; ce n’est pas toujours le cas. Les mots sont vivants; ils évoluent dans un temps autre; leurs mouvements demeurent imperceptibles,
sauf à ceux qui savent voir au-delà
des apparences.
Freya-Andrée démontre comment les mots ont un pouvoir spécial, celui d’arrêter
le temps. Ils permettent à la romancière-poète d’être doublement figée dans une même ivresse, celle de la peur et de
la fascination.
Tout au long de son récit poétique, Andrée Christensen glisse des références artistiques ou mythologiques. Il est tour à tour question de la déesse-sorcière Circé (Ulysse), d’un visage qui a l’ovale des nymphes de Botticelli, de la fée Mélusine,
de l’allegretto d’un battement d’ailes et
de l’or bleu de la Renaissance.
Parlant du bleu, la poète trouve toute une panoplie de nuances : bleu muscari, aigue-marine, bleu pervenche, lapis-lazuli, saphir, outremer, velours de Perse. Parmi les quatorze oeuvres qui illustrent le récit,
il y a « La convocation du bleu ».
Ces œuvres ont été réalisées par l’autrice après avoir écrit Plonge, Freya, vole ! Il s’git de techniques mixtes et collages, sans message didactique. Les créations ne font pas appel à la raison, plutôt à l’émotion et
à l’intuition.
Porté par une écriture envoûtante, Plonge, Freya, vole! est un livre inclassable qui se
lit comme un roman, mais se savoure tel
un long poème.
Poète, romancière et artiste visuelle, Andrée Christensen a publié plus de vingt-cinq titres, dont certains traduits en anglais et en roumain. L’autrice a également réalisé cinq livres d’artistes à partir de ses recueils de poésie avec des artistes visuels de l’Ontario et du Québec.
Créé en 1994, le Prix Trillium de langue française demeure la plus prestigieuse récompense littéraire en Ontario.
Les finalistes de cette année, sont : Martin Bélanger pour La fin de nos programmes, Andrée Christensen pour Plonge, Freya, vole!, David Ménard pour L’aurore martyrise l’enfant, Paul Ruban pour Le parfum de
la baleine
 et Nicolas Weinberg pour Vivre ou presque. La ou le lauréat sera connu
le 20 juin.
11 mai 2024
Dana Blue, Devil, tome 1 de Kink Club, Paris, Harper Collins, 2024, 288 pages, 28,95 $.

Bienvenue dans
l’univers du BDSM

Passionnée de romance, l’écrivaine québécoise Dana Blue (pseudonyme) nous surprend en explorant
un univers peu connu pour
les effusions de sentiments romantiques en signant Devil.
Il s’agit du premier tome d’une trilogie intitulée Kink Club. Bienvenue dans l’univers du BDSM.
L’action se déroule à New York, au Leather & Pleasure Club, un lieu de rencontre haut de gamme pour une clientèle avec certains moyens. Les hommes membres de cet établissement ont des goûts marqués pour le bondage et la discipline, la domination et la soumission, le sadisme et le masochisme (BDSM).
Les deux principaux personnages sont
le dominateur Dave Knight alias Devil et
le soumis Terrence Robinson alias le chiot. Ce dernier s’est sauvé d’une secte religieuse où le gourou l’a violé. Il réussit à trouver
un emploi de serveur au Leather & Pleasure Club. Les lumières tamisées,
les meubles en bois massif et les fauteuils en cuir l’impressionne.
Plusieurs membres du Club sont, eux, impressionnés par la beauté androgyne de Terrence, par son physique à la fois en forme et fragile. Grâce à une aura écrasante de dominance, Devil leur dame le pion et s’approprie celui qu’il va appeler le chiot.
Il lui fait signer un contrat d’obéissance aveugle pour une durée d’une semaine.
Dana Blue peint un chiot doué pour obéir. Avec Devil, Terrence trouve son espace mental de soumission; il a vraiment cela dans les veines. N’empêche qu’il ne sait jamais s’il frisonne d’appréhension ou de plaisir, d’angoisse ou d’envie. Chose certaine, le chiot « ne s’est jamais senti davantage libre que sous le contrôle de son Dom ».
Si l’homosexualité est généralement acceptée en société, s’afficher comme
un pratiquant de BDSM demeure le plus souvent mal vu. « Les gens ont encore beaucoup de préjugés et son mal informés sur la discipline. »
La romancière décrit comment ce n’est
pas la douleur en elle-même qui apporte
le plaisir aux soumis les plus masochistes; « c’est plutôt l’intense joie et la satisfaction qu’ils ressentent à l’idée d’avoir réussi à plaire à leur Dom ».
Devil passe aisément d’un extrême à l’autre, de la délicatesse à la rudesse. Sans punition, un Dom est en droit de se demander où serait le plaisir d’une relation BDSM, n’est-ce pas? Une panoplie de sex toys pimente son comportement : collier, menottes, cage, plug, pince, anneau.
Au terme de son contrat, Terrence a gagné beaucoup de confiance en lui-même et
n’est plus l’homme timide et brisé que Devil a rencontré la première fois au Leather & Pleasure Club. La soumission lui offre désormais les plus étourdissantes des sensations.
Les deux autres tomes de la série Kink Club sont Demon et Desire.
7 mai 2024
J.L. Blanchard, La femme papillon,
Une enquête de Bonneau et Lamouche, roman policier, Montréal, Éditions Fides, 2024, 350 pages, 29,95 $.

Bonneau et Lamouche enquêtent en France

Les enquêtes de l’inspecteur Bonneau et de son assistant Lamouche, de la police montréalaise, n’ont plus de frontière. Dans
La femme papillon, le romancier
J.L. Blanchard les dépêche à Paris où ils affrontent le mystérieux et redoutable Ordre des Monarques.
Le président de la République a invité Bonneau pour le remercier d’avoir résolu une affaire de célèbre tableau, racontée dans Les os de la méduse . Aussitôt arrivé à l’aéroport Charles-de-Gaulle, l’inspecteur est kidnappé et cela déclenche un branle-bas de combat entre le directeur de
la police nationale, le coordonnateur de
la lutte contre le terrorisme, la ministre
de l’Intérieur, le premier ministre et
le président de la République.
Pour retrouver Bonneau avant qu’il ne soit coupé en petits morceaux, l’assistant Lamouche s’envole pour Paris. Il est reconnu pour être impertinent, voire un peu rebelle, mais plutôt futé. Le voici « au beau milieu d’un échiquier sans en connaître tous
les enjeux ». Paris n’entend pas laisser
« ce jeune assistant de mes fesses se mêler de l’enquête » et le tient à distance.
En acceptant de devenir l’assistant du lieutenant, Lamouche savait qu’il allait probablement en voir de toutes les couleurs. « Mais jamais il n’aurait cru qu’il devrait aussi jouer les James Bond… » Pour retrouver son patron en vie, Lamouche doit élucider le mystère entourant l’énigmatique Ordre des Monarques dont les fondements semblent être l’ambition et la cupidité.
J.L. Blanchard démontre comment la convoi-tise fait commettre bien des crimes et croire bien des sottises. Il pimente son récit en décrivant des scènes d’initiation à l’Ordre des Monarques, où les membres cherchent « l’apothéose de la sagesse dans la célé-bration des plaisirs charnels ». Son style est aussi coloré que les fantasmes des initiés.
Avec un titre comme La femme papillon,
les protagonistes doivent se montrer à
la hauteur de la tâche, pas comme des chenilles ou pire encore, des larves. Et pour cause car ils se retrouvent au cœur d’une intrigue rocambolesque dans les hautes sphères du pouvoir.
Parlant de hautes sphères, Blanchard émaille son récit de citations dans la bouche du président de la République, qui s’exprime ainsi : comme le disait si bien Jacques Chirac… ou Mitterrand avait l’habitude de répéter… De Gaulle y passe aussi, lui qui affirmait que « la gloire se donne seulement à ceux qui l’ont rêvée ».
À plus d’une reprise, il m’a semblé que Bonneau ou Lamouche bénéficiaient de coups de chance un peu trop gratuits. Quelque chose d’étonnant apparaît soudainement au fond d’une alcôve.
Une échelle de corde lui tombe sur la tête.
Il craint qu’une porte soit verrouillée, mais non ! Il sort miraculeusement d’une pièce.
Cela n’empêche pas Bonneau et Lamouche de débarquer en France pour notre plus grand plaisir !
Né en 1957, Jean-Louis Blanchard est un écrivain canadien féru d’histoire. C’est à 64 ans qu’il a publié son premier roman,
Le silence des pélicans, lançant ainsi la populaire série « Une enquête de Bonneau et Lamouche ».
22 avril 2024
Zabel Bourbeau, L’Ontario à moto, Montréal, Guides Ulysse, 2024, 208 pages, 31 cartes, 29,95 $.

Évasions ontariennes
sur deux roues

Avec la belle saison qui approche,
les évasions sur deux roues ont
le haut du pavé. Les Guides Ulysse proposent donc une trentaine de road trips dans L’Ontario à moto,
de Zabel Bourbeau. L’autrice ne parle pas de voyages ou de vacances mais plutôt d’aventures à moto car il faut conjuguer avec les humeurs de Dame Nature.
Deuxième plus grande province après
le Québec, l’Ontario est la plus populeuse
et Toronto n’est pas le seul lieu d’attraction. D’immenses contrées 100% nature attendent les motocyclistes dans « une paix, un calme et un panorama remarquables ». Parcouru de rivières, l’Ontario couvre plus d’un million de kilomètres carrés percés de plus de 250 000 lacs.
Les circuits proposés par Zabel Bourbeau indiquent en un coup d’œil rapide
la longueur (km), la durée (jours), le niveau de difficulté (débutant, intermédiaire chevronné), le nombre de courbes sur une échelle de 1 à 5 et la beauté du paysage, également sur une échelle de 1 à 5.
Ce guide Ulysse semble viser les motocyclistes de la Belle Province. Pourquoi ? Parce que pour chaque circuit, on indique d’abord la distance à parcourir depuis Montréal et depuis la ville de Québec pour entamer la randonnée.
Regroupés sous cinq régions, les circuits permettent de rouler pour découvrir
1) Ottawa, les Mille-Îles et l’Est,
2) La péninsule du Niagara et le Centre,
3) La péninsule de Bruce et le Sud-Ouest, 4) Le Nord-Est, contrée de lacs et de forêts, 5) Le Nord-Ouest, le lac Supérieur et au-delà.
À titre d’exemple, je choisis le circuit intitulé Sur les traces du Groupe des Sept. Il s’étend de Sault-Sainte-Marie à Wawa, soit 230 km, requiert 2 à 3 jours et est de niveau chevronné. Le tronçon de l’autoroute Transcanadienne porte le nom de Route du Groupe des Sept (artistes) parce que « leur style audacieux et les couleurs vives mirent en valeur le caractère singulier de la nature du pays ».
Comme je suis originaire du Sud-Ouest ontarien, je ne peux pas m’empêcher de signaler le circuit L’extrême sud du Canada (100 km, 2 jours, niveau débutant). On propose une visite du Parc national de
la Pointe-Pelée et de l’île Pelée, situés à
la même latitude que Barcelone et Rome.
Ce guide offre plus que des circuits bien structurés. On y trouve une liste de plus
de 180 concessionnaires ontariens pour
les marques suivantes : BMW, CF Moto, Ducati, Guzzi, Harley-Davidson, Honda, Indian, Kawasaki, Suzuki, Triumph, Victory et Yamaha.
Zabel Bourbeau indique aussi quoi faire
en cas d’orage, de noirceur, de brouillard,
de gravier, de froid pénétrant ou d’intense chaleur.
Que ce soit pour une journée, un week-end ou des vacances de quelques semaines,
le motocycliste trouvera tout ce dont il a besoin dans ce livre pour rouler au fil de l’eau, savourer les routes sinueuses, admirer les villages les plus charmants et profiter des attraits accessibles.
Entièrement en couleurs et orné de photos inspirantes, L'Ontario à moto s’intéresse à tous les trajets possibles au-delà de
la traditionnelle autoroute :
chemins de campagne pittoresques, routes secondaires sympathiques et routes panoramiques spectaculaires.
14 avril 2024
Anne Trépanier, De l’hydre au castor. Imaginaire et représentations de
la Confédération dans la presse canadienne, 1844-1867
, essai, Québec, Éditions du Septentrion, 2024, 276 pages, 39,95$.

Visiter l’imaginaire
des Canadiens en 1867

Phrases mordantes composées
par des écrivains satiriques ou représentations loufoques dessinées par des caricaturistes, voilà sur quoi s’est penchée Anne Trépanier pour écrire De l’hydre au castor.  Imaginaire et représentations de
la Confédération dans la presse canadienne, 1844-1867
.
L’autrice expose et rassemble dans ce livre des représentations du « Canada à naître », tirées de journaux et de feuilles satiriques provenant des provinces de l’Amérique du Nord britannique avant leur entrée dans
la Confédération le 1er juillet 1867 :
la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, le Canada-Est (Québec) et le Canada-Ouest (Ontario).
Il ne s’agit pas d’une thèse ou d’un livre érudit, mais plutôt d’une « exploration curieuse et attentive d’images qui donnent corps et figures à des lieux communs de l’argumentation », au moment où se forme le Canada politique de 1867. On n’hésite pas à utiliser la puissance de l’imaginaire
des monstres pour décrire le projet de Confédération : spectres, fantômes, hydres
et pieuvres.
Selon l'essayiste Anne Trépanier, bien que les journaux soient en noir et blanc,
les images laissent voir un grand spectre
de personnages colorés. On y trouve Batiste pour les Canayens, John Bull pour
les Britanniques et Brother John pour
les Américains.
S’ajoutent des portraits caricaturés de politiciens tels que George Brown, John A. Macdonald ou Louis-Joseph Papineau, pour n’en nommer que trois.
On ne saurait trop insister sur l’importance des journaux dans le développement de l’opinion publique et de « l’alphabétisation politique » des futurs Canadiens.
Or, l’objectivité n’avait pas sa place dans
les journaux de la période étudié.
Comme l’expriment les auteurs de l’essai Histoire du livre de l’imprimé au Canada, « elle était non seulement absente de
la presse d’opinion du XIXe siècle mais contradictoire avec la conception même d’un journal politique ». Ils rappellent qu’entre 1830 et 1870, le journal d’opinion est justement à son apogée dans la Bas-Canada et le Canada-Est.
Les images satiriques sont très présentes dans l’affirmation de l’imaginaire et de l’identité. Les métaphores viennent tout naturellement à la rescousse dans les deux cas. Et comme on le sait, la métaphore fait voyager les images, celles qui valent mille mots.
« Lorsque la narration est appuyée par
des images fortes, en particulier lorsque
ces allégories sont mises en images,
la performance identitaire est soulignée et plus facile à lire. Les étapes de la distinction et de la différenciation, de l’identification et de la reconnaissance prennent alors des reliefs appréciables. »
Anne Trépanier montre clairement comment les images textuelles et visuelles ont permis d’entrevoir un certain imaginaire de la Confédération. Par exemple, ces images montrent bien le rapport trouble qu’entretient le Canada en devenir à l’égard de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
Le corpus évoque aussi « les tensions existantes entre les provinces et la peur, commune, de l’inconnu ».
Le Canada de 1867 est un pays jeune, plein de controverses. Certaines réalités du XIXe siècle n’ont pas encore disparu au XXIe siècle.
7 avril 2024
Lucy Maud Montgomery, Les Chroniques d’Avonlea, nouvelles traduites par Patricia Barbe-Girault, France, Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2024, 232 pages,
32,95 $.

La prose élégante
de Lucy Montgomery
 

Autrice la plus lue au Canada, Lucy Maud Montgomery publie Les Chroniques d’Avonlea, son premier recueil de nouvelles, en 1912. Un second tome paraît en 1920.
Les Éditions Monsieur Toussaint Louverture ont réuni douze nouvelles qui jouissent d’une prose élégante, poétique et pleine
de charme.
Lucy Maud Montgomery est née à l’Île-du-Prince-Édouard en 1874 et décédée en Ontario en 1942. Son premier roman Anne, la maison aux pignons verts (1908) a été imprimé continuellement pendant plus d’un siècle, a été traduit en plus de 35 langues,
y compris le braille, et adapté des douzaines de fois en divers médias. Montgomery a écrit plus de 500 nouvelles, dont
Les Chroniques d’Avonlea.
On retrouve le village d’Avonlea et
les premières années d’Anne Shirley à
Green Gables (pignons verts). On plonge dans des récits tour à tour tendres, nostalgiques et drôles. On découvre aussi bien le quotidien routinier que le côté extraordinaire de la vie sur l’Île-du-Prince Édouard.
Dès les premières lignes, deux traits
d’Anne Shirley sont décrits : « sa jolie tête couronnée de tresses auburn » et « ses grands yeux gris comme deux lacs sombres où miroitait la lune ». Tandis qu’elle n’est encore qu’une jeune fille, Anne Shirley va découvrir divers personnages colorés qui peuple Avonlea et ses environs.
À quelques reprises, l’autrice fait référence aux Saintes Écritures. Les pieds d’un personnage se détournent de la jeunesse « pour marché dans la vallée des ombres » (allusion aux Psaumes, 23 :4). Ou encore : « chaque parole qu’il prononça était pour elle comme une pomme d’or dans un tableau d’argent » (allusion aux Proverbes, 25 :11). Quand quelqu’un « travers la Vallée de l’ombre de la mort », il s’agit bien entendu d’une allusion aux Psaumes, 23:4.
Pour dire que Tante Nan est décédée, Lucy Montgomery écrit qu’elle « s’était endormie du sommeil qui ne connaît pas de réveil ». Le style finement ciselé s’applique aussi à
la vieille Mlle Lloyd que l’on croit avare et excentrique, au petit Felix et à sa passion pour le violon, à Pa Sloane et à son amour des encans, ou encore à Prissy Strong à qui on ferra une cour bien particulière. 
Voilà douze histoires captivantes qui dévoilent la richesse humaine d’une petite communauté au tournant du vingtième siècle.
22 mars 2024
Évelyne Ferron, Histoires de constructions
et monuments incroyables
, album documentaire illustré par Jordanne Maynard, Montréal, Éditions Fides, coll. Civilisations, 2024, 48 pages, 22,95 $.

Les plus fascinants
édifices et structures
de notre planète

La Terre regorge de constructions et monuments incroyables. On n’a qu’à penser à La Grande Muraille, au Colisée de Rome, au Taj Mahal ou
au Parthénon. Les Éditions Fides ont créé la collection Civilisations pour faire connaître des faits étonnants.
Évelyne Ferron signe Histoires de constructions et monuments incroyables,
un album documentaire illustré par Jordanne Maynard. Il couvre aussi bien
la préhistoire et l’antiquité que le Moyen Âge, l’époque moderne et l’époque contemporaine. Chaque construction ou monument est décrit en une page, plus
une illustration et une photo.
À tout seigneur, tour honneur. La pyramide de Khéops ouvre le bal. C’est le tombeau d’un pharaon plus de 4 500 ans passés.
À la même époque, le cercle de pierre de Stonehenge s’élève en Angleterre; il s’agit
du plus énorme calendrier solaire.
La Grande Muraille de Chine (environ 2 500 ans) est « si longue qu’elle pourrait faire tout le tour des États-Unis ». On a inventé des histoires à son sujet, comme l’idée qu’on peut la voir de la Lune. C’est faux, mais cela montre à quel point elle impressionne.
Parmi les constructions et monuments présentés, j’ai vu Stonehenge, la Grande Muraille, la pyramide du Soleil (Mexique),
le Colisée de Rome, le Parthénon, l’Alhambra (Espagne), le Château de Versailles, la Tour Eiffel et Habitat 67.
Oui, vous avez bien lu. La dernière construction dans cet album est
« un étonnant édifice à logements fait d’immenses cubes empilés les uns sur
les autres ». Ces 158 appartements répartis sur 12 étages inégaux ont été érigés lors d’Expo 67 à Montréal.
Depuis la nuit des temps, les humains
sont d’incroyables bâtisseurs. Sans outils spécialisés ni logiciels, ils ont réussi à creuser un tombeau à même une falaise,
à bâtir des châteaux dignes d’un conte de fées et à ériger des structures si hautes qu’elles semblent toucher le ciel !À travers les pages de ce livre, nous visitons quelques-uns de ces édifices aussi bizarres que surprenants et nous rencontrons
les peuples qui les ont construits.
10 mars 2024
Florence Sara G. Ferraris, Ruelles, livre pratique avec photos d’Ariel Tarr, Montréal, La courte échelle, 2024, 256 pages, 29,95 $.

La ruelle est
une communauté
tricotée serrée

Oreille tendue et œil grand ouvert, voilà comment il faut arpenter
une ruelle pour saisir l’essence
d’une ville. La journaliste Florence Sara G. Ferraris et la photographe Ariel Tarr ont parcouru nombre
des 4 000 ruelles montréalaises pour nous offrir Ruelles,
un hommage aux gens qui
les peuplent.
Ces petites artères souvent cachées s’étirent sur près de 500 kilomètres. Elles épousent les formes suivantes : en ligne droite, en H, en T et en S. « Terrains de jeux pour
les enfants, lieux de passage pour certains et espaces de rencontres pour d’autres,
les ruelles montréalaises font partie de l’imaginaire collectif. »
Les ruelles n’existaient pas en Nouvelle-France. Elles font leur apparition après
la Conquête britannique, permettant aux domestiques de gagner les cuisines sans être vus et aux cochers d’accéder aux écuries des vastes maisons de style anglais.
Un personnage typique des ruelles au
19e siècle est le guenillou, appelé aussi chiffonnier ou vendeux de guenilles.
D’un ton éraillé ou nasillard, il lance son « bouteill’ guenill’ à vendre ». Il est
« un peu comme un bonhomme Sept-Heures réinventé ».
L’ouvrage note que la ruelle était l’univers des enfants. Les parents y venaient seulement pour acheter de la glace ou du pain. « C’était vraiment notre terrain de jeu. » Mais il faut écouter les consignes, peu importe l’adulte qui les dicte. « La ruelle, c’est une communauté où tous s’occupent les uns des autres. »
Pour l’écrivain Michel Tremblay, les ruelles racontent quelque chose de bien particulier sur Montréal. « C’est une fenêtre sur l’intime, sur la vie des gens ordinaires… et c’est unique à chez nous. » La ruelle de la rue Fabre a été son lieu de parties de cache-cache, de concours de balle au mur et d’interminables tournois de « kick
la cacane ».
C’est entre les murs de tôle des hangars, avec de la garnotte plein les souliers, que
le parolier Pierre Huet a commencé à écrire ses premières chansons. Le chanteur Michel Rivard ajoute : « ce n’est pas comme si on avait pu raconter notre enfance sur le bord de la mer à Natashquan » (Vigneault). Pour l’un et pour l’autre, parler des ruelles, c’était parler d’une certaine insouciance associée
à l’enfance, parler de liberté et évoquer
un désabusement nostalgique.
Il arrive parfois que le public ne se reconnaît pas dans l’offre culturelle du centre-ville et de la place des Festivals.
Pour cette raison, le Festival des arts de ruelle (FAR) voit le jour à la fin des année 2010. « Le FAR, c’est une livraison culturelle en proximité citoyenne. »
Florence Sara G. Ferraris écrit que les ruelles catalysent les rapprochements.
« On y observe des relations qui poussent et qui fleurissent entre les jeunes et les moins jeunes. » Des liens égayent le quotidien et un réseau solide se tricote.
Cela peut parfois aller jusqu’à changer
le cours d’une vie.
Visiter des ruelles de Montréal, c’est une façon de découvrir la ville autrement. L’ouvrage propose dix parcours – d’Hochelaga-Maisonneuve à Verdun en passant par Rosemont, La Petite-Patrie,
Le Plateau et le Mile End. Il y a un code QR qu’on peut balayer pour se repérer sur une carte.
27 février 2024
Lucette Larouche, Le roman de ma mère, roman, Montréal, Éditions Québec Amérique, 2024, 318 pages, 29,95 $.

Deux sexes, deux poids, deux mesures

Lucette Larouche a décidé de reconstituer la vie de ses parents dans les chantiers vers les années 1950-1960. Dans Le roman de ma mère, c’est Évelyne, 78 ans, qui raconte le passé à sa fille Odile.
La mère bouge les yeux dans
le vague « comme s’ils se déplaçaient d’un souvenir à l’autre ».
Québec Amérique offre un espace de création aux auteurs émergents, avec
la mention « Première impression », et souligne ainsi la parution de leur premier livre. C’est le cas de Lucette Larouche.
Thomas, le mari d’Évelyne, a un poste de commandement dans un campement de bûcherons et il peut y amener sa femme.
Le cuisiner, appelé cook, est accompagnée
de sa femme dans la cookerie. Évelyne est
la seule autre femme dans le campement.
Le dimanche après-midi, elle aide les hommes à écrire une lettre à leur épouse ou blonde.
Un bûcheron lui demande de rédiger
une lettre d’amour, ce qu’elle n’a jamais fait du temps où Thomas était au loin dans les chantiers. À part « j’ai hâte que tu reviennes », elle n’a osé aucun mot affectueux. « C’est exclu de leur langage,
à Thomas et à elle. »
Au lit, Évelyne trouve les assauts de son mari déplaisants, mais elle s’y habitue et, « comme ça ne dure jamais très longtemps, ça ne la dérange pas trop ». Pour Thomas, chaque grossesse est une preuve de plus
de sa virilité ; pour Évelyne, c’est
« la bénédiction du bon Dieu, comme le prêche le curé ».
Quand un bûcheron avertit qu’un « géant » s’apprête à tomber, il s’agit d’un arbre. Même s’il n’y a que des hommes dans les soirées, les reels alternent avec les sets carrés.
Les mâles les plus enthousiastes « se secouent les gigots, suivant les consignes
du calleux de quadrilles ».
Le prêtre qui visite les camps de bûcherons est un Rédemptoriste et ami de jeunesse de Thomas. Évelyne sait que son mari y voit
un saint. Un homme en soutane ne peut pas avoir de défauts, Or, Thomas ne se rend pas compte que ce prêtre est « un tâteux » lorsqu’il s’approche de sa fille.
Évelyne a un accouchement difficile. Elle doit être hospitalisée. Thomas lui murmure qu’il a peur de la perdre. Il n’a jamais fait
un aveu aussi touchant. Elle perd l’enfant
et le médecin informe Thomas qu’il va procéder à « la grande opération ».
Lorsqu’il l’informe qu’on « enlève tout dans son ventre pour pus qu’elle ait d’enfant », Thomas réagit comme un macho : « Ça veut dire qu’elle sera pus “bonne” ! » Le médecin lui lance : « Tu as eu neuf enfants, elle a eu douze grossesses, sans compter deux fausses couches. Tu trouves pas qu’elle a fait son devoir ? »
Odile, la fille de Thomas et Évelyne, est celle qui raconte dans la seconde partie du roman. Elle fait tout pour ne pas connaître le même sort que sa mère. Pas question d’être enchaînée à un mari et à une douzaine d’enfants. J’ai moins vibré à ce témoignage composé de flash-backs d’inégale valeur.
Il n’en demeure pas moins que Le roman
de ma mère
brosse un intéressant tableau d’une famille, d’une époque. Ce portrait de
la vie des femmes nous rappelle qu’il n’y a pas longtemps qu’elles peuvent choisir leur destin.
19 février 2024
Hugues Théorêt, La Patente : L’Ordre
de Jacques-Cartier, le dernier bastion
du Canada français, essai, Québec, Éditions du Septentrion, 2024, 200 pages, 24,95 $.

Le refus de la modernité entraîne la fin de
La Patente

Au début du XXe siècle,
les Canadiens anglais profitent
du réseautage découlant des loges maçonniques, des Knights of Columbus et de l’Ordre d’Orange. Sentant le besoin de se doter
d’une organisation semblable pour défendre leurs droits, les Canadiens français créent l’Ordre de Jacques-Cartier en 1926, dans la région d’Ottawa.
Hugues Théorêt décrit la montée et la chute de cette société secrète dans La Patente : l’Ordre de Jacques-Cartier, le dernier bastion du Canada français. Jacques Cartier ayant découvert le Canada en 1534, il est une figure de choix pour décrire la portée
de l’Ordre de Jacques-Cartier (OJC)
« qui dépassait largement les frontières de la province de Québec ».
L’auteur décrit d’abord la fondation de l’OJC dans le sous-sol du presbytère du curé François-Xavier Barrette, sa structure,
son rituel d’initiation et son mensuel L’Émerillon (1930-1965). Il souligne ensuite les réalisations de l’Ordre, souvent appelé
La Patente, notamment les timbres, billets
de banque et pièces de monnaie bilingues, l’achat chez nous, la défense des minorités francophones hors Québec, la lutte contre
le communisme et l’autonomie provinciale du Québec.
Divers livres et des articles ont paru avant cet ouvrage de Théorêt, mais leur portée n’a pas été aussi grande. Denise Robillard s’est attardée au rôle du clergé au sein de l’Ordre et « aux divergences de visions entre Canadiens français majoritaires du Québec qui appuyaient l’idée d’indépendance du Québec et ceux issus des minorités dans
les autres provinces canadiennes ».
Les historiens Robert Choquette, Marcel Martel et Michel Bock ont mis l’accent sur
le rôle des Franco-Ontariens au sein de l’Ordre. Roger Cyr a jeté un pavé dans
la mare en révélant « les secrets de la maçonnerie canadienne-française ». James Trépanier s’est concentré sur les rivalités entre l’OJC et les Knights of Columbus. Philippe Volpé s’est penché sur le projet économique de l’Ordre au Nouveau-Brunswick.
Bien que l’Ordre de Jacques-Cartier ait apporté sa contribution à l’adoption du fleurdelisé comme drapeau officiel du Québec le 21 janvier 1948, « il n’était pas nécessairement en faveur de l’idée de créer un État francophone indépendant en Amérique du nord ». Face à la Révolution tranquille, l’OJC reste attaché aux valeurs traditionnelles et demeure dépassé par
les événements.
L’OJC plaçait Dieu et la patrie sur un pied d’égalité, Or, le Québec était rendu ailleurs. L’auteur écrit que « l’Ordre de Jacques-Cartier n’a jamais voulu embarquer dans le bateau de la modernité. Devenue un vieux rafiot qui prenait l’eau, la Patente était donc prédestinée à couler avec ses vieux principes. Le naufrage était inévitable. »
Avec ses secrets dévoilés et la Révolution tranquille qui faisait son œuvre, « l’Ordre
de Jacques-Cartier n’eut d’autre choix que de se saborder ». La dissolution des Commandeurs de l’Ordre de Jacques-Cartier est annoncée par télégramme le 3 mars 1965. On tente d’afficher un air de mission accomplie.
Les administrateurs décrètent la dissolution « en raison de l’existence et de la puissance de nombreuses structures sociales, économiques et nationales au Canada français et parce que l’Ordre a accompli
sa mission ». Le télégramme souligne que
la Patente se glorifie de léguer à la nation canadienne-française « une floraison d’œuvres et de réalisations positives qui
lui survivront ».
6 février 2024
Yolande Bastarache, Détresse et nostalgie, nouvelles, Ottawa, Les Presses de l’Université d'Ottawa, 2023, 116 pages,
21,95 $.

Yolande Bastarache
tenait à ses bonheurs

Après Mon village, la côte, les Presses de l’Université d’Ottawa nous offrent un autre recueil de nouvelles de Yolande Bastarache, décédée en 2019. Les seize textes de Détresse
et nostalgie
décrivent les aléas
du quotidien qui croisent cette insaisissable soif de l’horizon.
Le début de la première et de la dernière nouvelle commence par un poème. On y lit : « Les bonheurs viennent et s’en vont si vite / si vite, / le temps est si court. / Je ne veux plus perdre mes bonheurs, / je veux les garder plus longtemps. »
On devine que les textes sont souvent autobiographiques. On apprend que, à onze ans, l’auteure était « une petite fille parfaitement innocente, jouant dans
les champs de marguerites, courant entre
les pierres plates sur la plage, libre comme le vent et ne voyant que la beauté dans
la nature ».
Dans une nouvelle, Yolande Bastarache écrit qu’un collant à mouches en spirale pendait du plafond, dans le coin le plus éloigné de la table. Chez nous, il pendait plutôt juste au-dessus de la table. Le même texte mentionne qu’une femme a eu vingt-
deux grossesses, dont douze survivants.
Ma grand-mère a eu dix-huit enfants, mais seulement onze ont survécu.
Je ne sais pas si la rime est ici volontaire, mais toujours est-il que « le troisième frère était devenu fonctionnaire et s’était perdu dans ses papiers et formulaires ». Toujours côté style, on trouve cette comparaison : « sourire comme les annonces de dentifrices à la télévision ».
J’ai été surpris de lire dans le même paragraphe : « une photo de six centimètres sur huit centimètres », puis « un homme
de sis pieds et un pouce ». Peut-être qu’un centimètre sonne plus petit qu’un pouce et qu’un pied fait plus grand qu’un mètre…
La nouvelle intitulée « Libération » ne mentionne jamais le nom de la protagoniste, désignée uniquement par le mot Elle.
Il y a aussi « celle-là », deux petits mots qui la blessaient profondément.
Lorsqu’il est question de télévision,
la nouvelliste écrit que le bulletin de nouvelles ne parle que de malheurs et horreurs. Quant aux journaux, « les mauvaises nouvelles se succèdent en caractères plus ou moins gras ». La radio, pour sa part, « déverse son flot de fautes
de français ».
Autre temps, autre vocabulaire. Il n’est plus question d’aveugle, patient, infirmière, sourd, handicapé et Indien. Pour être politiquement correct, il faut dire non-voyant, client, préposé aux clients, malentendant, physiquement désavantagé, Autochtone.
Dans presque chaque histoire, la vie est calme et tranquille.  Les crimes sont si rares qu’on ne peut en faire « un sujet de conversation de plus de cinq minutes,
y compris l’introduction et la conclusion ».
Les jeunes quittent leur coin de pays pour étudier et pour travailler. Lorsqu’Estelle revient dans son village natal, « elle se sent remplie de nostalgie, de souvenirs, de chaleur et de joie ». La jeune femme y redécouvre sa mère et sa mer. Les vagues sont tour à tour « nordiques, blafardes ou miroitantes ». Un lieu de naissance demeure toujours endormi d’une enfance.
Yolande et Michel Bastarache ont eu deux enfants handicapés. Ces êtres chers occupent une place spéciale dans la dernière nouvelle intitulée « Je ne veux plus perdre mes bonheurs ». L’auteure note que des gens
lui ont souvent demandé pourquoi elle ne plaçait pas ses enfants en institution.
« La question me dépasse, me bouleverse, m’attriste au plus au point. Mes enfants, Émilie et Jean-François ! Je leur réponds :
je les aime. Mais ils ne comprennent pas. Pourquoi je ne veux pas les mettre en institution ? Parce que ce sont mes bébés, mes enfants. »
26 janvier 2024
Isabelle Hébert, Les sœurs Senécal, tome 2, L’audace de choisir, roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2024, 360 pages, 26,95 $.

Quand convenances
et apparences dictent
la conduite

Isabelle Hébert nous plonge encore une fo
is dans un tourbillon d’émotions en signant le second tome de son roman historique
Les sœurs Senécal. Nous ne pouvons point rester indifférents face à des personnages
si humainement imparfaits.
L’action se déroule en 1916-1917 dans de petits villages de la région Centre du Québec. Le titre du roman renvoie surtout aux sœurs Josette, Agathe et Toinette. Cette dernière est institutrice et cherche toujours à tenir cachées les circonstances de son arrivée au monde.
Toinette Senécal enseigne dans une école
de rang à Saint-Albert. Elle est le genre de femme à dire ce qu’elle pense, même au curé. Cela va lui attirer des ennuis. Toinette se sacre du monde autant que le monde
se sacre d’elle.
La romancière décrit avec brio le vécu assez ordinaire de familles rurales. Nous voyons comment le parvis de l’église et
le magasin général sont des lieux de choix pour rapporter des qu’en-dira-t-on, des racontars, des potins, des ragots, voire y pratiquer la médisance crasse.
Le style d’Isabelle Hébert s’harmonise avec le milieu où l’action se passe. Voici l’exemple d’une comparaison : « Une bru qui fait la baboune, elle avait besoin de ça autant que d’un bras cassé en pleine moisson. »
Lorsqu’elle décrit les fréquentations, ce ne sont pas les belles promesses et les beaux discours qui sont de mises. « Parle-moi comme d’habitude. C’est dans les petites choses de tous les jours que ça se passe bien entre nous. » Et si un homme s’absence trop souvent, trop longtemps,
cela devient éloquent.
Le monde des sœurs Senécal et de leurs maris ou prétendants en est un où
les convenances et les apparences dictent
la conduite. Il s’agit d’un milieu où les gens se comportent selon un code bien précis, même si cela implique de vivre dans l’hypocrisie et le mensonge.
Le roman souligne que « c’est toujours
les femmes qui sont blâmées quand
les convenances sont pas respectées ».
Il démontre aussi qu’une vieille fille se sent souvent « finie inutile et inclassable ».
L’institutrice Josette fait la connaissance d’Adèle qui enseigne elle aussi dans
une école de rang à Saint-Albert.
Elles s’entendent bien et font de petites promenades ensemble. De là à soupçonner une amitié particulière, il n’y a qu’un pas.
Le curé les met en garde car « malheureusement de bonnes gens pourraient se mettre à jaser et ça pourrait vous coûter vos postes ». En tant que directeur de conscience des ouailles, le curé est évidemment un homme respecté, sauf qu’un personnage masculin n’hésite pas à envoyer « paître l’homme d’Église sans ménagement ».
Ce second tome démontre bien comment, dans la vie, il y a des limites à ce que
nous pouvons contrôler. Dans le cas d’un prétendant, la vie lui fait peur, car il ne peut rien tenir pour acquis. De plus, comme plusieurs personnages masculins, il n’est pas à l’aise avec les émotions. « Ça me vire à l’envers. »
Dans ce roman qui conclut la duologie et
la saga entourant les Senécal, Isabelle Hébert jongle à merveille avec réalité et fiction en campant des personnages colorés et en faisant ressortir autant leurs forces que leurs faiblesses.
8 janvier 2024
Pierre Béland et Daniel Jolivet, Le douzième juré – La pire erreur judiciaire au Canada, récit, Montréal, Éditions Somme toute, 2023 336 pages, 34,95 $.

Les lecteurs appelés à devenir membres d’un jury

En 2024, Daniel Jolivet entamera
sa 32e année de détention pour
un quadruple meurtre qu’il n’a pas commis. Comment est-ce possible. C’est que révèle Le douzième juré, récit de Pierre Béland
et Daniel Jolivet.
Cet ouvrage décrit l’interminable combat contre l’injustice subie par Jolivet. Bien qu’écrit en collaboration avec l’auteur Pierre Béland, le récit est rédigé au « je » parce que c’est l’homme faussement accusé qui raconte. Une bonne partie du livre se présente sous forme de journal de bord.
Daniel Jolivet a été arrêté le 14 novembre 1992 et condamné le 1er avril 1994 à
la prison à perpétuité pour un quadruple meurtre à Brossard (Québec). Les victimes étaient un trafiquant de cocaïne et
son associé, ainsi que la blonde et la petite amie déçue de ce dernier.
Ce récit repose sur une kyrielle de démarches judiciaires. Voici les instances impliquées : Sûreté municipale de Brossard, Sûreté du Québec, Cour provinciale, Cour d’appel du Québec, Cour supérieure du Québec, Cour fédérale, Cour suprême du Canada, ministère de la Justice et Groupe de la révision des condamnations criminelles.
Jolivet explique en long et en large
les méandres, soubresauts et tergiversations entourant le quadruple meurtre à Brossard. On apprend, par exemple, que six boîtes contenant 687 fichiers de documents numérisés, chacun comptant de 1 à 258 pages pour un total de plus de 10 000 pages, n’ont jamais été divulguées.
Le 14 novembre 2017 marquait les vingt-cinq ans de détention sans interruption
de Jolivet. Il avait droit à une libération conditionnelle, mais comme il a toujours
nié sa culpabilité et fait d’interminables recherches et démarches pour le prouver,
il est considéré comme non repenti et ne peut pas être libéré.
En novembre 2019, le premier ministre
du Canada a reconnu l’échec du Groupe de la révision des condamnations criminelles.
Il a mandaté le ministre de la Justice de réformer le mode de révision des demandes de personnes se disant victimes d’une erreur judiciaire.
Le douzième juré relate une affaire criminelle qui a déraillé, en commençant
par le fait qu’il n’y avait que onze jurés au procès de Daniel Jolivet, au lieu des douze règlementaires. Jolivet conclut son récit en ces termes : « Vous êtes le douzième juré, vous avez maintenant toute la preuve pour décider s’il subsiste dans votre esprit ne serait-ce qu’un doute raisonnable sur
ma culpabilité. »
Ce livre est le dernier recours de Daniel Jolivet.
29 décembre 2023
Elle Kennedy, Bad Girl Reputation, roman traduit de l’anglais par Thierry Laurent, Paris, Éditions Hugo, 2023, 404 pages,
27,95 $.

Un peu cruelle,
légèrement dangereuse, tellement irrésistible 

L’écrivaine canadienne Elle Kennedy a publié 42 livres depuis 2008 (plus de deux par année). C’est avec Bad Girl Reputation, tome 2 de la série Avalon Bay, que j’ai découvert cette prolifique romancière diplômée
de l’Université York.
Il n’est pas nécessaire d’avoir lu le premier tome pour apprécier le deuxième car l’écriture d’une rare intensité nous plonge tout de go dans la relation passionnelle et tumultueuse entre Genevieve West et Evan Hartley, incapables de se passer l’un de l’autre.
Genevieve tente de s’éloigner de son petit ami à la bouche affamée et au corps impatient. Elle quitte même Avalon Bay
pour garder ses distances. « Je n’ai pas dit au revoir à Evan, mais je ne pouvais pas.
Si je l’avais fait, Evan aurait réussi à me convaincre de rester. Je n’ai jamais pu lui dire non. »
Lorsque Gen revient pour les funérailles
de sa mère, elle n’ignore pas qu’aucune
des filles avec qui Evan a couché en son absence ne lui arrive à la cheville. Impossible d’imaginer sa bouche sur une autre que la sienne ou ses mains explorant des courbes que ne lui appartiennent pas.
Personne n’excite autant Evan que Gen. « C’est simple, elle me rend dingue. »
Le super jeune homme a compris depuis longtemps que rien ne peut supprimer
la superbe jeune femme de ses pensées. « Elle est comme cousue à moi… si j’essaie de l’arracher de mon cerveau, je vais me déchirer moi-même. »
La romancière décrit avec brio comment il existe une sorte de tension entre les deux protagonistes qui se cherchent et s’esquivent en permanence. Il y a un phénomène d’addiction. Il y a, aussi « cette tension sexuelle qui les enveloppe en permanence ». Evan sait prendre Gen comme si c’était sa dernière nuit sur terre.
Or, les sentiments éprouvés de part et d’autre demeurent trop compliqués pour qu’ils puissent être exprimés clairement avant au moins 300 pages sur le qui-vive. Kennedy brode une sous-intrigue visant à rompre le lien immuable qui ramène toujours Gen vers Evan. Rien à faire, dès que les deux tourtereaux se retrouvent dans le même lieu (bar, restaurant, discothèque, plage), un regard magnétique et une vibration électrique prennent le dessus.
Le titre Bad Girl Reputation réfère au fait que Genevieve est « une femme à la fois
un peu cruelle, légèrement dangereuse et tellement irrésistible ». Jeune, elle a été connue comme étant sauvage et casse-cou. « Ça ne fait de mal à personne d’être une mauvaise fille de temps en temps. »
Evan a aussi sa réputation. Aucun homme ne peut embrasser Gen comme il le fait, encore moins connaître sa bouche et son corps comme il les savoure. Evan est souvent un jeune homme qui a plus d’audace que de bon sens.
Petite remarque, en terminant, sur la traduction de ce roman. Étrangement,
le nom du traducteur Thierry Laurent est caché en toutes petites lettres sur la page du copyright et du numéro ISBN (que personne ne lit).
14 décembre 2023
Freida McFadden, Les Secrets de la femme de ménage, roman traduit de l’anglais par Karine Forestier, Paris, City Editions, 2023, 368 pages, 34,95 $.

Quand la plume
d’une romancière
trempe dans le sang

Tout commence par un simple boulot de ménage… qui se termine avec du sang que Millie doit éponger sur
le plancher. Elle est la protagoniste du roman Les Secrets de la femme de ménage, de l’écrivaine-physicienne américaine Freida McFadden, traduite en trente langues.
Une chance inespérée permet à Millie de décrocher un nouveau travail chez les Garrick, un couple fortuné de New York. Sa tâche consiste à faire le ménage et préparer les repas. Aussi ravie qu’elle soit de son emploi bien rémunéré, quelque chose la met mal à l’aise.
Cela paraît trop beau pour être vrai. Dès qu’elle entre au service des Garrick, Millie se doute qu’il y a quelque chose de louche. De plus,
elle a l’impression que quelqu’un l’observe, l’espionne, la suit partout où elle va. 
La jeune femme de ménage, 27 ans, ne tarde pas à remarquer que son patron, Douglas Garrick, est d’humeur de plus en plus changeante. Son épouse Wendy reste toujours enfermée dans la chambre d’amis, d’où s’échappent parfois des cris et des pleurs.
Les secrets du couple Garrick émoustillent la ménagère. Wendy est-elle une femme battue ? Chose certaine, elle lève le nez (ensanglanté) sur l’aide que veut lui apporter Millie.
Pas question que cette dernière s’ingère dans la vie intime des Garrick.
Le jour où Millie découvre du sang sur
le lavabo, sur la moquette du corridor et
sur une chemise de nuit, elle ne peut plus rester les bras croisés. La femme de ménage veut découvrir les secrets derrière les portes closes… même si cela risque de se retourner contre elle.
On peut qualifier Les Secrets de la femme
de ménage
de roman policier, psychologique
et romantique. Freida McFadden dévoile au compte-gouttes le passé obscur de Millie.
On apprend subtilement que cette femme de ménage a déjà croupi dix ans en prison.
Elle est qualifiée de « hard-core », du « genre dangereux ».
Millie craint que si son cavalier apprend tout à son sujet, il paniquera et la larguera sur-le-champ. Elle est fatiguée de cacher ses propres secrets. Chaque fois qu’elle se décide de tout révéler à son petit ami, un contre-temps surgit.
Après 220 pages de d’intrigues haletantes, voire de rebondissements renversants, nous sommes soudainement ramenés quatre ans en arrière. Nous découvrons comment Millie sait « qu’il ne sert à rien d’aller voir les flics lorsqu’il s’agit de se retourner contre ces hommes incroyable-ment riches et puissants : ils savent quelles pattes graisser ».
À la fin du roman, Freida McFadden signe
une lettre un peu pathétique invitant
ses lecteurs et lectrices à communiquer avec elle par courriel, via son site web ou par l’entremise de Facebook. Dans ses remerciements, elle écrit que « c’est grâce
à vous que ça en vaut la peine ! »
4 décembre 2023
Sophie Hannah, La mort frappe aussi
les gens heureux
, roman traduit de l’anglais
par Fabienne Gondrand, Paris, Éditions du Masque, 2023, 352 pages, 36,95 $.

Les cellules grises de Poirot ne font jamais faux bond

Après avoir enquêté sur deux affaires, Hercule Poirot a le regret
de dire qu’elles « constituent sans l’ombre d’un doute les deux meurtres les plus tristes que j’aie
vus de toute ma carrière ». Sophie Hannah campe ces deux assassinats dans le roman La mort frappe aussi les gens heureux.
La romancière est la première écrivaine à qui les héritiers d’Agatha Christie (1890-1976) ont donné carte blanche pour écrire de nouvelles aventures d’Hercule Poirot, dont Meurtre à Kingfisher Hill que j’ai déjà recensé.
Le19 décembre 1931, Hercule Poirot et l’inspecteur Edward Catchpool (Scotland Yard) sont appelés pour élucider le meurtre d’un homme dans un hôpital du Norfolk
(est de l’Angleterre). Un second meurtre s’ajoutera une fois les deux enquêteurs arrivés sur place.
Tout au long du roman, on se demande si les éléments inventoriés relèvent de faits
ou d’opinions, de commérages ou de spéculations erronées. L’ouvrage regorge
de digressions pour planter le contexte
des deux meurtres. Il en résulte des longueurs ennuyantes.
Les souvenirs abondent aussi et ils sont de drôles de créatures. Nous croyons qu’ils ont pris la poudre d’escampette, et soudain voilà que ces créatures resurgissent après avoir longuement rôdé dans l’ombre et érodé notre raisonnement.
Le titre renvoie aux deux personnes assassinées, de nature optimiste et joyeuse malgré la gravité de leur maladie. Catchpool s’en remet entièrement aux petites cellules grises de Poirot. « Elles ne m’ont encore jamais fait faux bond. » Selon l’illustre limier belge, la fréquentation d’un esprit lourdaud ternit le lustre des intellects les plus brillants, d’où la nécessité de protéger ces précieuses cellules.
Poirot a beau dire que Catchpool et lui sont tous deux uniques – « c’est pour cela que nous nous entendons à merveille » –, l’agent de Scotland Yard a toujours du mal à décrire ce qu’il éprouve lorsque le détective belge entre dans une pièce. « C’est l’équivalent mental d’être transformé en couleur par la fluorescence du diamant. »
Poirot explique son modus operandi en
ces termes : « Quand les détails troublants d’une affaire commencent à proliférer, quand les incohérences s’accumulent et que chaque nouvel élément fait voler en éclats le tableau qui se dégage au lieu de le préciser… c’est à ce moment que j’ai la certitude d’avancer inexorablement vers
le dévoilement final. »
Poirot et Catchpool sont invités à séjourner à Frellingsloe House, et même à y passer Noël. Cette résidence dans le Norfolk porte le surnom Frelly. Les propriétaires aiment
le bâtiment comme s’il s’agissait d’une personne douée d’émotions et dotée d’une âme.  La famille qui y loge est autant une bénédiction qu’une malédiction.
Quand Catchpool promet à Poirot qu’il va débusquer tous les menteurs, il se fait répondre que les plus gros menteurs sont nos propres pensées et suppositions.
« Ne vous y fiez pas. Remettez-les en question comme vous le feriez face à
un suspect de meurtre. Et ne cédez pas à
la confusion. »
Sans révéler le verdict de Poirot, je peux dire que Sophie Hannah a ciselé son roman de façon à nous obliger de penser de manière contre-intuitive.
22 novembre 2023
Victor Bégin, La complicité des fjords, roman, Montréal, Éditions Tête première, 2023,
212 pages, 25,95 $.

Road trip queer
en Islande

J’ai déjà parlé d’un récit queer publié par Victor Bégin; il nous offre maintenant un premier roman,
La complicité des fjords, ouvrage encore une fois aux accents LGBTQ+.
Le personnage principal est Jude qui quitte Magog pour aller explorer l’Islande. Il ne faut pas plus que 16 ou 17 heures pour faire le tour de ce pays nordique, sur la route 1. Afin d’explorer les charmes islandais, il est recommandé d’y séjourner une bonne semaine. C’est ce que Jude fait, parcourant les 1 332 km du nord au sud, s’éloignant souvent de la route 1.
En juillet-août, les températures sont
les plus élevées, une manière de parler puisqu’elles oscillent entre 8 et 13 degrés Celsius. Le soleil ne se couche pas complètement durant cette période;
il semble « inviter les gens à continuer
le party ».
En Islande, Jude retrouve sa solitude :
« on s’ennuyait l’un de l’autre ». Il la prend par la main et la rassure : « nous voilà entre nous ». Jude a tendance aussi à chercher « la trace que laisse le silence ». On a droit, ici, à un roman surréaliste.
Être queer en Islande ne dérange pas, bien au contraire. Deux hommes se tenant
la main, c’est un couple comme les autres. Tout le paysage peut reposer sur les fesses d’un mec. Jude en rencontre un prénommé Asgeir. Refaire l’amour équivaut à « renouveler nos vœux charnels ».
La traduction française de Reykjavik, capitale de l’Islande, est Baie-des-Fumées. La langue islandaise peut sembler rébarbative au commun des mortels,
surtout avec des lieux, rue, église ou festival comme Hallgrimskirkja, Valpjofstaoarfjall, Skolavoroustigur, Selljavallalaug et Jolabokafloo.
Toutes les cultures ont leurs beignes
maison. On les appelle parfois croquignoles. En Islande, il s’agit de kleinur. Ce mot islandais figure dans le texte, tout comme takk (merci), skyr (yogourt), elskan (chérie) et kærasta (amante) ou kærasti (amant).
Dans ce pays, l’amour est une ligature qui unit le a et le e, deux lettres solidaires
qui se fondent l’une dans l’autre. 
Le romancier n’hésite pas à s’inspirer du paysage pour décrire une personne :
« son sourire radiant nous souhaite
la bienvenue. Ses joues produisent deux fjords qui partent des ailes sous son nez pour aboutir aux commissures de ses lèvres. » 
Une des légendes de l’Islande est liée aux champs de lave des volcans. On dit que
des trolls y habiteraient. On raconte que des enfants se sont déjà perdus dans les fissures de la terre et qu’on ne les a jamais retrouvés. Il n’en faut pas plus pour que Jude soit convaincu d’entrer dans l’univers des trolls.
Victor Bégin a opté pour une économie de virgules. Il écrit : « Je suis en vacances je suis en congé je suis en Islande je prends
le pouls de ma vie devant le paysage qui me plaît. » Je suppose que ça se lit tant bien que mal sans ponctuation. C’est un peu moins le cas ici : « Aslang sonde mon visage défait surpris curieux méfiant elle touche mon épaule offre un sourire magistral. »
Comme je ne voyage plus à l’étranger et
que je n’ai pas visité la Scandinavie lors de mes nombreuses excursions en Europe,
ce road trip en Islande m’a apporté
un dépaysement bienvenu.
11 novembre 2023
Scott Thornley, La Mort en perspective, roman traduit de l’anglais par Éric Fontaine, Montréal, Éditions du Boréal, coll. Boréal Noir, 2023, 426 pages, 32,95 $.

Un tabaslaque
de bon polar

Dans un quatrième roman consacré à l’inspecteur-chef MacNeice, Scott Thornley met nos nerfs à vif dès les premières pages et ne relâche jamais la tension jusqu’au dénouement spectaculaire de l’intrigue.
La Mort en perspective est un page-turner.
Le lieu de l’action est Dundurn, un endroit inventé pour désigner ni plus ni moins
la ville de Hamilton (qui a son château Dundurn). Scott Thornley est originaire de cette ville, mais vit présentement à Toronto.
Il y a des meurtres de vengeance, des règlements de comptes entre motards,
des exécutions commises par la mafia et
des crimes passionnels. Mais ici nous avons droit à des assassinats qui sont des éléments de décor… pour une séance de photo.
Le meurtrier a une connaissance de l’histoire de l’art supérieure à la moyenne. Chaque photo prise s’inspire d’une œuvre d’un artiste connu, la plus connue étant
La Pieta de Michel-Ange.
Il y a Rue Transnonain, le 15 avril 1834, lithographie d’Honoré Daumier illustrant
un massacre ordonné apr l’État contre ses citoyens qui songeaient à la rébellion. Puis Les Désastres de la guerre, de Francisco de Goya, œuvre de 1820 brouillant la frontière entre fiction et réalité.
Le meurtrier est le portrait type du marginal. Il rêve d’exposer ses photos dans une galerie à Londres, Berlin ou Paris.
Sa victime féminine était « en proie à une authentique et irrésistible euphorie lorsqu’elle est morte ». Le public va penser à photoshop ou maquillage truqué, mais
le sang est celui d’un égorgement. Meurtre sauvage immortalisé par l’art.
Les photos prises par le tueur en série
après chaque exécution représentent son testament, « son hommage à la brutalité humaine qui avait traversé les siècles ».
Il cherche à illustrer « les plus belles représentations de l’inhumanité de l’homme envers l’homme ».
L’inspecteur-chef MacNeice (prénom
jamais mentionné) est « le Wayne Gretzky des Crimes majeurs ». Il réussit à étudier
le cheminement, le comportement et l’errement du meurtrier. MacNeice sait qu’il est lui aussi étudié pour un homme rusé qui ne dévoile jamais son visage.
L’homme traqué est un assassin professionnel. Alors que MacNeice et
son équipe consacrent temps et énergies
à rassembler des preuves, à mener
des entretiens, à affiner leur intuition, l’ennemi peaufine ses méthodes d’exécution. « Il agit sans le moindre état d’âme. »
Tout au long de son enquête, MacNeice a des conversations avec sa défunte épouse. Kate est toujours sa partenaire privilégiée, celle avec qui il partage tout. Il n’a pas été capable de la protéger contre la mort et
il est « terrifié de faillir à la tâche une fois de plus ».
Une note, en terminant, sur la traduction québécoise de ce polar finement ciselé.
Je dis « québécoise » parce qu’Éric Fontaine inclut des expressions comme « glissant en tabaslaque, mouillait à siaux, un char pis une barge, ostie de bout de crisse, t’as l’air de la chienne à Jacques, c’t’ostie toastée, pété une fuse, tabarnak de câlisse ».