23 septembre 2023

Steeven Chapados, Lune : culture, nature, exploration, essai, Montréal, Éditions Fides, 2023, 156 pages, 39,95 $.
L’ami le plus précieux
de la Terre
Elle croît et décroît, disparaît et réapparait. Qui est-elle ? La Lune, l’astre qui a été vénéré, déifié et craint à travers les civilisations, qui fascine les scientifiques, qui inspire les écrivains, peintres, musiciens
et cinéastes. Steeven Chapados y consacre un essai/beau-livre en signant et illustrant Lune : culture, nature, exploration.
La Lune occupe une place de choix dans
la mythologie. Les Grecs et les Romains la représentaient jadis à travers une figure féminine (Artémis, Diane) en raison de
la correspondance entre les cycles lunaire
et menstruel.
La pleine lune est omniprésente dans le folklore et la superstition. Les loups-garous se transforment et les vampires se regénèrent à ce moment-là; folie et criminalité sont en hausse; le sommeil est perturbé; le cinquième jour après la pleine lune est le moment idéal pour concevoir
un enfant.
Plusieurs proverbes y font référence.
« Lune brouillée, pluie assurée » et
« En lune rousse, rien ne pousse » sont d’origine inconnue. Du côté français, on trouve « Qui cherche la lune ne voit pas
les étoiles » et « La lune est belle lorsque
le chien l’espère » (proverbe savoyard).
Nombre d’expressions populaires y sont associées : demander la lune, promettre
la lune, depuis des lunes. « Faire voir la lune en plein midi » signifie abuser de
la naïveté d’autrui; un visage joufflu est « une face de lune »; once in a blue moon indique que ça n’arrive que très rarement.
En littérature, on pense tout de go à H. G. Wells (The First Man in the Moon, 1901) et à Hergé : Objectif Lune (1953) et On a marché sur la Lune (1954). Côté cinéma, Georges Méliès vient en tête de liste avec Le Voyage dans la Lune (1902) et Au clair de la lune ou Pierrot malheureux (1904).
L’ouvrage de Steeven Chapados fourmille de données sur la nature de la Lune. Il recense 7 montagnes, 10 mers et 24 cratères.
Un tableau fournit les chiffres suivants :
sa masse est 1,23 % de celle de la Terre;
sa superficie totale est 7,44 % de la surface terrestre; sa circonférence est 10 921 km à l’équateur; sa température de surface moyenne est -73 oC. La durée moyenne d’un cycle lunaire est 29 jours, 12 heures,
44 minutes et 3 secondes.
L’exploration de la Lune a été une course entre l’URSS et les États-Unis. Elle commence par Luna 2, 1959 (URSS).
Les États-Unis répliquent avec Surveyor 5 en 1967 et, bien entendu, avec Apollo 11 en 1969. Les trois dernières explorations sont menées par l’URSS : Luna 20 (1972), Luna 21 (1973) et Luna 24 (1976).
« Quel que soit l’angle sous lequel nous regardons la Lune, écrit Steeven Chapados, nous voyons qu’elle offre des possibilités infinies pour nous exprimer, mieux comprendre le cosmos, développer nos technologies et encourager notre présence ailleurs dans l’Univers. […] Les découvertes et les avancées scientifiques qu’elle nous permettra de réaliser ont le pouvoir de transformer notre compréhension du monde et de notre place en son sein. »
8 septembre 2023

Giovanna Covone, Bottega : nos recettes et traditions familiales, Montréal, Éditions de l’Homme, 2023, 224 pages, 39,95 $.
Buon appetito !
Il paraît que c’est dans les pizzerias Bottega, à Montréal et Laval, que l’on déguste les meilleures pizzas napolitaines hors de l’Italie. La cheffe Giovanna Covone nous présente 70 recettes familiales tirées du menu Bottega, mais aussi de son carnet personnel transmis d’une génération à l’autre.
Alors que manger est une simple activité chez bien des gens, pour Aniello, Giovanna et leurs fils Fabrizio et Massimo, « c’est un devoir, une mission. La cuisine est un lieu et un art que la famille Covone maîtrise. »
« Chaque recette de ce livre a été cuisinée en famille, partagée entre amis, évocatrice de toutes une vie de souvenirs culinaires », écrit Massimo. Elles portent toutes un nom italien et sont regroupées sous sept rubriques : Aperitivo, Sfizi, Primi, Secondi, Pizza, Feste et Dolci. Il y a un index des recettes et un index par catégorie (cocktails, salades, légumes, pâtes, pizzas, poissons et fruits de mer, viandes, desserts).
En plus des ingrédients et de la préparation, une recette décrit parfois une marche à suivre pour mieux la réussir. Ainsi, sous Crocchette di baccalà (Croquettes de morue), on indique comment dessaler ce poisson.
Une image vaut mille mots. La photo
d’Orata al cartoccio con vongole (Daurade
et palourdes en papillote) est une œuvre d’art. Ce qui frappe, ce sont les palourdes dans leurs coquilles divisées qui entourent les deux daurades. Celles-ci sont agrémentées d’une salsa à base de tomates, capres, olives noires, persil, jus de citron et huile d’olive.
La section Pizza commence par la préparation de la pâte (il y a neuf étapes
à suivre puis trois autres pour la cuisson).
On note qu’il est toujours mieux de garnir la pizza avec des ingrédients froids. La chaleur dégage trop d’humidité et peut détériorer la pâte.
Pour Pâques, Giovanna Covone propose
un mets composé de cinq ingrédients : épaule d’agneau, carottes, choux de Bruxelles, pois et pommes de terre. Pour
la veille de Noel, la soupe de poisson comprend des palourdes, des seiches,
des poulpes, de la lotte et du flétan, plus du vin blanc sec et du persil haché, au goût.
Lorsque j’ai vu la photo des caragnoli (beignets), j’ai pensé qu’il s’agissait d’une guirlande de pâte enroulée sur elle-même. À l’aide d’une roulette dentelée, on taille
la pâte en bande de 4,5 cm de largeur et
65 cm de longueur. Pour façonner les beignets en forme de rose, on la roule en colimaçon et on la pince ici et là. Résultat : beignets croustillants servis avec miel
chaud ou sucre glace.
Outre les photos couleur de chaque mets,
le livre de recettes comprend un grand nombre de photos en noir et blanc de la famille Covone dans les années 1970, 1980, 1990, 2000 et 2010.
Native du Molise. Giovanna Covone a étudié la cuisine et la pâtisserie dans plusieurs écoles culinaires de l’Italie. Elle est cheffe et cheffe pâtissière des renommés restaurants Bottega et du café San Gennaro.
30 août 2023

Antonine Maillet, Mon testament, récit, Montréal, Éditions Leméac, 2022, 112 pages 14,95 $.
Le testament littéraire d’Antonine Maillet
Sans descendance directe, Antonine Maillet signe Mon testament où
elle lègue la juste part qui revient
à certains des personnages créés
au fil de soixante ans d’écriture.
Elle le fait dans un savoureux
dialogue avec ses créatures.
Comment choisir parmi au-delà de mille personnages espérant franchir « la ligne Maginot de mon imaginaire » ? Ses héritiers seront les seuls à qui elle a pu promettre une longue vie, « plus osée, plus durable,
et tout aussi unique que la mienne ».
Ce testament littéraire comporte onze articles et un codicille. À tout seigneur,
tout honneur : La Sagouine est la première héritière. Antonine Maillet lègue à ce personnage issu directement de son cœur
et de son imagination « le Pays qui porte son nom ». La Sagouine avec un S majuscule est la plus choyée de ses créations, celle qui l’a fait entrer en littérature.
Dans l’article 2, la romancière lègue à Pélagie, dite la Charrette, cette Acadie qui
a survécu à la Déportation de 1755. À ce personnage le plus héroïque et mythique, elle peut témoigner que l’Acadie « est en constante progression ».
Mère Jeanne de Valois se glisse à l’article 3 parce qu’elle demeure « encore bien vivante dans ma mémoire réelle ». Cette religieuse a fondé le premier collège classique pour filles en Acadie. C’est Jeanne de Valois qui a permis à Antonine Maillet « d’aborder les rivages de l’écriture ».
L’article suivant est consacré à une femme aux antipodes d’une Sagouine, d’une Pélagie ou d’une Jeanne de Valois. Il fallait une ménagère avec la vue assez large et pointue pour comprendre les besoins d’une créatrice d’un univers nouveau et turbulent.
« Il fallait à Mamozelle Tonine une Madame Perfecta. »
Dans les articles 5 à 11 défilent des personnages aussi colorés que le nain Gros comme le Poing, Tit-Rien, Pierre Bleu, Don l’Orignal, Bessoune et Piroune, Mariaagélas
et Radegonde. La romancière a créé Mariaagélas « pour chambarder les croyances et coutumes et faire un colossal pied de nez aux gardiens de l’ordre et de
la morale ».
Grand Dieu ! Tonine allait oublier ses lecteurs. « Sacordjé ! il me fallait un codicille. » Du plus fidèle qui la lit depuis ses premiers écrits jusqu’au plus récent qui l’espionne avec une curiosité nonchalante, elle lègue tout le restant : « la part enfouie aux creux de mon être que mes personnages, mêmes les plus voraces, n’ont pas réussi à grignoter ».
À l’exception d'une thèse universitaire sur Rabelais et les traditions populaires en Acadie, parue aux Presses de l’Université Laval, les Éditions Leméac ont publié
les quelque quarante ouvrages de Maillet. Les trois premiers titres avaient cependant vu le jour sous les auspices d’autres éditeurs : les romans Pointe-aux-Coques (Fides, 1958) et On a mangé la dune (Beauchemin, 1962), ainsi que la la première pièce de théâtre Les crasseux (Rinehart and Winston, 1968).
Le testament d’Antonine Maillet est écrit cinquante ans après sa thèse sur Rabelais. Elle se sent toujours fidèle à son maître jusqu’à lui emprunter les dernières paroles articulées sur son lit de mort : « Je m’en vais chercher un grand Peut-Être. »
21 août 2023

Boucar Diouf, Ce qui la vie doit au rire, Montréal, Les Éditions La Presse, 272 pages, 29,95 $.
Le rire chasse
les énergies négatives
Un an après Ce que la vie doit à
la mort, voici que Boucar Diouf nous offre Ce que la vie doit au rire,
un livre pour faire sourire, réfléchir et rire, parce que, comme le dit
une sagesse populaire, « le rire,
c’est comme les essuie-glaces :
ça n’arrête pas la pluie, mais ça permet d’avancer ! »
Pour le biologiste devenu humoriste, le rire est une façon de se protéger contre les violences du monde. « Un bon éclat de rire est comme un ventilateur qui permet de chasser les énergies négatives. Il fait partie des briques de construction de cet édifice bien plus complexe que nous appelons
le bonheur. »
Le sarcasme, l’ironie, l’autodérision,
l’humour noir ou absurde demeurent autant de source du rire humain. Mais comme
la nature a voulu que nous soyons très diversifiés jusque dans nos goûts, ce qui fait rire les uns peut laisser les autres de glace. À chacun son type d’humour.
Diouf souligne que l’humour fait tomber
les barrières et favorise l’émergence d’une identité commune « qui outrepasse parfois les limites de la couleur, de la race, de la religion et du compte en banque ». L’onde de rigolade permet de passer des messages qui, autrement, auraient été plus délicats à transmettre.
« Le comique de scène parle de ses problèmes à demi-mot et, de l’autre côté,
le spectateur se reconnaît dans son histoire. Les spectateurs sortent de la salle convaincus d’avoir participé à une thérapie qui a bien tourné et rentrent chez eux en
se disant que la vie n’est pas aussi sérieuse qu’on veut nous le faire croire. »
La parlure québécoise a souvent fait rire Boucar Diouf. On n’a qu’à penser aux pets-de-sœur, aux crottes de fromages et au grand-père dans le sirop d’érable. Et que dire de cette remarque entendue dans
un bar : « Check pas les foufounes de
ma pitoune. A fait sa poupoune, mais elle
est pas guidoune. »
Ou encore : « Ché pas youskalé. Pis a m’a pas dit youskava. » Ça pourrait bien être
de l’arabe, du russe ou de l’ukrainien.
La première fois que la blonde de Boucar l
’a invité à souper, elle lui a dit que ce serait un plat typiquement québécois. « Ça s’appelle du pâté chinois et c’est fait avec du blé d’Inde. » Il s’est demandé si elle était nulle en cuisine ou vraiment poche en géographie.
Au sujet de ce mets, Diouf trouve la recette on ne peut plus discriminatoire : « le blanc trône en haut, le jaune est au milieu et
le brun se trouve en bas. Le ketchup, qui
est rouge, on le met en réserve, à côté. »
On n’a qu’à se comparer pour se mettre à rigoler. À preuve quelques expressions et proverbes québécois avec leurs équivalents africains. Donne à manger à un cochon, au Québec, et il viendra chier sur ton perron. Si l’arbre savait ce que lui réserve la hache africaine, il ne lui aurait pas fourni le manche. Au Québec, on dit « dans le temps comme dans le temps »; en Afrique, « on ne peut pas courir et se gratter les fesses en même temps ».
Une des blagues que l’humoriste aime intégrer dans ses spectacles est la suivante : « Le Québec d’aujourd’hui est si ouvert qu’on y souligne pendant un mois l’histoire des Noirs. Le hic, c’est qu’on a choisi le mois de février : le plus court, le plus frette et
le plus blanc de l’année. »
31 juillet 2023

Patricia Cornwell, Livide, roman traduit de l’anglais par Dominique Defert, Paris, Éditions JC Lattès, 2023, 368 pages, 34,95 $.
Nouvelle enquête
de la reine du crime
Avec plus de 130 millions de livres vendus dans le monde, l’écrivaine américaine Patricia Cornwell s’est imposée comme une reine du crime. Sa plus récente enquête de
la médecin médico-légiste Kay Scarpetta s’intitule Livide, un thriller qui nous tient en haleine
jusqu’au bout.
Livide, du latin lividus, signifie bleuâtre.
On dit, par exemple, livide de rage, livide de terreur. La lividité désigne les taches rouge foncé tirant sur le violet, qui apparaissent sur le corps peu après la mort.
La Dr Kay Scarpetta est appelée comme experte dans un procès pour meurtre très médiatisé et controversé, celui d’une ancienne reine de beauté dont le corps s’est échoué sur le rivage de Wallops, en Virginie. Après un pénible contre-interrogatoire du procureur, Scarpetta quitte le tribunal et apprend que la sœur de la juge chargée
de l’affaire a été retrouvée morte dans
la maison de cette dernière.
À chaque enquête de Kay Scarpetta, il faut toujours imaginer le pire scénario et s’y préparer parce que ça va arriver… si ce n’est déjà fait. Le temps de se rendre difficilement sur place, à travers un strict barrage policier, Scarpetta apprend qu’un second meurtre a eu lieu dans le village voisin.
Un fou furieux avec un canon à micro-ondes armé d’un rayon de la mort, semble avoir pour objectif d’instaurer la terreur, de créer le chaos et de détruire l’ordre existant. Avec ce recours aux armes à micro-ondes, on se croirait dans un scénario d’horreurs décrites par H.G. Wells dans La Guerre des mondes.
Personne n’a vu l’attaque venir, ni le Service Secret ni le FBI. On n’avait pas ce genre de tueur dans le collimateur. On ne savait rien de lui, on n’a rien vu jusqu’au dernier moment. Et ce ne sont pas ses portables
que l’on a repérés, c’est le rayonnement de ses armes à micro-ondes.
La romancière rend son intrigue troublante en créant un lien entre la sœur de la juge
et son travail à la CIA. De là, il n’y a qu’un pas pour se demander si la Russie ne serait pas derrière le crime. Ou est-ce juste
une vendetta pour atteindre la sœur de
la victime qui préside un procès très médiatisé…?
En lisant Livide, on apprend qu’« espionner et mentir, c’est pareil. L’un ne va pas sans l’autre. » On découvre que des choses parfois infimes en disent très long sur l’état de la personne ou sur ses activités.
La romancière n’est pas la première à décrire le suspect comme une personne tranquille, sympathique, voire serviable.
Le genre de type à aider son voisin à faire démarrer sa voiture ou à déneiger son allée. Pas méchant pour deux sous. « Les psycho-pathes le sont rarement en société. »
Un mot sur la traduction de Livide : on utilise l’inversion du pronom à la première personne du présent indicatif à de très nombreuses reprises, jusqu’à deux fois par page. En voici quelques exemples : ajouté-je, annoncé-je, conclus-je, demandé-je, expliqué-je, insisté-je, interviens-je, m’enquiers-je, précisé-je, proposé-je, répété-je, répliqué-je, réponds-je. Cela est assez agaçant; on s’attend à lire ce genre d’inversion le plus souvent avec le verbe dire seulement (dis-je).
Devant le sinistre, Patricia Cornwell aime tout consigner, tout photographier, tout filmer. Avec le résultat que le lectorat n’en peut plus de l’espèce humaine.
9 juillet 2023

Julie Francœur, Sortir du rang. La place
des femmes en agriculture, essai, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2023, 112 pages, 17,95 $.
L’agriculture,
chasse gardée des hommes
Dans le secteur de l’agriculture, l’expérience passée et présente
des femmes demeure invisible. Pourtant, la sociologue Julie Francœur sait qu’elles sont partout
et nombreuses. Elle le démontre clairement dans Sortir du rang.
La place des femmes en agriculture.
Au Québec, on estime qu’une agricultrice sur trois travaille encore dans une entreprise familiale sans salaire ni parts sociales.
Les femmes dont l’autrice parle sont pour
la plupart blanches, hétérosexuelles et sans handicap. Elles évoluent dans un monde
où l’agriculteur moyen est un homme de
54 ans.
« Il est temps, écrit Julie Francœur, de mettre des visages féminins sur l’image qu’on se fait des personnes qui produisent nos aliments, de faciliter et même de forcer leur reconnaissance, et de laisser libre cours à leur potentiel transformateur dans le milieu. »
Historiquement, on ne transmettait presque jamais de terres à une fille. On la mariait à un garçon établi. S’il existait des travaux de femmes, comme la production et la vente
de fromage, l’activité des agricultrices était comprise et organisée comme si elle constituait une activité secondaire en comparaison du « vrai travail masculin ».
Francœur souligne comment les agricul-trices ont longtemps été soumises à
une triple journée : travail à la ferme, responsabilités familiales, travail à l’extérieur de chez elles. L’alimentation
bon marché dépendait du surtravail gratuit des femmes.
L’essai fait ressortir à quel point les femmes expriment une plus grande sensibilité pour la nature que les hommes, qu’elles se préoccupent davantage de l’écologie que leurs homologues masculins. Lorsqu’elles participent à la prise de décision, les femmes ont tendance à être plus vertes.
Dans un rapport pour le Conseil du statut de la femme (2019), on note que les femmes en agriculture font encore partie d’un véritable boys’ club. Si leur place dans
le métier continue de dépendre du bon vouloir des hommes, Francœur prend soin de souligner leur propre capacité à sortir des sentiers battus.
Il existe des femmes qui osent prendre seules (ou avec d’autres femmes) les rênes d’une entreprise agricole. Dans ce cas, on ne les prend pas aussi au sérieux que celles qui travaillent aux côtés d’un homme.
De plus, elles rencontrent plus d’obstacles pour se faire reconnaître dans le métier.
« Tout au plus, elles sont one of the boys. […] Ne pas se conformer au rôle de femme d’agriculteur et pratiquer l’agriculture en dehors du mode traditionnel et familial
ne va pas de soi. »
Au Québec comme ailleurs, les agricultrices ont hérité de structures mises en place par des hommes, qui leur conviennent et qui font en sorte qu’ils se maintiennent dans
des positions de pouvoir. Néanmoins,
des portes s’ouvrent.
Mais attention, ce serait une erreur « d’affirmer que l’agriculture se féminise. Les femmes demeurent une minorité dans
le monde agricole. La plupart des voix audibles sont encore masculines. »
4 juillet 2023

John Boyne, La Vie en fuite, roman traduit de l’anglais (Irlande) par Sophie Aslanides, Paris, Éditions JC Lattès, 2023, 336 pages, 36,95 $.
Une fiction plus vraie
que la réalité
Les romans traitant de l’Holocauste abondent, la fiction étant parfois
plus éloquente que la réalité.
Les historiens donnent les faits,
les romanciers y greffent des sentiments, des états d’âme. Voilà
ce que La Vie en fuite de John
Boyne réussit avec brio.
Dès les premières pages et plusieurs fois au fil du roman, il est question d’un lieu qui n’est nommé que par l’expression l’Autre Endroit. Il est ainsi question de « Berlin, l’Autre Endroit, Paris, Sydney, Londres ».
Le lieu précis n’est révélé qu’à la fin du roman, mais on devine bien avant qu’il s’agit d’un camp de concentration durant la Seconde Guerre mondiale.
Les chapitres alternent entre les années
de guerre et d’après-guerre, d’une part,
et le présent, presque quatre-vingts années plus tard, d’autre part. La narratrice est Gretel, une Allemande qui a douze ans lorsque la guerre prend fin. Chaque étape de sa vie est hantée par ce que son père SS a fait de sang-froid.
Pour survivre jusqu’à presque 90 ans, Gretel doit mentir sur son passé tous les jours, dans chaque ville où elle élit domicile.
« Si tu racontes une histoire assez souvent, elle devient vérité. » Elle ne se voit pas avouer les secrets de son passé, la vraie vérité sur son enfance.
« Berlin, Paris et l’Autre Endroit m’apparaissaient comme des lieux appartenant à un univers différent, un cauchemar dont j’étais sortie. » Son passé est presque intégralement « construit sur l’esquive, la tromperie, l’instinct consistant à me protéger avant de protéger les autres ».
Elle mène une autre vie dans des endroits lointains, sous divers noms, mais demeure écrasée par les mêmes traumatismes.
« En ne faisant rien, tu as fait beaucoup – tout. En prenant aucune responsabilité,
tu portes toute la responsabilité. »
Certaines réflexions sont assez troublantes. Ainsi, un personnage reconnaît que donner la vie demeure une chose merveilleuse. « Pourtant c’est loin d’être aussi excitant que de l’ôter. »
L’Autre Endroit évoque la question juive, « la Solution finale ». Pour le père de Gretel, les Juifs ne sont pas des gens, « du moins, pas au sens où nous l’entendons ».
Le premier amant de Gretel, à Londres,
est un Juif. Il ne connaît pas le passé de l’élue de son cœur, il pense à ses compatriotes dans son sommeil, ses rêves
se transforment en cauchemars. « Je suis là, avec eux, nu dans la chambre à gaz… »
Dans une note en fin de volume, John Boyne écrit que La Vie en fuite, « c’est un roman sur la culpabilité, la complicité et le deuil, un livre qui a l’ambition de sonder la culpabilité d’une jeune personne plongée dans le tourbillon des événements historiques qui se déroulent autour d’elle,
et de voir si elle parvient à racheter les crime commis par les gens qu’elle a aimés ».
Les erreurs commises par Gretel, sa complicité dans le Mal et tous ses regrets ont persuadé Boyne à raconter son histoire. Les derniers mots de l’auteur sont :
« Ce sera au lecteur de décider si elle mérite d’être lue. » Je réponds haut et fort par l’affirmative. Ce roman risque d’être
un de mes coups de cœur en 2023.
Petite note en terminant. Le roman original écrit en anglais d’Irlande contient des expressions en français dans le texte original; en voici quelques exemples : putain, dégradation nationale, joie de vivre. On les reconnaît grâce à des notes de
la traductrice Sophie Aslanides.
24 juin 2023

David Baudemont, Les urbains, essais littéraires, Régina, Éditions La Nouvelle plume, 2023, 102 pages, 36 $.
Cinquante ans
de mémoire urbaine
Né en France, David Baudemont est un écrivain et artiste visuel qui vit à Saskatoon depuis plus de trente ans. Son plus récent ouvrage s’intitule Les urbains et réunit 22 dessins à l’encre et au fusain, accompagnés d’autant de textes inspirés de moments clés de sa vie de citadin.
En immigrant au Canada, Baudemont a embrassé une carrière de géologue dans l’industrie minière. Vingt ans plus tard,
sur un coup de tête, il quitte son emploi, reprend ses études et se réoriente vers l’art-thérapie et l’écriture.
L’album visuel et littéraire se rapporte à différentes périodes de sa vie, allant du début des années 1970 à aujourd’hui.
« Tout ça donne une sorte d’échantillonnage de ma mémoire urbaine dispersée sur
une cinquantaine d’années. »
Dans le premier court essai littéraire –
Les temps modernes –, l’artiste-écrivain révèle sa nature profonde, à savoir qu’il est incapable de s’adapter à une tâche répétitive. Les routines et les horaires de travail réguliers le plongent dans un ennui mortel.
Plus loin, il note comment il s’est approché des sommets hiérarchiques, comment
le froid corporatif l’a profondément rebuté.
Il quitte quelques années plus tard la société multinationale pour laquelle il travaille et, aujourd’hui, entreprend « de modestes projets littéraires, artistiques et sociaux ».
Où que ce chemin le conduise, Baudemont traverse un paysage qu’il a dessiné à sa façon, tant sur le plan visuel qu’au niveau littéraire. « C’est un pays mi-réel mi-imaginaire qui ressemble à la minuscule planète de Saint-Exupéry. »
Majestueuse ou modeste, accueillante ou fataliste, une ville le trouble au plus haut point. Il garde l’extraordinaire connivence entre cette ville et lui-même. Il reste « sur un point d’orgue, un sentiment d’inachevé, un inconnu plus riche que n’importe quelle histoire qui pourrait naître d’une autre rencontre ».
Le dessin de la page couverture illustre
une solitude qui est libératrice, qui le mène vers des destinations délicieusement inconnues. Cette solitude rime avec indépendance. Quelle que soit la ville,
il aime s’y cacher, « devenir anonyme ».
Baudemont souligne comment il se dissout sans effort dans l’environnement urbain, comment sa conscience sociale disparaît
au profit d’un délicieux anonymat. Cela lui permet d’apprécier « cet autre moi-même ».
Les gens des grands centre économiques, des journées bien occupées, n’ont plus l’occasion de vivre le temps. Ironiquement, c’est lors d’une errance aléatoire que des tours du centre-ville lui envoient des reflets de lui-même, lui racontent, « sur leurs écrans géants, une relecture fictive de
sa propre vie ».
L’expérience la plus inattendue a pour titre Le cohabitât. L’auteur vit dans un immeuble de 21 appartements où 31 habitants et propriétaires forment une communauté,
un cohabitât. Deux chambres sont réservées aux amis de passage.
Or, à intervalles réguliers, l’auteur part en retraite aux rez-de-chaussée, quitte son immeuble par la porte arrière et rentre par la porte avant. Un miracle se produit.
La chambre d’amis lui semble à des années-lumière de son appartement, trois étages plus haut.
En dernière analyse, la fiction et l’essai agissent en coulisses, « en proposant de nouvelles façons de voir de nouveaux concepts qui seront – ou ne seront pas – adoptés par d’autres avec le temps ».
18 juin 2023

Guy Bélizaire, Mémoire vagabonde, nouvelles, Oshawa, Éditions Terre d’accueil, 2023, 166 pages, 24,95 $.
La condition humaine
à travers l’âme haïtienne
Je vous ai déjà parlé de Guy
Bélizaire lorsqu’il a publié son premier ouvrage intitulé À l’ombre des érables et des palmiers.
Il récidive avec Mémoire vagabonde, un recueil de quinze nouvelles
aux accents haïtiens.
Né à Cap-Haïtien en 1957, l’auteur vit au Québec depuis plus de quarante ans. Il a beau croire que « seul le silence exprime les mots appropriés » dans certaines situations, cela ne le rend pas pour autant avare de mots. Il sait les ciseler finement,
au propre comme au figuré.
Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 à Port-au-Prince est appelé Goudougoudou. Massillon est un de ceux qui se fait amputer un membre « parce qu’on n’avait ni
le temps ni les moyens de faire mieux ou pour éviter la gangrène ». La nouvelle qui porte son nom explique comment la vie continue quand même, comment il faut montrer du courage. « Il faut apprendre à vivre ainsi et remercier quand même le ciel de pouvoir encore respirer et de voir chaque jour le soleil se lever. »
Dans la nouvelle « Le bouton » (de chemise), un homme trompe son épouse,
car c’est au-dessus de ses forces de vaincre la tentation, « de maîtriser ce volcan placé entre ses jambes qui était devenu un prolongement de son cerveau ». L’auteur cite Gabriel García Márquez : “Le cœur possède plus de chambres qu’un hôtel
de putes. »
Un nouvelle n’indique pas toujours le lieu de l’action, mais un mot ou une expression permet de le deviner. Lorsqu’on lit « Mais dites-moi, simonak ! », on est de toute évidence au Québec. Les succursales de
la « Société des alcools » le confirment
plus loin.
J’aime les nouvelles qui ont un punch final, qui se terminent de façon inattendue. Guy Bélizaire n’a pas souvent recours à cette technique, mais lorsqu’il s’y prête,
c’est toujours avec brio. Dans la nouvelle intitulée « Le cambrioleur », le verbe prendre a plus d’un sens : prendre un coup et être pris qui croyait prendre.
Dans « L’amour est un combat », la surprise tient au fait que le même chauffeur de taxi conduit le même passager à Port-au-Prince et à Montréal. Parfois on devine le punch une page avant la fin, mais cela ne rend pas « La belle visite » des parents et du frère moins étonnante…
Si vous aimez les chiens, je vous préviens que « Les yeux de pompon » risque de vous faire vivre des émotions qui vont du remerciement à la déception en passant par le reproche et le pardon. Le dénouement de cette nouvelle en étonnera certains…
La grande majorité des textes a une touche haïtienne. On rencontre un personnage appelé Jésus Dieudonné et on apprend que les politiciens véreux sont appelés « grands mangeurs ». Quelques nouvelles incluent des passages en créole haïtien, parfois
les paroles d’une chanson et même la lettre d’un Chinois à sa dulcinée en Haïti.
J’ai une préférence pour les nouvelles brèves. L’auteur a un penchant, lui, pour des textes plus longs. Cela lui permet, dans un cas, d’agir en détective. Le protagoniste ne sait pas que la personne recherchée a un jumeau qui n’existe qu’à moitié…
Guy Bélizaire aime nous entraîner dans toutes sortes de péripéties qui sont souvent de fausses pistes. Cela lui permet de nous obliger à nous pencher sur la condition humaine et les vicissitudes de la vie tout en nous invitant à repenser l’humain au cœur de la société.
13 juin 2023

Elliot Page, Pageboy, autoportrait traduit de l’anglais par Marie Brazilier, Paris, Éditions Kero, 2023, 288 pages, 34,95 $.
Le plus célèbre
trans canadien
La personnalité canadienne trans la plus connue est sans conteste Elliot Page, né Ellen Page en 1987 en Nouvelle-Écosse. Page a connu
une ascension fulgurante au sein
de l’industrie du cinéma. Il raconte son parcours dans un autoportrait intitulé Pageboy.
Même si Page a été fille et lesbienne avant de devenir trans, tout l’autoportrait est écrit au masculin : « j’étais subjugué, envoûté ». C’est à titre d’Ellen Page qu’il a eu une nomination aux Oscars comme meilleure actrice dans la comédie dramatique Juno (2007).
Avec le succès de Juno, Page est fortement invité par les professionnels du cinéma à cacher son identité queer. Sinon, « ça me desservirait, on me proposerait moins de rôles. C’était pour mon bien. Alors j’ai porté des robes, mis du maquillage. »
Page sait, cependant, que son succès repose sur sa capacité à ignorer sa différence et
à renier son identité profonde. « Je taisais sans cesse la vérité de peur d’être banni, mais j’étais déprimé, piégé dans une mascarade lamentable. »
Dès l’âge de six ans, Ellen avait demandé
à sa mère si elle pouvait être un garçon. « Non, chérie, tu es une fille, mais tu peux faire tout ce que font les garçons. » Six ans plus tard, la puberté la changera en
un personnage qu’elle ne veut pas jouer.
À 28 ans, Page fait son « coming out lesbien ». Il explique comment Hollywood ne comprend pas la complexité d’une sortie du placard, « la multitude des secrets enfouis que cela induit. Hollywood est insensible aux conséquences de
son fonctionnement. »
Page note qu’il lui a fallu dix ans avant
de pouvoir aborder la question de genre.
Le sujet était trop sensible. Il lui fallait prendre le temps de s’écouter. « J’ai dû atteindre le moment où, poussé à bout,
je n’ai plus eu le choix. »
Elliot écrit qu’il n’a jamais été une fille,
qu’il ne sera jamais une femme. C’est dans un cabinet de psy qu’il passe de l’impossibilité d’assumer son homosexualité à un sentiment de perplexité et de colère « face à toute la merde que j’avais dû encaisser pendant si longtemps, parce que cacher mon identité queer était considéré comme le statu quo, et ma douleur comme une conséquence naturelle ».
La dysphorie de genre le préoccupe au plus haut point et il finit par embrasser à bras-le-corps sa transidentité. À 33 ans, il subit une opération pour se faire retirer les seins. Le 1er décembre 2020, Page fait son coming out trans et non binaire, précisant son choix d’utiliser le prénom Elliot et d’être désigné par le pronom masculin il. En mars 2021, Page devient la première personne ouvertement trans à faire la une du magazine Time.
Je note, en passant, que la mère de Page était bilingue et enseignait le français. Elliot lui reproche de ne pas lui avoir parlé français durant son enfance, mais avoue que les langues n’étaient pas son fort.
Dans ce récit intimiste, d’une grande sensibilité, Elliot Page nous fait part de ses réflexions sur l’enfance, l’amour, le sexe et l’identité. À travers des moments sombres ou joyeux, il se livre avec sincérité et justesse dans un autoportrait singulier
et bouleversant.
9 juin 2023

Niko Tackian, La lisière, roman, Paris, Éditions Calmann-Lévy, coll. Noir, 2023,
324 pages, 32,95 $.
Polar en plongée onirique
Auteur français de romans policiers primés, Niko Tackian publie
une septième enquête intitulée
La lisière et nous plonge dans
une expérience déconnectée du réel. Rien d’étonnant à cela puisque
nous passons en moyenne vingt-
six ans de notre vie dans
la contrée des rêves.
L’action de ce polar se déroule en Bretagne, dans les monts d’Arrée, département du Finistère. L’endroit est caractérisé par des landes, roches et marécages qui ne sont plus « qu’un vaste désert d’obscurité parcouru de silhouettes décharnées et d’ombres abyssales ».
Hadrien, son épouse Vivian et leur fils
Tom roulent tranquillement dans « ce noir pays ». Le père freine subitement pour éviter ce qui semble être un chien.
Il descend pour vérifier si tout est en règle, Tom se précipite pour une pause pipi,
Vivian attend et, trouvant le temps long, quitte finalement la voiture pour voir ce
qui se passe. Hadrien et Tom ont disparu.
Niko Tackian tisse dès lors une intrigue mêlant enquête policière, traitement psychiatrique et plongée onirique. Ses mots sont aussi aiguisés que le fil d’une guillotine.
Chaque heure séparant Vivian de son mari et de son fils surtout devient un pas de plus dans l’horreur. L’épouse perd la notion du temps et de l’espace. Elle voit une psychiatre qui vit dans un manoir appelé Triste Lune
et qui souligne comment il y a toujours de l’espoir, « même au cœur des ténèbres ».
La psy lui conseille de s’ouvrir à la gendarmerie, mais une voix crie à Vivian qu’elle est la seule à pouvoir retrouver
son mari et son fils.
Sans Hadrien et Tom, la maison de Vivian est juste une boîte vide où règne un silence qui lui glace l’âme. Elle a l’impression de vivre dans un tombeau, lieu où fouiller « des symboles cachés au fond de son cortex cérébral ». Sa raison n’y trouve pas de logique… même s’il en existe une « dans les brumes opaques de son esprit ».
La gendarmerie mène une enquête, mais
un fantôme lui glisse entre les doigts. Petit à petit, des bribes de vérités fissurent le mur des certitudes de la lieutenante en charge non pas de retrouver Hadrien et Tom, mais de découvrir leur corps, ce qu’elle n’ose pas avouer à Vivian.
La mère rêve d’abord à son enfant, désirant par-dessus tout le serrer dans ses bras. Puis elle se réveille de plus en plus souvent au milieu d’un cauchemar où rien n’est plus comme avant. Enfin, elle sombre régulièrement dans des expériences mythiques.
Est-il possible de tirer un trait sur ceux qu’on aime ? Qu’arrive-t-il lorsqu’on leur prend tout, lorsqu’on leur arrache tout, lorsqu’il ne reste qu’une plaie béante par laquelle une personne se vide chaque jour un peu plus de son énergie vitale…?
En guise de conclusion, Niko Tackian réfléchit sur l’écriture de La lisière. Il a suivi son instinct et c’est ainsi que le noir pays et ses habitants ont commencé à vivre dans
sa tête. « À emprunter mes angoisses,
mes combats, mes espoirs, pour incarner
des personnages et des intrigues. »
30 mai 2023

Ksenia Potrapeliouk, Un métier comme un autre, essai, France, Éditions Libre, coll. Femmes en lutte, 2023, 56 pages, 14,95 $.
Le pognon
de la prostitution
Rien ne prédestinait Ksenia Potrapeliouk à écrire Un métier comme un autre, pamphlet enflammé contre la prostitution et la société marchande. Son parcours n’est pas celui d’une écrivaine.
Née en Russie, Ksenia Potrapeliouk est diplômée de l’École d’ingénieurs de Limoges. Elle s’envole vers le Canada et étudie à l’École de technologie supérieure de Montréal. Elle y reste trois ans pour
entamer une carrière professionnelle en
tant qu’ingénieure technico-commerciale. De retour en France, elle s’installe à Limoges pour devenir… écrivaine.
La narratrice et personnage principal
d’Un métier comme un autre est Florence, une masseuse érotique à Montréal. Une note en bas de page nous informe que Le Grand Prix de Formule 1 est notoirement connu pour porter à son paroxysme le tourisme sexuel dans cette métropole québécoise.
Les salons de massage érotique étaient
un secret de polichinelle, parfaitement tolérés, à tel point que Montréal avait gagné le surnom de « Bangkok d’Amérique du Nord » en matière de commerce du sexe.
Florence se demande parfois si les clients pensent réellement que ses soupirs et ses cris de plaisirs sont sincères. S’ils sont assez cons pour s’imaginer qu’elle aime ça.
« C’est dingue ce que les hommes peuvent se raconter comme âneries pour tranquilliser leur conscience. »
La masseuse ne se laisse pas violer. Elle offre un service et des hommes achètent
ce service. « Elle n’était pas une pute :
elle était travailleuse du sexe. Elle avait
des horaires, un tarif, un catalogue
de prestations. »
La travailleuse du sexe sait que pour les hommes qui la payent, « elle est au mieux un fantasme, au pire un réceptacle de haine et de mépris – mais en aucun cas un être humain. »
Femme banale, timide et un peu fade, Florence travaille cinq jours par semaine depuis vingt ans. Son métier comme un autre lui a rapporté au fil des ans plus de trois millions de dollars. Elle a plongé dans la prostitution par nécessité, « Mais elle restait par addiction à l’argent ».
Un système de quittances pour massage thérapeutiques ne lui permet pas de blanchir plus d’un dixième de ce qu’elle gagne. Florence ne déclare que trente mille dollars de revenus par an.
Le reste – plus de deux millions de dollars en liquide – est disséminé dans plusieurs coffres-forts, qu’elle alimente régulièrement. Ces liasses de billets la font jouir. « J’aime
le fric […]. Je ne sais pas gagner de l’argent autrement. Je suis une junkie du pognon. »
Selon un vieil adage, la prostitution serait
le plus vieux métier du monde, sous-entendant qu’il est vain de lutter contre puisqu’elle constituerait une facette inhérente à la nature humaine.
Les premières prostituées recensées exerçaient en Mésopotamie dans un cadre sacré.
Pour Ksenia Potrapeliouk, la prostitution est plutôt une chose sordide, même lorsqu’elle se pratique sur une table de massage désinfectée.
23 mai 2023

Margot Joli, L’Innocent, roman, Régina, Éditions de la nouvelle plume, 2023,
262 pages, 22 $.
Du fumier pour oblitérer l’existence d’un bébé
La Franco-Manitobaine Margot Joli publie sa troisième enquête du caporal Sylvain Trudel. Elle s’intitule L’Innocent, nom donné au squelette d’un bébé trouvé sous un tas de fumier dans un village près
de Steinbach, au Manitoba.
L’action se déroule en 1971 et le caporal Trudel fait partie d’un détachement de
la Gendarmerie royale du Canada à Saint-Pierre-Jolys. Plusieurs autres localités manitobaines sont mentionnées : Saint-Malo, La Rochelle, Saint-Vital, Saint-Boniface et Steinbach. Certaines semblent avoir disparu (Sainte-Eugénie, Saint-Alcide).
Trudel excelle dans l’art de faire remonter « de vieux souvenirs estimés banals au préalable et repoussés au fin fond de
la mémoire ». Dans un nouveau contexte, ces souvenirs peuvent devenir révélateurs.
Une analyse du squelette démontre que l’enfant est mort peu de temps après
sa naissance et que son sexe ne peut être identifié. Le fait qu’il ait été enterré sous
un tas de fumier apporte une connotation on ne peut plus négative.
L’enterrement va à l’encontre de toutes
les pratiques religieuses et culturelles de l’époque et d’aujourd’hui. « C’était comme
si l’enfant était une abomination qu’on avait cru bon d’ensevelir dans l’endroit le plus ignoble possible. » En secret, bien entendu, sans avertir les autorités.
Les injustices et l’opprobre subis par
les filles-mères dans les années 1960 demeurent au cœur de cette intrigue.
Un gars professait son amour et ses intentions de mariage afin d’encourager
une fille à coucher avec lui. « Si une grossesse en résultait, il rompait avec
la fille et la traitait de pute. » Elle devait quitter le foyer alors que le père s’en sortait indemne.
La fille-mère est traitée de « damaged goods » et, dans le réseau de commérages, l’enfant est appelé « le petit bâtard ».
Tout cela parce qu’une indiscrétion a été commise au nom de l’amour.
John Walker est le coéquipier de Trudel.
Cet unilingue anglophone a le français en horreur. Dans le roman, toutes ses répliques sont rédigées en anglais. Trudel croit que chaque personne a des qualités qui compensent ses défauts, mais dans le cas
de Walker, « il n’avait rien trouvé qui contrebalançait son arrogance, son insolence et son manque de jugement ».
La romancière résume en quelques mots
les traits caractéristiques de ses personnages. Les yeux de l’un sont comme « des revolvers qui auraient atteint
le policier d’un coup fatal ». Un autre fait preuve de narcissisme et de manque d’empathie.
Trudel mène ses entrevues comme si chacune d’elles est un fil qui a le potentiel de se joindre à d’autres pour tisser une toile qui révèlera l’histoire du petit squelette.
Il cherche à comprendre pendant une bonne trentaine de chapitres, la solution de cette affaire lui semblant toujours élusive, chaque piste se terminant en cul-de-sac.
Tous les trois romans de Margot Joli mettent en scène le caporal Sylvain Trudel. Elle a d’abord publié Le fruit de la haine (2019), puis Tu m’appartiens (2021), également aux Éditions de la nouvelle plume.
12 mai 2023

Silvia Galipeau, Derrière la porte – 50 récits intimes, sexuels et pluriels, Montréal, Éditions La Presse, 2023, 264 pages, 31,95 $.
Une sexualité épanouie, c’est la santé !
Jouissance assumée, ambiguïté sexuelle, quête de l’orgasme, partenaires multiples, identité de genre, art de la séduction, bonheur de vivre une sexualité ordinaire, secret de couples heureux, jeunes
et vieux, tout est au menu dans Derrière la porte – 50 récits intimes, sexuels et pluriels, de Silvia Galipeau.
Chaque semaine, depuis des années,
la journaliste Silvia Galipeau prête son oreille et sa plume à des histoires d’intimité et de sexualité et les partage avec les lecteurs de La Presse dans sa rubrique hebdomadaire Derrière la porte. Cinquante de ces confidences sont réunies dans
ce livre, choisies par la journaliste pour
leur qualité et leur diversité.
Marie-Pierre, 30 ans, a découvert
sa sexualité à 18 ans, mais sont amoureux était gai. Puis suivent des relations plutôt ordinaires. « Toujours les mêmes mouvements, les mêmes positions, Plate.
Pire, fade. » Marie-Pierre décide d’oser… avec une femme. Une amie lui parle du concept de la « licorne ». C’est une femme qui intègre un couple, sans émotions, juste sexuel. « Et c’est ça que je veux ! »
À 24 ans, Stéphane n’a toujours pas touché ou embrassé une femme. Il décide de se payer une escorte. Sa première relation sexuelle est plaisante. Ces femmes (parce qu’il en vues plusieurs) l’ont aidé à sortir de son désespoir. « Oui, c’est du sexe,
Mais une escorte, ce n’est pas juste ça.
C’est beaucoup de chaleur humaine. »
Charlie, 23 ans, aime la tendresse, mais pas le sexe. Elle aime les filles et les garçons, mais pas question d’être en relation. Charlie est asexuelle. « Çà ne veut pas dire que tu n’auras pas de sexe. Mais ça veut dire que tu ne ressens pas, ou très peu, d’attirance sexuelle.
Pendant les 50 premières années de sa vie, Daniel a été convaincu dur comme fer qu’il était hétéro. « Aux femmes. Et seulement aux femmes. » Puis il commence à faire
de la danse et se rend compte qu’il pogne auprès des hommes. « Mon univers de gars straight est en train de tomber. »
Maintenant au début de la soixantaine,
il ne compte plus les hommes rencontrés
via Réseau Contact, Grindr et les saunas. « L’homme vient de Mars, la femme de Vénus, théorise-t-il. On peut faire des enfants ensemble. Vivre une vie ensemble. Mais côté sexualité, c’est beaucoup plus facile avec les hommes. »
Sam, 42 ans, est à la fois non binaire et trans. Il se considère « plus masculin que féminin, d’où l’appellation plus nuancée de demiboy. » Ce qui est génial dans le sexe queer, c’est qu’il n’y a pas de rôle. « On fait ce qu’on veut, au moment où on veut. Contrairement à la sexualité avec les gars, où les rôles sont vraiment là. »
Pierre-François, 68 ans, a eu un cancer de la prostate. Finies les érections. Il tient à dire que ce n’est pas la fin du monde. Pénétrer est dans l’instinct de l’homme. Or, avec son amoureuse, il a appris à faire autre chose,
à ne plus penser à lui, mais à elle : « à lire ses besoins, ses désirs, ses plaisirs ». Il a appris à la toucher, la caresser, l’embrasser, partout et lentement.
Pourquoi Silvia Galipeau raconte-t-elle chaque semaine a la sexualité d’un quidam ? Par soif d’éducation, de démystification, d’information. « Et de plaisir aussi !
Une saine sexualité, une sexualité épanouie, ça ne dépend pas des autres. Ça commence ici, maintenant, avec soi. C’est la santé ! »
7 mai 2023

Marie-Hélène Sarrasin, Douze arpents, roman, Montréal, Éditions Tête première, 2023, 208 pages, 22,95 $.
Écrire un roman,
c’est entretenir un potager
Dans son premier roman intitulé Douze arpents, Marie-Hélène Sarrasin offre une galerie de personnages originaux et attachants. Une intrigue extrêmement bien ficelée tient le lectorat captif
du début à la fin.
À la frontière du réalisme magique,
la romancière nous plonge dans un récit d’enquête qui se trame sur deux époques
se faisant écho, tantôt en 1937 tantôt en 2016-2017. Quatre sections regroupent
les chapitres : Printemps, Été, Automne et Hiver.
La protagoniste Marine perd son emploi de libraire à Terrebonne. Quelques semaines plus tard, sa grand-mère décède. Marine hérite d’une fermette à Saint-Didace, aux abords de la rivière Maskinongé. Ses amis disent qu’elle va vivre au fin fond d’un trou. « Cela manque de nuance, mais ce n’est pas loin de la réalité. »
Marine ne voit jamais sa voisine ailleurs que dans son potager, même les jours de pluie. Chacun des gestes de Rose bat au rythme des saisons. Les dates deviennent « la fois où l’hiver s’est entêté jusqu’à la fin avril » ou « l’année où le sol a gelé à la Saint-Jean-Baptiste ».
Marie-Hélène Sarrasin n’écrit pas un roman, elle le bêche, le racle, le sarcle, l’ensemence, le désherbe, le sarcle, le fertilise et l’arrose. Comme les légumes mêlés aux fines herbes d’un potager, les vies de tous les résidents sont imbriquées les unes dans les autres.
Saint-Didace a ses commères qui connaissent le village « comme si elles l’avaient tricoté ». Elles mesurent les visages, « jaugent le vacillement de la moralité ambiante » et « cousent des tissus de mensonges » comme une courtepointe. Toutes les histoires du village sont contenues sous leur chapeau.
Si les commérages sont pires que le chien-dent, les hommes, eux, manigancent sur
le parvis de l’église et conspirent à l’auberge. Ils entrechoquent leurs verres
car « la connivence se boit à petites gorgées ». Chacun fait tourner ses idées dans son verre, avec les glaçons.
La protagoniste a deux enfants qui se ballotent sur des balançoires, « au gré du vent qui traverse le moulin à rumeurs ». Lorsque Marine rencontre une voisine enceinte, la romancière écrit : « un enfant
à naître, des tomates, des poivrons et
une amitié prête à germer ballottent au même rythme que la bedaine ».
J’ai lu Douze arpents à petites doses, comme si je sirotais un vin capiteux. J’imaginais
les villageois dressés dans deux camps : pour ou contre le tracé d’un chemin de fer en 1937, pour ou contre un projet immobilier au bout de leur rang en 2017.
La prose de Marie-Hélène Sarrasin a été savoureuse à chaque gorgée.
Née à Saint-Didace, l’autrice vit à Saint-Gabriel-de-Brandon et enseigne la littérature au cégep régional de Lanaudière à Joliette. Avant de se tourner vers le roman, elle a publié trois recueils de poésie aux Écrits des Forges : Géographie en courtepointe (2012), Maison trans-atlantique (2015) et Nos banlieues (2020). L’ancrage dans le territoire est au cœur
de sa démarche.
4 mai 2023

Virgile Stark, Les Miscellanées d’un bouquineur : 150 curiosités du livre, de l'écriture et des bibliothèques, essai, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 2022, 160 pages, 31,95 $.
Livre de chevet
d’un bouquineur
Tout en étant ludique, désordonné
et parfois futile, un condensé
de culture livresque n’en demeure pas moins foisonnant et instructif. C’est le cas des Miscellanées d’un bouquineur : 150 curiosités du livre, de l’écriture et des bibliothèques, essai de Virgile Stark.
Que trouve-t-on dans ces pages ? Un bric-à-brac d’informations, de faits historiques
et de choses étonnantes, fascinantes ou amusantes sur le monde du livre, souvent en ce qui a trait à la France. J’en repique une brochette, pêle-mêle, avec de rares citations.
Les bouquinistes de Paris sont installés sur plus de trois kilomètres le long de la Seine, exploitant environ 900 boîtes vertes qui renferme, selon certaines estimations, plus de 300 000 livres d’occasion.
Avant de connaître un succès mondial
(27 millions d’exemplaires, traduction en
70 langues), le Journal d’Anne Frank, publié en 1947, a d’abord été refusé par quinze éditeurs des Pays-Bas ?
La bibliothèque d’Harvard possédait, en 1723, 3 340 livres, dont 58 % étaient des ouvrages de théologie protestante, et 56 % étaient écrits en latin.
Grand ami de Baudelaire, Charles Asselineau a inventé le néologisme « libricité » pour désigner l’amour sensuel des livres qui s’empare des bibliophiles. À son avis, leur passion contient tous les péchés : « cupidité, luxure, orgueil, avarice, oubli du devoir et mépris du prochain ».
En 1931, la Chine a censure Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll parce
qu’il était jugé indécent de faire parler
les animaux comme des êtres humains.
L’un des livres les plus volés dans les bibliothèques américaines est le Police Entrance Examination Guide. Il n’a cependant pas le succès de la Bible,
qui, « en infraction avec le septième commandement, demeure le livre le plus volé au monde ».
Umberto Eco a publié un volume de 1 500 pages de sa correspondance avec Albert Einstein et le pape Pie XII, qui ne contient que ses lettres. Et pour cause puisqu’il n’a jamais reçu de réponses de ses destinataires.
First Folio est le nom donné à la première compilation des œuvres de Shakespeare
(36 pièces), datant de 1623. On n’en compte que 230 exemplaires dans le monde.
L’un de ceux-ci s’est vendu pour 5,6 millions de dollars en 2001.
On désigne du nom étrange de bibliopégie anthropodermique la pratique qui consiste
à relier des livres avec de la peau humaine, née au XVIIIe siècle. Certains livres érotiques ont ainsi été reliés avec de la peau de seins féminins.
Au XVIIIe siècle, l’imprimeur du Dictionnaire de l’Académie française n’avait pas préparé assez se caractères en plomb correspondant à la lettre accentue è. C’est ainsi que le mot évènement est devenu événement. Cette anomalie a perduré jusqu’à aujourd’hui.
Le quartier Kanda-Jimbocho est considéré comme le quartier latin de Tokyo : 163 bouquinistes y sont alignés les uns à côté des autres. Plus de 10 millions de volumes y sont mis en vente, en faisant le plus grand marché du livre au monde.
Si vous deviez garder un seul livre dans votre bibliothèque, lequel serait-ce ?
Michel Onfray choisirait un livre qui l’emballe toujours, qui ne le déçoit jamais, qu’il n’a jamais lu mais qu’il lit tout le temps : le dictionnaire. « Dès que j’entre dans le Littré, le voyage est assuré. »
Hitler prétendait lire un livre par nuit. Il en possédait 16 000 dans ses appartements de la Chancellerie, à Berlin, et dans son « nid d’aigle ». Seuls 1 200 de ses livres ont survécu à la guerre et ont été confisqués par les Américains, puis entreposés à la bibliothèque du Congrès à Washington et
à l’université Brown de Rhode Island.
Les Miscellanées d’un bouquineur est
un voyage à travers le vaste continent de l’imprimé, en toute liberté et sans autre but que de glaner quelques bribes de savoir et d’émerveillement.
29 avril 2023

Sous la direction de Marie-Ève Kingsley,
11 brefs essais queers, Montréal, Éditions Somme toute, 2023, 152 pages, 19,95 $.
Florilège de pensées LGBTQ+
Pour couronner le Mois de la Fierté, je vous propose un florilège de pensées extraites de 11 brefs essais queers, sous la direction de Marie-Ève Kingsley (elle/iel). En préface, Anne Archet (elle) écrit qu’un être queer défie les prescriptions hétérosexuelles qui nous confinent « dans un nombre limité de façons acceptables d’exprimer nos désirs ».
Marie-Ève Kingsley a mis du temps à découvrir qu’elle ne s’identifiait « à aucune des catégories dominantes et cette situation me laissait un sentiment de solitude, d’isolement, un sentiment constant d’étrangeté dans tout le corps ainsi que
dans ma façon d’être au monde ».
Pour Maisie-Nour Symon Henry (ielle), « l’ostentatoire n’est pas une valeur québécoise, c’est juste pour les vues,
celles où l’on peut être objet de fantasmes fictionnels sans menacer le normyland ».
Maël Maréchal (iel) voit le queer comme « un portraitiste qui ose me proposer comme point de départ une fascinante image en trois dimensions qui
ne puise ni à l’huile, ni aux pixels, ni au ciment des civilisations humaines, mais
à tous leurs décalages, à toutes leurs glorieuses déviations ».
Ce qui est sûr pour Matéo Pineault (il),
c’est que « notre acharnement à vivre s’ancre dans des gestes qui bravent souvent l’entendement. […] Il nous faudra, pour poindre encore demain, continuer de soigner cette fierté de s’inventer obstinément entre l’abject et le sublime / par le sang et par les mots. »
Selon Gabrielle Boulianne-Tremblay (elle), « Nous n’avons pas d’âge, d’origine, de sexe, nous sommes de l’amour enfanté des étoiles. Je ne suis ni homme, ni femme, ni bête,
ni plante. Nous nous aimons de la même force que ce qui a créé les océans. »
Dog Food (elle/il/iel) écrit que « nous sommes les miroirs dans les autres miroirs. une succession translucide. transcendante. nous vivons les un-es dans les autres.
nous sommes nos tendresses lorsque nous prenons la peine de nous regarder à l’Intérieur de nos corps. »
Même si le polyamour pouvait Répondre au 4e axe de l’identité, Éric LeBlanc (il/iel) croit que « l’idée reste sujette à débat, puisqu’il est souvent relégué à un mode de vie ou à un modèle relationnel plutôt que considéré come un continuum allant du choix délibéré (couple ouvert) à l’orientation identitaire intrinsèque (polycule) ».
Dans un texte à la fois en prose et en poésie, Laura Doyle Péan (iel) écrit : « nous défions la science et les probabilités / rions au visage de la faucheuse et survivons / à la maladie / à l’entitlement des hommes /
à nous-mêmes ».
Pour Zed Cézard (il/iel), « les changements des autres ne sont acceptables que lorsqu’ils ne requièrent pas de déplacement en soi. L’inconfort qui accompagne la compréhension profonde décourage souvent. »
Le genre qui colle à Mégane Desrosiers(elle) « est saisonnier, mobile et inconcevable,
je le poursuis silencieusement en espérant ne jamais l’atteindre. [Il] est celui qui se
voit se performe et s’épèle dans le même imaginaire que celui des cauchemars où
on court sur place. »
Enfin, Kama La Mackerel (iel) souligne comment l’idéologie de l’homme blanc s’est normalisée, mais « malgré l’empire qu’il a construit, et qui ne voulait pas de nous, nous avons refusé de disparaître ».
21 avril 2023

David Lagercrantz, Obscuritas, une enquête de Rekke & Vargas, roman traduit du suédois par Rémi Cassaigne, Harper Collins France, coll. Noir, 2022, 480 pages, 36,95 $.
L’obscurité qui dissimule peut corrompre
Comment un simple meurtre en
Suède peut-il se transformer
en un enchevêtrement international qui conduit vers les Talibans et
la CIA ? C’est ce qu’explique David Lagercrantz dans le roman Obscuritas, une enquête
de Rekke & Vargas.
Un arbitre est battu à mort après un match de football à Stockholm. Des soupçons pèsent sur le père d’un des joueurs. Rien
de plus clair. Sauf que la policière affectée
à l’enquête ne croit pas à cette culpabilité.
Il y a trop de facettes obscures.
Cette policière est Micaela Vargas, 26 ans, issue du même quartier défavorisé que
le suspect. Elle est ambitieuse mais peu expérimentée. Elle rencontre Hans Rekke, spécialiste des techniques d’interrogatoire, avec qui elle va faire équipe.
À noter que, dans ce roman, l’expression « techniques d’interrogatoire avancées » demeure un euphémisme pour dire « torture ».
Rekke est un brillant professeur de psycho-logie. Il traite des erreurs de raisonnement, des tours que nous joue notre cerveau à cause d’opinions préconçues et de fausses représentations.
L’enquête fait entendre la « pire cacophonie de voix contradictoires et contraintes ». L’angle d’attaque dans sa globalité n’est pas seulement un échec, il se montre également contre-productif. « Au lieu d’écraser l’adversaire, on se créait davantage d’ennemis. »
Il est question de Prison of Darkness,
cette taule décrite comme « des ténèbres sans nom, une terreur sans nom ». Plutôt que de voir ce qu’il a sous les yeux,
un prisonnier est ébloui par ses propres ténèbres intérieures.
Le roman Obscuritas porte bien son nom, car l’obscurité ne se contente pas de dissimuler; elle transforme aussi,
elle corrompt.
Le professeur Rekke a tendance à truffé
ses propos de citations latines. Pourquoi ? Parce que quidquid latine dictum sit, altum videtur (tout ce qui est dit en latin paraît profond). Voici deux exemples de ces citations : In dubio pro reo (le doute profite à l’accusé) et Leges sine moribus vanae (sans morale, les lois sont inutiles).
David Lagercrantz est un conteur qui aime brouiller les pistes. J’avoue que j’ai décroché à plusieurs reprises. Je n’ai jamais mis autant de temps à lire un roman policier en raison de son architecture parfois abracadabrante.
Né à Stockholm en 1962, David Lagercrantz est journaliste et écrivain. Il a acquis sa renommée mondiale en imaginant les tomes 4, 5 et 6 de la série à succès Millénium de Stieg Larsson, traduits dans une vingtaine de pays. Obscuritas est le premier tome de sa série policière mettant en scène Rekke
et Vargas.
18 avril 2023

Mario Girard, Clémence Encore une fois, biographie, Montréal, Les Éditions La Presse, 2023, 312 pages, 49,95 $.
Réussir en étant
trop Clémence
Humoriste-chansonnière, Clémence DesRochers a mené une carrière
de plus de 60 ans. Elle s’est abreuvée au quotidien des gens. « Cette approche sera la pierre angulaire
de sa carrière », écrit Mario Girard dans la biographie Clémence
Encore une fois.
Cette biographie comprend tout un chapitre sur son père, le poète Alfred DesRochers. Chaque chapitre de l’ouvrage se termine par une chanson ou un monologue.
Clémence DesRochers est née le 23 novembre 1933, jour de la Saint-Clément. L’auteur écrit que c’est là « une des raisons qui pourrait expliquer ce prénom rare, mais d’une musicalité certaine ».
Élevée dans une famille où la discipline n’avait pas sa place, Clémence déteste profondément l’école. « Elle a un mal fou à composer avec le cadre rigide qu’imposent les religieuses et qui est complètement à l’opposé de ce qu’elle connaît avec ses parents. »
Lorsqu’elle a 7 ans, Clémence voit un spectacle de Juliette Béliveau. C’est le coup de foudre. « Je veux chanter comme elle.
Je veux faire rire les gens. C’est ça, que je veux faire. »
En 1954, elle fait partie de la première cohorte du Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Nulle en diction, ridicule en comédie française, encore plus en tragédie, elle ne peut pas être bonne parce qu’elle est trop… Clémence. Elle termine sa formation sans diplôme.
Radio-Canada lui confie plusieurs rôles au fil des ans. Elle écrira un monologue sur
ses débuts au sein de cette société d’État : Ce que toute jeune débutante devrait savoir, ou Mon entrée à Radio-Canada.
Clémence innove en étant la première femme humoriste à occuper seule la scène ET en offrant des monologues ou des chansons nées sous sa plume. Girard écrit que « le public est à la fois charmé et désarçonné par cette jeune femme à l’air innocent qui balance des choses énormes ». On se demande si elle est niaiseuse ou sérieuse. « J’étonnais et c’est ça qui a fait mon succès. »
Jacques Normand a été le mentor de Clémence. Il lui a appris l’art du micro et
de la salle, plus le droit d’improviser. Elle a toujours eu un texte de base, mais elle s’autorisait à en sortir puisqu’elle en était l’auteure. Normand lui disait : « Punche e
n rentrant, punche en sortant. Le reste du temps, fais ce que tu veux. »
Pour cette artiste, une chanson demeure d’abord et avant tout un poème. C’est pourquoi elle n’a jamais écrit un texte à partir d’une musique.
Plusieurs sujets ont inspiré Clémence. Celui des femmes est sans contredit le plus fort. Elle ne se contente pas d’écrire à leur sujet en général, elle choisit plutôt les femmes dont on ne parle jamais. Cela se reflète
dans des chansons ou monologues sur
la travailleuse d’usine invisible (La vie d’factrie), l’amante délaissée (La ville depuis) ou la fille ronde (La grosse Raymonde).
Michel Tremblay a déjà dit que si Clémence n’avait pas été là, ses premières pièces auraient été différentes. Il a souvent raconté que le monologue Les jeudis du groupe a été la source d’inspiration de l’Ode au bingo, scène phare de la pièce Les Belles-sœurs.
Depuis près de 60 ans, Louise Collette et Clémence DesRochers forment un couple rare au Québec. « Le secret de cette impressionnante longévité repose sur
le respect qu’elles ont l’une pour l’autre. Chacune possède son propre terrain et
ne s’aventure pas, ou très peu, sur celui
de l’autre. »
La célèbre artiste n’a jamais aimé les étiquettes comme LGBTQ+. « Je suis Clémence. Je ne suis pas gouine, je ne suis pas lesbienne. J’aime Louise. Je ne suis pas féministe. J’aime les femmes et le monde féminin. »
Clémence DesRochers s’est imposée avec aplomb dans un univers majoritairement masculin. Sa plume avisée et poétique a signé des chansons et des monologues qui détonnaient et qui atteignaient le public en plein cœur.
13 avril 2023

Nick Christie, Trade, fiction érotique gay, 2023 A Guy called Nick, 394 pages.
Le sexe est le nerf
de la guerre
Comme ses précédents romans,
ce nouveau cru de Nick Christie ne s’adresse pas à ceux qui s’offensent facilement. On y trouve des scènes corsées de BDSM. Bienvenue si vous avez déjà voulu que votre désir
le plus sombre soit réalisé,
sans poser de questions.
À titre de renseignements, le sigle BDSM veut dire Bondage, Discipline (ou Domination), Sadisme (ou Soumission), Masochisme. Autant de facettes qui attirent une certaine clientèle, homosexuelle ou hétérosexuelle. Ici, c’est la première qui est visée.
Le quartier Soho de Londres, historique-ment une zone de plaisir pour la ville, s’embourgeoise désormais de plus en plus. Eh bien, presque… L’agence d’escorte gay Trade tient sa place sur Beak Street. L’endroit un peu obsolète et désuet est au service des désirs les plus sombres des clients disposés à payer le bon prix.
Récemment endeuillé, Stuart, le patron, doit relever le défi de faire entrer les services
de Trade dans le présent. Son équipe chaude est talentueuse, c’est clair, et elle peut répondre à un large éventail de besoins des parieurs, mais les affaires
sont rares. Les clients se tournent vers
les applications de baise sur les réseaux sociaux et Stuart doute qu’il puisse réorganiser l’entreprise qu’il a commencée dix-huit ans plus tôt avec son défunt partenaire, Brad.
Le changement, cependant, se présente
non pas sous la forme d’un, mais de deux beaux étrangers qui entrent dans sa vie de manière inattendue, chacun satisfaisant
un besoin différent. Est-ce la fin du bordel troublé ou un nouveau départ ? La clientèle hétérosexuelle est-elle une option ?
Le D de BDSM voudra-t-il dire Donjon ?
Je choisis au hasard quelques courts extraits pour vous donner une idée du style et du ton de la plume de Christie :
“He could smell the leather and the scent of Liam’s body. A new smell in the apartment. The smell of authority.”
“Stuart watched as Kian plunged his face back into his lap and downed his meat to the hilt. Kian’s hands were massaging his ball sack gently, as he bobbed up and down on the shaft.”
“The chaps were snug on his impressive thighs. His package and ass fully in show. Perfect for fucking in.”
“They watched their prey below in the cage as they showered it with piss. It basked in the warm flow; mouth open desperate to take their superior waste.”
“The spunk of a master, someone he craved daily, he wished he could submit to men like this always. Just as he was choking down the spunk in his mouth, he felt his arse get flooded too. Warm muck in both ends, he was in heaven.”
J’ai à peu près tout lu ce que Nick Christie
a publié : The Misfits (série de 5 livres en 469 pages), Darkroom, Lifesaver, Blondilocks, a Kinky Furry Tale. Comme j’écris des nouvelles homoérotiques, voire porno-graphiques, pour le site Gay Demon,
ce genre de lecture enrichit mon vocabulaire.
7 avril 2023

Marie-Julie Gagnon, Voyageur mieux. Est-ce vraiment possible ? essai, Montréal, Éditions Québec Amérique, 2023, 162 pages, 22,95 $.
Voyager est lourd
de conséquences
En solo, en duo, en trio ou en groupe, Marie-Julie Gagnon a beaucoup publié sur les voyages. Partagée entre son désir d’explorer le monde et sa peur de l’abîmer davantage, elle nous offre un essai-guide intitulé Voyageur mieux.
Est-ce vraiment possible ?
Des meilleurs choix pour l’environnement et des manières plus éthique de voir du pays ont poussé l’autrice à soulever une dizaine de questions qui coiffent autant de chapitres. « Les réponses ne se trouvent pas forcément dans ce que la société dans laquelle on est né nous a enseigné. »
Les touristes se transportent d’un lieu vers un autre. Or, quel moyen de transport devraient-ils privilégier ? Un vol direct est moins dommageable qu’un trajet avec des arrêts ou correspondances en route, car c’est au décollage que les avions brûlent le plus de carburant. Les appareils récents sont aussi moins carburivores.
L’ouvrage regorge de recommandations au sujet d’une brochette de préoccupations touristiques. En voici quelques exemples : Regarder les menus des restaurants : est-
ce qu’on mise sur les produits locaux ? Couvrir moins de territoire et rester plus longtemps dans les destinations visitées.
Ou encore : Voyager plus lentement,
non seulement pour éviter constamment des moyens de transport, mais aussi pour dépenser votre argent dans les commu-nautés visitées.
Pour ne pas contribuer au surtourisme, Marie-Julie Gagnon nous invite à voyager hors des périodes de pointe. En haute saison, elle suggère aux touristes de privilégier
les villes dites secondaires et les régions moins courues.
Devrions-nous cesser d’aller dans les tout-inclus ? La réponse est nuancée. Il importe de s’intéresser un peu à la culture d’accueil, même si l’objectif premier est le repos. Soutenir des entreprises locales est fortement recommandé, ne serait-ce que
le temps d’une excursion ou d’un repas
hors de l’hôtel.
Les croisières sont-elles à proscrire ?
Non, mais si vous trouvez que le prix est alléchant, dites-vous qu’il y a quelque part des gens qui ne sont pas bien payés.
« Si le prix est bas, c’est que les salaires
le sont aussi. » Et plus le navire est gros, « plus il pollue et risque de causer
des problèmes de surtourisme dans
les destinations visitées ».
Est-il recommandé d’apporter des cadeaux dans les pays du Sud ? La question est délicate. C’est sans doute permis… si cela n’aggrave pas le sentiment de colonisation. Si vous souhaitez à tout prix offrir un cadeau, « mieux vaut l’acheter sur place quand c’est possible ».
Certains touristes tiennent à voyager avec leur animal de compagnie. C’est un pensez-y bien. Chaque pays et chaque compagnie aérienne a ses propres règles. « Prendre l’avion avec un animal de compagnie demande une bonne préparation. Demander conseil à votre vétérinaire. »
Après avoir abordé une panoplie de sujets apr le biais de questions, l’autrice conclut : « il n’y pas de ‘meilleures’ réponses, seulement d’autres manières de voir le monde ».
Comme dans bien d’autres activités sociales, pour mieux voyager, il faut lire, écouter, observer, réfléchir et se questionner.
29 mars 2023

Geneviève LeSieur, Chats du monde, de Québec à Kyoto, album, Montréal, Éditions
de l’Homme, 2023, 144 pages, 29,95 $.
À la recherche de chats dans onze pays
Je vous ai déjà parlé de Chats, ruelles et paysages (1er novembre 2020). Voici maintenant Chats du monde,
de Québec à Kyoto, un second album de Geneviève LeSieur pour qui
la race féline est une incroyable source d’inspiration.
La photo en page couverture montre Záchari, un chaton rencontré dans les ruelles d’Ermoúpolis, capitale des Cyclades (Grèce). Il n’a pas hésité à s’approcher de LeSieur, un muret de pierre bordant sa maison lui servant de piédestal. « J’ai craqué pour sa mine sérieuse… du pur bonbon ».
Le monde dans Chats du monde inclut onze pays : Canada, États-Unis, Cuba, Équateur, Pérou, Portugal, Maroc, Égypte, Islande,
Grèce et Japon. Un court paragraphe présente chaque endroit. Pour le Maroc,
la photographe-autrice souligne les portes aux innombrables détails finement sculptés, les riads, médinas et souks effervescents
où les chats règnent en roi.
La photographe-autrice a généralement trouvé le nom des chats grâce à leur médaillon ou à une question posée à leurs maîtres. Dans certains cas, des chats vivant dans la rue appartiennent à tout le monde et n’ont pas de noms. Qu’à cela ne tienne, LeSieur leur invente un nom, car « une fois sortis de l’anonymat, leur destin me paraissait meilleur ».
Une note dans le coin d’une photo du chat Porter souligne que The Cat House on the Kings est le plus grand sanctuaire dédié à
la cause féline en Californie. Il s’étend sur
12 acres où plus de 900 chats cohabitent librement.
Geneviève LeSieur a parcouru 142 826 kilomètres, a pris au-delà de 25 000 photos et en publie un peu plus de 600. Plusieurs ne montrent pas des chats, plutôt leur environnement : ruelles, parcs, cafés, médinas, sites historiques et paysages spectaculaires.
Une cinquantaine de chats ont droit à
une courte présentation. Dans la section sur le Maroc, nous faisons la connaissance de Ziad en ces termes : « À travers les antiquités et les objets d’art, on trouve toutes sortes de petits trésors, certains plus espiègles que d’autres. Ziad est passé devant moi comme une fusée. Mais j’ai réussi à
le devancer et, à son expression, la surprise était totale. On dit de lui qu’il est un véritable caméléon. »
Dans le cas de l’Égypte, le nom de quelques chats attire l’attention du lectorat canadien : Alberta, New, Nunavut, Yukon et Prince-Édouard. Ils habitent le somptueux palais d’une ancienne princesse et sont aux bons soins de l’ambassadeur du Canada en Égypte et de sa famille.
Au Japon, « l’amour des chats est sans bornes ». LeSieur écrit que les ruelles de Tokyo ne sont pas sans rappeler celles de Limoilou, avec leurs pots de fleurs colorés, une végétation florissante, de nombreux vélos, des escaliers en colimaçon… et des chats.
« Tout ici est à la fois si familier et si différent », note-t-elle. Les chats stérilisés sont marqués à l’oreille d’une entaille en forme de demi-lune. Cette pratique serait utilisée dans plusieurs pays afin de contrôler la population féline.
L’album nous apprend qu’il existe des cafés pour chats, des jardins de chats ou des bars à chats. Ces espaces protégés pour chats errants sont souvent réalisés avec beaucoup de soins. Cela va de la boîte de carton à
la maisonnette en bois, en passant par de véritables temples miniatures.
« On devine l’amour porté aux félins à
la façon dont ils sont intégrés dans la société. Des gens dévoués se relaient pour rafraîchir eau et nourriture. Dans beaucoup de villages, on peut apercevoir des bols à tous les coins de rue ! »
21 mars 2023

Annie Gilbert et Julie Brodeur, J'explore l’Ouest canadien – Mon premier guide
de voyage, Montréal, Guide Ulysse, 2023,
112 pages, 6 cartes, 19,95 $.
Découvrir l’Ouest canadien tout en s’amusant
Après la France, le Québec et
les Caraïbes, Edgar et Julie explorent maintenant un autre coin de notre pays. Julie Brodeur et Annie Gilbert proposent un premier guide
de voyage intitulé J’explore
l’Ouest canadien.
Cet ouvrage magnifiquement illustré et ponctué d’informations surprenantes, de jeux amusants et de savoureuses anecdotes, s’adresse aux enfants de 7 à 11 ans.
Au menu on trouve évidemment les montagnes Rocheuses ainsi que les villes
de Winnipeg, Regina, Calgary, Vancouver
et Victoria. Histoire, nature et culture font l’objet de plusieurs jeux.
Le guide revêt un aspect ludique. Il y une ribambelle de petits quiz, des charivaris, quelques charades, des descriptions auxquelles il faut associer le bon dessin ou la bonne photo, et des capsules Le savais-tu ?
On traverse la Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta et la Colombie-Britannique.
La superficie de la province augmente chaque fois, passant de 648 000 km2 à
651 000 km2, à 662 000 km2 et à 945 000 km2.
Dans un bref survol historique, on note
la fondation de la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1670, la première traversée
des Rocheuses en 1792, la ruée vers l’or en C.-B. (1865), puis la ruée vers l’os ou
les squelettes de dinosaures (1911),
la construction du chemin de fer Canadien Pacifique en 1885, la découverte du pétrole en 1902 et els Jeux olympiques d’hiver à Calgary (1988) et Vancouver (2010).
Le plus intéressant se trouve souvent dans des détails somme toute peu importants mais assez fascinants. En voici quelques exemples : le parc provincial d’Athabasca
a la plus grande dune au Canada (30 m de hauteur); l’Alberta est « le seul territoire au monde ayant réussi à repousser les rats »; le parc national Wood Buffalo (Alberta) abrite le plus grand barrage de castors au monde.
Le guide prévient qu’il ne faut pas s’étonner « d’entendre parler français à Winnipeg ». On souligne le Festival du Voyageur,
la Maison Gabrielle-Roy et « une soirée cinéma sous les étoiles dans les jolies ruines de la cathédrale » de Saint-Boniface.
Deux pages sont consacrées à la différence entre le grizzli et l’ours noir. Le premier
vit seulement entre le Pacifique et les Rocheuses, alors que le second vit dans toutes les forêts du Canada. Le grizzli a
une bosse sur l’épaule, de petites oreilles rondes et de longues griffes (10 cm). L’ours noir n’a pas de bosse, a de grandes oreilles pointues et de petites griffes (4 cm).
Les Prairies étaient autrefois couvertes de glaciers, puis ils ont lentement fondu, l’eau ayant sculpté d mystérieux plateaux, buttes et piliers (certains nommés cheminées de fées ou hoodoos). Dans les sentiers du Writing-on-Stone Provincial Park (Alberta), on peut observer ces cheminées, mais aussi des pétroglyphes et peintures rupestres
dont certaines ont près de 2,000 ans.
La dernière section du guide porte sur les Premières Nations. Il est question de totems, de pow wow et potlatch, de nation métisse, de certains musées ou sites historiques, ainsi que de vérité et de réconciliation, bien entendu.
Enfin, Edgar et Julie initient les jeunes aux spécialités culinaires de l’Ouest canadien.
Ils les invitent à des aventures en pleine nature et leurs fournissent une foule de bonnes adresses.
16 mars 2023

Tess Alexandre, Amour(s), récits illustrés
par Camille Deschiens, Paris, Les Éditions des Éléphants, 2022, 92 pages, 24,95 $.
Treize récits sur
la pluralité des sentiments
En amour, il est parfois difficile d’assumer et de vivre sa différence. Les étiquettes peuvent bouleverser, brimer, blesser. En signant Amour(s), Tess Alexandre propose treize récits sur la pluralité des sentiments. Chaque texte porte le prénom
d’une personne qui vit
une question d’identité.
Dans le premier récit, Imane prend conscience « de tout ce que poser
ses lèvres sur celle d’une fille pouvait impliquer ». Est-elle prête à affronter
les regards et les jugements des gens qui l’entourent…? Imane est encombrée de doutes, mais portée par un désir de revoir Alba.
Gaël dit à son père qu’il aime les filles et
les garçons. Papa accepte mal l’idée que son petit garçon « n’est pas celui qu’il a projeté, imaginé, pensé, espéré ». Il se dit que c’est sans doute une passade. La réalité, c’est que papa est moins ouvert qu’il ne l’imaginait. Ne doit-il pas dire à son fils « qu’il l’aime, envers et contre tout »…?
Cléo ne ressent aucune attraction, aucun désir, aucune envie. Elle tombe souvent amoureuse, mais c’est toujours la même chose, « comme si l’attraction physique
était l’unique condition pour aimer ». Dans un monde où aimer est si normé, il lui semble difficile d’être comprise.
Fatia est Noire et aime un Blanc. La réaction de son père est cinglante : « Tu crois qu’on a fait tout ça avec ta mère pour que tu finisses mariée à un Blanc ? Tu comprends vraiment rien. » Cela ne l’empêchera pas
de choisir une vie différente de celle de
ses parents, « mais tout aussi réelle.
Et peut-être même qu’ils accepteront,
quand un peu de temps sera passé,
d’en faire partie aussi. »
À l’école, Solal est traité de pédale.
S’il m’approche, dit un garçon, il est mort ! Lorsque la télé diffuse un reportage sur
le mariage pour tous, la mère de Marco
dit à son fils : « heureusement, toi, t’es pas homo ». Et si ? Le lendemain, à l’école, Marco voit Solal assailli d’insultes et de moqueries. Marco l’approche et ose lui
dire qu’il le comprend.
Plus loin, Solal a droit à son propre récit.
Il raconte qu’on le traite de tapette, de femmelette, de sale pédé. « Tu mériterais d’être brûlé. » On apprend que ses parents l’ont pourtant soutenu dès qu’ils ont su à propos de sa différence, ses sœurs aussi. « Tout cet amour lui a donné la force
d’être lui, enfin. »
Rebecca appelle sa grand-mère pour lui dire qu’elle aime une fille. C’est important pour elle de partager cette réalité avec mamie. La réaction est prompte : « Mais alors, ma Becca, tu n’auras pas d’enfants ? »
La discussion se poursuit, et la petite-fille explique qu’elle aimerait beaucoup avoir des enfants, fonder une famille avec son amante. « C’est vrai que c’est pas simple, mais les choses avancent, et j’ai une chance d’y arriver ! »
Jo fréquente Ana depuis un mois. Elle est loin de tout savoir à son sujet : « son enfance douloureuse, à l’étroit dans une vie dont il ne voulait pas, ce bout de tissu qui
le comprime, là, sous son tee-shirt, qui lui fait un torse plat, droit, qui le fait se sentir un peu plus lui la journée ».
Si Jo le dit à Ana, que va-t-elle penser ? Croira-t-elle « qu’il usurpe sa propre réalité ? qu’il lui a menti sur ce qu’il est ? Que va-t-elle penser de sa différence ? Va-t-elle encore le voir comme avant,
comme maintenant ? »
L’ouvrage s’adresse aux adolescents, mais
la lecture d’Amour(s) enrichira parents et enseignants.
11 mars 2023

J.L. Blanchard, La Constellation du chat :
une enquête de Bonneau et Lamouche, roman, Montréal, Éditions Fides, 2023,
364 pages, 29,95 $.
Un chat qui voit rouge
Après Le Silence des pélicans et
Les Os de la méduse, J.L. Blanchard nous offre une nouvelle enquête policière de Bonneau et Lamouche en signant La Constellation du chat. Un tueur en série signe ses crimes en dessinant un chat en rouge.
Dès le 8e chapitre sur 63, l’auteur met en scène un certain Félix qui revient à plusieurs reprises dans la narration. On se doute bien qu’il s’agit du tueur en série, mais qu’est-ce qui le pousse à agir. Il existe des gens qui ont parfois « un motif raisonnable de faire des choses déraisonnables », et c’est ce que Bonneau
et Lamouche doivent découvrir.
La première victime est un politicien dont « le goût du pouvoir coulait à flots ininterrompus dans ses veines ». Il cultive l’art de se faire des ennemis. Il défend des idées à contre-courant, qui ne font pas l’affaire de bien des gens. Blanchard écrit que « pour réussir en politique, il faut ou bien savoir tirer avantage des circonstances ou bien les provoquer ».
À lui seul, le lieutenant Bonneau fait
couler beaucoup d’encre. Il a eu un accident et se déplace à l’aide d’une béquille.
On lui demande s’il n’a pas aussi obtenu
des béquilles pour son cerveau ou
« des stéroïdes pour la matière grise ».
Il se contente de prendre de l’air, c’est-à-dire de travailler sur le terrain.
Bonneau déforme constamment les expressions ou les mots. Cela donne
« une vérité de la police » (Palice);
les aisselles deviennent les selles; il écrit « victimes qu’au latéral », (collatérales).
Il a toujours faim et aime dire que « la justice a le bras long quand elle a l’estomac dans les talons ».
L’inspecteur est prompt à « débiter ton son vocabulaire ecclésiastique » (sacres, jurons). Il s’exprime directement et vertement : « des alibis comme ça, ça ne vaut pas de
la chnoute. Wô les moteurs ! C’est pas à moi qu’on va faire avaler n’importe quoi! »
Blanchard décrit un inspecteur qui, malgré les blagues circulant à son propos, malgré les travers qu’on lui connaît, se démène « avec une rare énergie qui dépassait
le simple sens du devoir ».
Revenons au tueur, au maniaque à
la bombe. Il ne se contente pas de mettre à mort ses proies; il s’arrange pour que tout
le monde le sache. C’est le but du sigle qu’il laisse bien en vue : le dessin d’un chat fait avec « des bonbonnes de peinture de la marque W-Tone, couleur rouge Sangria ».
Ce tueur est insaisissable comme… un chat. On se dit que, tôt ou tard, ce chat de gouttière commettra une erreur, sauf que
le temps n’est pas un luxe dont disposent les enquêteurs Bonneau et Lamouche.
Le prénommé Félix se fout royalement de finir ses jours en prison ou même sur
une chaise électrique. La seule chose qui l’inquiète vraiment, c’est qu’on l’arrête avant qu’il n’ait terminé sa mission. « Ça, il ne pourrait le supporter. » Or, combien d’hommes ou de femmes figurent sur
sa liste de gens à abattre…?
J.L. Blanchard réussit encore une fois à multiplier et brouiller les pistes, à nous tenir en haleine pendant plus de 350 pages tout en dosant avec brio criminalité, psychologie et humour.
28 février 2023

Jean Mohsen Fahmy, Par-delà les frontières, roman, Ottawa, Éditions David, 2023,
200 pages, 23,95 $.
Tourtière ou pizza, Canadien ou Italien
Dès le début du XXe siècle,
des milliers d’Italiens émigrent
au Canada. À Montréal et en banlieue, où ils s’installent dans
des quartiers ouvriers, ils sont perçus avec une certaine crainte
par les Canadiens français. Voilà
ce qui ressort du tout dernier
roman de Jean Mohsen Fahmy,
Par-delà les frontières.
Parce que « Mussolini est un bon ami,
un chum d’Hitler », et en raison de
la montée du fascisme en Italie, les relations entre les Canadiens français et les immi-grants italiens au Québec demeurent tendues. Les uns et les autres ne se fréquentent pas, ne se connaissent pas.
Les immigrants disent que « le Canada,
c’est bien beau, mais l’Italie, c’est plus beau encore! »
L’auteur met en scène un jeune Canadien français prénommé Mario et une jeune fille de souche italienne prénommée Carlotta.
Ce n’est pas un hasard que Mario soit
un prénom courant dans l’une comme dans l’autre communauté. Mario de Verdun est attiré par Carlotta de Ville-Émard.
Les salutations entre ces deux personnages passent rapidement de chaleureuses à séduisantes. Un « p’tit bec » devient
un « baiser long et doux ». La première
fois que Mario tente de caresser les seins
de Carlotta, il essuie un refus « parce que c’est un péché… un péché mortel ».
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate
et que des Italiens sympathiques à Hitler tuent des soldats canadiens-français en Europe, les deux familles se demandent s
i les amoureux peuvent honnêtement continuer à se voir. Rien de mieux que
d’en discuter autour d’un repas composé d’une tourtière bien garnie de viande et d’une pizza au fromage.
Le péché mortel est vite relégué aux oubliettes et Carlotta tombe enceinte avant même d’épouser Mario. Chose surprenante, sa grossesse est assez facilement acceptée par les deux familles. Le couple aura deux enfants : Cécile et Antonio. Certains Italo-Canadiens changent leurs noms pour mieux s’intégrer. Magella devient Major, Pietro Talotti devient Pierre Talon.
Il est beaucoup question de la conscription, de l’enrôlement obligatoire dans l’armée. Après mûres réflexions, Mario n’attend pas un ordre, il joint les rangs de l’armée canadienne et aboutit chez les Anglais pour un entraînement, « les vrais, pas ceux de Verdun. Et puis, après cela, sus aux nazis!
Ils vont découvrir avec frayeur les Canadiens. »
Lors de la Seconde Guerre mondiale,
le Royal 22e Régiment est mobilisé et s’embarque pour l’Angleterre. Il passera
la quasi-totalité du conflit sur le front italien, débarquant en Sicile dès juillet 1943 et se retirant du nord de l’Italie en février 1945. De mars à mai 1945, le Régiment fera partie de la Première armée canadienne
qui combat aux Pays-Bas et en Allemagne. Tout ceci est vécu par Mario.
Jean Mohsen Fahmy se sert souvent
des dialogues pour véhiculer des renseignements sur la guerre, notamment sur les lieux de débarquement. Il a recours aussi à l’échange de lettres entre les deux amoureux. Cela rend la narration plus dynamique. On se demande parfois si Mario agit par bravoure ou par bravade…
19 février 2023

Jean-Pierre Charland, Maître chez soi,
tome 1, Le déracinement, roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2023, 346 pages, 26,95 $.
Du Québec rural
au Québec urbain
Depuis 2004, soit en moins de vingt ans, Jean-Pierre Charland a publié une cinquantaine de romans,
le plus souvent des sagas en trois ou quatre tomes au sujet de familles québécoises dans les années 1890-1930. Son plus récent ouvrage, Maître chez soi, campe une famille qui quitte la campagne pour s’installer à Verdun en 1961.
La famille en question est composée du père Romain, de son épouse Viviane (née Ruest), du fils Antoine (17 ans) et de la fille Marie-Paule (16 ans). Chacun vit à sa façon « Le déracinement », titre du premier tome de cette nouvelle saga.
Viviane croit que « la religion s’en va chez l’diable, en ville ». Elle est heureuse de se rapprocher de son frère qui est curé de leur nouvelle paroisse. Ce dernier est un oiseau rare, « un représentant de Dieu qui prêche l’autonomie pour les femmes ». Le curé Ruest dit à sa sœur : « ici c’est la ville, et nous sommes en 1961. Ne juge pas les gens en fonction de la mentalité des Annales de Notre-Dame-du-Cap. »
La famille déracinée découvre rapidement que, en milieu urbaine, on ne peut rien
faire sans sortir un peu d’argent. Il faut surveiller de près ses dépenses et redouter les imprévus. Les deux enfants dénichent
un emploi d’été, ce qui les autorise à fréquenter les salles de cinéma. Il faut attendre trois ans avant qu’un film américain arrive en version française.
Ancien agriculteur aux prises avec
des difficulté financières, Romain Chevalier grossit maintenant les rangs
des besogneux de Verdun. Il devient concierge dans un hôpital et hérite du titre de « chevalier de la Moppe ». Rosita,
une femme mourante, demande au concierge de lui fournir du rhum en cachette.
Chaque matin, Rosita attend avec impatience le coup de vadrouille du chevalier qui lui porte une attention de plus en plus soutenue. Est-ce juste de la compassion? L’épouse de Romain croit qu’il la trompe. Marie-Paule, pour sa part, estime que si Rosita occupe une place dans le cœur de son père, c’est que sa mère l’a déjà laissée vide.
Dans ce roman, on prépare des sandwichs au fromage Velveeta et on achète un gallon de vin Saint-Georges. Et lorsqu’une épouse ou une jeune femme se procure de nouveaux vêtements, c’est pour être la plus belle à… l’église. La Révolution tranquille n’est pas encore en marche; rien n’est à l’épreuve d’une soutane.
L’auteur décrit la cérémonie de la prise
du ruban dans les collèges classiques.
La coutume veut que les finissants accrochent un ruban à la poitrine pour indiquer leur choix de carrière. Violet
pour les futurs prêtres, rouge pour
les futurs médecins, bleu pour les futurs avocats, jaune pour les futurs scientifiques…
Jean-Pierre Charland aborde certains thèmes qui lui sont chers, notamment le passage d’un Québec rural à un Québec urbain, l’omniprésence de la religion catholique
et la soumission de l’épouse à son mari.
Ce qui est plus accentué ici, c’est le courant de modernité qui fait surface.
6 février 2023

Serge Labrosse, Bordel de vie et autres nouvelles, Montréal, Lévesque Éditeur, 2023, 118 pages, 19,95 $.
Imagination tantôt loufoque tantôt abjecte
Quand Serge Labrosse crée
des personnages, leur esprit et
leurs moindres émotions ou sentiments ne leur appartiennent plus. Il contrôle tout et en fait
montre allègrement dans Bordel
de vie et autres nouvelles, un recueil rythmé pour les adeptes d’histoires dramatiques, touchantes, cocasses, teintées d’humour noir ou d’absurdités.
Ceux et celles qui connaissent mes goûts littéraires savent que, en matière de nouvelles, j’ai une préférence pour les textes courts avec un punch final. J’ai été bien servi par Serge Labrosse. D’une courte nouvelle à l’autre, il poursuit son exploration de la nature humaine par
le biais de récits anecdotiques courts et
très mordants.
Une nouvelle se termine par cette question : « Que serait un village sans rumeurs ? » J’en ai une bonne idée, car j’ai grandi dans une petite localité où une ligne téléphonique était partagée par cinq, six
ou sept abonnés. Le personnage, ici, est une veuve de 70 ans et assez fortunée selon
les rumeurs. Le facteur, le boucher et le curé s’intéressent de près à la septuagénaire. Elle leur réserve une surprise… exotique.
Aucun personnage n’est à l’épreuve de Labrosse, « Mine patibulaire pour les uns. Sourire des beaux jours pour les autres. » Un homme au visage à moitié rasé affiche « un inquiétant symbole de l’affrontement entre le Bien et le Mal ».
En seulement deux pages, le nouvelliste
sait flirter avec le polar. Quand un médecin légiste se présente pour examiner une jeune vierge assassinée, il n’est pas sans remarquer le tableau qu’un artiste a presque terminé. Est-ce que peinture et ADN peuvent parfois loger à la même enseigne… ?
Dans une nouvelle, un photographe devient détective privé chargé de démasquer des types pas réglos. Un travers ou un secret
lui rapporte souvent un pactole, parfois une récompense équivalente dans une alcôve.
Si Labrosse est comme l’oncle Freddy dans une des nouvelles, il aime tremper dans
des affaires louches. Faut évidemment savoir fermer sa gueule. Attendez-vous à des revirements « comme on n’en voit
que dans les romans policiers », ou à
des confessions de crimes sans repentir.
L’éditeur nous invite à lire ce recueil sans modération. La description d’un écrivain nous dit pourquoi : « Nous autres, écrivains, sommes rompus à l’art de faire surgir, nés de rien, des mondes imaginaires. Mondes
de déraison. Il arrive que nos esprits,
à la dérive, créent des univers abjects. »
Journaliste de carrière, d’abord affecté aux affaires criminelles, Serge Labrosse s’est illustré dès ses débuts au Journal de Montréal lors d’une prise d’otages qu’il a gagné à résoudre sans effusion de sang.
À titre de journaliste d’enquête, il a révélé l’existence et l’ampleur des gangs de rue et la situation d’une jeunesse en difficulté.
Il a plus tard dirigé la salle de rédaction
du quotidien.
26 janvier 2023

Michaël Bergeron, Cocorico. Les gars, faut qu’on se parle, essai, Montréal, Éditions Somme toute, 2023, 224 pages, 25,95 $.
Autant de masculinités
que d’hommes
Essayiste aguerri, Mickaël Bergeron lance un cri de ralliement en vue
de remettre en question plusieurs normes et comportements concernant la masculinité. Son essai très documenté s’intitule Cocorico. Les gars, faut qu’on se parle.
Il a écrit ce livre pour « un homme blanc hétérosexuel ». Dès les premières pages, l’auteur affirme que les enjeux ne manquent pas, que ce soit l’image de la virilité ou de la paternité, l’idéal masculin dans le sport ou dans les forces armées, les attentes
dans les relations amoureuses ou dans
la sexualité, les rôles professionnels ou sociaux.
L’auteur souligne que la pression sociale pousse plusieurs adolescents à changer leurs amitiés, leurs intérêts, leurs loisirs, leurs goûts, leurs tempéraments afin
« de coller à l’image qu’on attend d’eux, celle d’hommes virils ».
Dans un monde idéal, Bergeron croit qu’il y autant de masculinités qu’il y a d’hommes. Pimpée à la testostérone et hyper virile serait aussi valide qu’androgyne ou efféminée.
L’homosexualité et l’homophobie sont abordées brièvement. On peut lire que,
dans l’imaginaire collectif, « un vrai gars,
ça aime les femmes et qu’un gai, bien,
ce n’est pas un vrai gars », du moins il
ne représente pas vraiment LES gars.
Une petite note en bas de page fait remarquer comment « il est fréquent dans la culture populaire qu’un homme qui se fait agresser sexuellement par un homme
se demande s’il est encore un homme ».
La grosseur du pénis demeure encore
un complexe en vogue, et ce, même si les sites de boutiques érotiques offrent le plus souvent aux femmes « de petits jouets
pour avoir un maximum de plaisir ».
Les hommes sont invités à questionner
leur partenaire sur ce qui la fait jouir,
sur ce qu’elle préfère. « C’est là que vous allez vous démarquer, pas sur le nombre
de centimètres dans vos caleçons. »
Certaines voitures sont évidemment plus masculines : Dodge Ram, Mustang, Jeep.
Et on connaît bien l’expression québécoise « grosse corvette, petite quéquette ».
Les voitures deviennent une extension
de la masculinité, « une façon d’affirmer sa virilité, au point d’en être parfois ridicule ».
Il est même question de masculinité dans
la bouffe. Le steak, c’est mâle; le tofu, c’est féminin. PFK a déjà eu une publicité pour un nouveau poulet croustillant, dont le slogan était « manger comme un homme ». Le gars dans la pub passait d’un jeune homme urbain à un bûcheron barbu après avoir pris une bouchée.
Au cinéma, on présente souvent les héros comme des hommes minces et les méchants comme des obèses. Parlant de l’aspect corporel, Bergeron écrit que ceux qui ont une calvitie, qui ne sont pas grands, qui sont imberbes, qui ont la peau sur les os, sortent des normes de beauté masculine.
Les récentes accusations concernant
des joueurs d’Hockey Canada ont porté l’organisme à utiliser l’expression « culture de comportements toxiques ». L’auteur opte plutôt pour « culture du viol ». Pourquoi ? Parce que dans notre société il y a des comportements et des valeurs qui banalisent trop souvent les agressions sexuelles. « Et quand une chose semble “normale” ou “pas grave”, ça lui ouvre
la porte. »
Quand des personnalités comme Marcel Aubut, Gilbert Rozon, Éric Savail ou Harvey Weinstein ont été dénoncées sur la place publique, il y a toujours eu des gens pour dire que tout le monde le savait. Alors, pourquoi cette culture du silence ? Selon l’auteur, il importe de « créer un climat
où dénoncer ne vient plus avec des conséquences lourdes à porter. […] Il faut que la honte change de place, qu’on cesse de protéger les agresseurs. »
Bergeron s’adresse souvent directement
à ses lecteurs; voici quelques exemples :
« Vous êtes tannés, dites-vous, chers hommes, que les femmes critiquent
les hommes ? Alors, la balle est dans votre camp pour faire votre propre autocritique. »
« On peut se prendre en mains, les gars.
On peut faire mieux. Il faut faire mieux. »
« Les hommes, vous avez le droit de
le souligner quand un commentaire est désobligeant, blessant, dénigrant, caricatural et basé sur des préjugés. »
« Gérez-vous, les gars, consultez, parlez-en à du monde, sortez les méchant dans un lieu fait pour ça. »
L’auteur prend trente chapitres (parfois truffés d’anecdotes un peu trop longues) pour démontrer qu’être un homme dans notre société assure certains privilèges,
mais que « le coût de l’injonction à la virilité et de la masculinité toxique sur
la santé mentale et physique des hommes est élevé ».
8 janvier 2023

Karine Boucquillon, Souviens-toi des femmes de Turtle Island, roman, Éditions Terre d’Accueil, coll. Motema, 2022,
220 pages, 24,95 $.
Histoire méconnue
des femmes autochtones
Les thèmes de prédilection de Karine Boucquillon sont le cheminement intérieur de l’être humain et l’histoire du Canada d’avant
la colonisation. Son second roman, Souviens-toi des femmes de Turtle Island, se penche sur la place unique que les femmes autochtones ont occupée dans notre société avant l’arrivée des Blancs.
Petite précision au départ : Turtle Island
est le nom donné par certains peuples autochtones à la Terre et en particulier à l’Amérique du Nord. Autre info : en 2019, Karine Boucquillon a publié à compte d’auteur le roman Les baleines pleurent aussi, où on retrouve plusieurs passages
qui figurent dans son second roman.
La protagoniste, ici, est Jikonsaseh Dahwah, alias Jikki, une écrivaine d’origine iroquoise qui publie un livre intitulé La place de
la femme dans les sociétés amérindiennes : un pouvoir ignoré. Pierre Dumont, chroniqueur et reporter à La Gazette de Toronto, s’intéresse à cet ouvrage et à son autrice. Il est fasciné par cette femme « qui fait fonctionner son cœur et sa tête plutôt que son décolleté et ses fesses ».
L’histoire se passe à Toronto dont la franco-phonie est « bariolée et multicolore ».
Tout le monde a des mœurs et des accents différents. Jikki aime la Ville Reine car elle y voit un « microcosme d’un monde idéal », un endroit qui ne tolère pas l’irrespect de
la différence.
Jikki écrit pour que la tradition orale dans sa culture ne soit pas perdue. Elle est animée par ce besoin vital de se réapproprier une mémoire pour que cette dernière « ne soit pas oubliée, niée, déformée ».
Pierre Dumont accepte de faire la promotion du livre écrit par une Amérindienne sur
le rôle prépondérant des femmes dans
une société égalitaire. Pour lui, cet ouvrage contient une volonté de rétablir la vérité,
de connecter le lecteur avec la force des Premières Nations et, surtout, de réhabiliter ses femmes. Jikki veut que le mensonge cesse d’occulter la vérité : « Nous avons survécu aux multiples tentatives d’extermination et d’assimilation. »
Avec des références aux infâmes pension-nats autochtones, le roman rappelle que
les Premières Nations ont douloureusement émergé « d’un holocauste physique, spirituel, mental et culturel » qui a bien failli les éradiquer complètement. L’Église catholique romaine et d’autres Églises chrétiennes, souligne-t-on, devraient être poursuivies pour crime contre l’humanité.
Ces confessions religieuses, avec l’appui
de politiciens véreux vendus au pouvoir économique, ont les mains tachées du sang de millions de femmes, hommes et enfants; elles « surpassent Hitler dans le domaine
de l’horreur ».
Karine Boucquillon nous offre une version peu connue de notre histoire. Selon elle,
les colons qui ont mis les pieds sur notre continent n’ont pas digérer de voir des femmes libres, fortes, respectées, occuper
des rôles clés dans tous les rouages de
leurs communautés respectives. Elles savaient prendre des décisions et exercer leurs talents, pas juste en tant que guérisseuses et agricultrices.
Souviens-toi des femmes de Turtle Island est un roman qui réveille la mémoire,
quila secoue vigoureusement pour nous amener à mieux connaître notre histoire.
On voit comment des femmes ont été porteuses de valeurs en perdition,
des valeurs de respect, de compassion, d’attention à l’autre et d’écoute.
30 décembre 2022

Grand Nord, texte de Jesse Goossens, gravures de Marieke ten Berge, traduction
et adaptation du néerlandais par Catherine Tron-Mulder, Île-de-France, Éditions Rue du monde, 2022, 88 pages, 38,95 $.
Mammifères, oiseaux et poissons du Grand Nord
La nature du Grand Nord est fragile. En aucun autre endroit de la planète le climat ne change plus vite que dans les régions polaires. La survie des animaux est menacée et Jesse Goossens s’y est intéressée en publiant un magnifique album tout simplement intitulé Grand Nord.
Trente-cinq mammifères, oiseaux ou poissons se décrivent eux-mêmes au « je » et il y a pour chacun une fiche d’identité : classification, répartition, longueur, poids, longévité, population et statut de conservation. Une linogravure occupe la page de gauche et un texte accessible aux enfants remplit la page droite.
C’est le renne qui ouvre le bal. On le retrouve dans les toundras du Groenland,
de la Scandinavie, de la Russie, de l’Alaska et du Canada, bien entendu. Bien que
sa population se chiffre à plus de deux millions, l’espèce demeure vulnérable.
Le renne est plus souvent appelé caribou
au Canada.
L’élan ou orignal compte lui aussi deux millions d’individus mais son statut de conservation est une préoccupation mineure. Voici ce que cet animal nous dit : « Qu’on m’appelle élan en Europe ou orignal au Canada, je suis le plus grand cervidé du monde. » Hauteur : 150-220 cm; longueur : 200-290 cm.
L’hermine, que l’on retrouve dans le nord
de l’Amérique, de l’Europe et de l’Asie,
n’a qu’une seule portée dans sa vie, mais elle peut représenter jusqu’à quinze petites bouches à nourrir.
L’écureuil volant de Sibérie conclut son laïus en ces termes : « Si, en te promenant dans une forêt du Grand Nord, tu découvres au pied des arbres des crottes qui ressemblent à des grains de riz jaune orangé, lève les yeux : mon nid se trouve peut-être juste au-dessus. » La queue de cet écureuil mesure entre 9 et 14 cm.
Attention! Il y a loutre et loutre de mer.
La première est semi-aquatique et passe autant de temps à terre que dans l’eau.
Il n’y en a pas au Canada. La seconde aime se reposer sur le dos avec son petit entre
les pattes. Elle vit au Canada, au Japon,
aux Mexique, en Russie et aux États-Unis.
Il se dit le vrai pingouin et n’aime pas être confondu avec le manchot (penguin en anglais). Le pingouin torda vit en Atlantique Nord (presque un million) et c’est une espèce « quasi menacée ».
Pour plusieurs « glouton » est un adjectif. C’est aussi un mammifère carnivore qui mange énormément. « Je dévore tout ce qui me tombe sous la dent, des plus petites bestioles aux plus gros animaux comme
les rennes ou les grizzlys. » On l’appelle carcajou au Canada.
Depuis Harry Potter, le harfang des neiges est plus connu grâce à la célèbre chouette Hedwige. Les femelles ont des taches gris-noir alors que les mâles sont presque toujours entièrement immaculés.
Ils blanchissent même de plus en plus en vieillissant. Le harfang des neiges a été adopté comme oiseau emblématique du Québec en 1987.
Bien que l’album ait été produit pour
les 6 ans et plus, il s’adresse également
aux adultes. Géographie, climat, animaux
et biodiversité figurent parmi les thèmes abordés.
22 septembre 2023

Collectif sous la direction de Mattia Scarpulla. Hors de soi, nouvelles, Montréal, Éditions Tête première, 2023, 168 pages, 21,95 $.
Hors des sentiers battus
Sept nouvelles dont les personnages s’aventurent au-delà de leurs frontières intimes et sociales. Voilà ce que nous offre le recueil Hors
de soi, sous la direction de Mattia Scarpulla. Le voyage, l’identité,
le déracinement, la migration,
la critique sociale, autant de thématiques qui y sont abordées.
Les sept nouvelles sont des créations de Chantal Garand, Ayavi Lake, Sara Lazzaroni, Éric LeBlanc, Karine Légeron, Éric Mathieu et Félix Villeneuve. En postface, Mattia Scarpulla explique comment ces textes nous offrent un voyage hors de soi « entre les passés, les origines et les identités ».
J’ai entamé ma lecture en me tournant d’abord vers « Quand le jour est égal à
la nuit », du Franco-Ontarien Éric Mathieu. Son personnage principal est un trisaïeul français qui est invité en 1910 à travailler pour la Commission géologique du Canada.
Il deviendra rapidement professeur de linguistique à l’Université d’Ottawa (comme l’auteur) et élira domicile dans le quartier Côte-de-Sable. Mathieu et son personnage enlèvent et remettent des visages, comme des masques. Ils arpentent les couloirs universitaires en se posant des questions sans réponses.
La « Basse-Ville » de Sara Lazzaroni est celle de Québec où une femme rêve à
une autre vie si elle était née sous une meilleure étoile. Elle fuit « les regards accusateurs, les jugements méprisants ».
Cette sans-abri trouve refuge dans la Bibliothèque Gabrielle-Roy où les toilettes sont utilisées pour se laver, pour étendre son linge sous les sèche-mains, voire
pour offrir discrètement des services de « quartier rouge ». Il y a même des intervenants sociaux au deuxième étage.
Dans « Sans frontières », Ayavi Lake met en scène une doctorante d’origine africaine qui débarque à Montréal et devient chauffeuse de taxi durant la nuit.
« Elle retranscrit le jour ce qu’elle vit
la nuit : le sexe, la violence, la souffrance. »
En signant « Océan intérieur », Félix Villeneuve campe un personnage pour qui les êtres humains lui paraissent tous
« très bizarres ». Les femmes intéressantes sonnent toujours « en la majeur, en do majeur ou septième, en si mineur ». Chez l’une, il décerne une sorte de fa dièse dans sa présence. « Les vagues chantent leur longue et lente mélopée en sol et en do… »
Chantal Garand publie « Résonances »,
un texte où son consignées les confidences d’une jumelle qui décrit les fibrillations de son âme, les pensées anarchiques qui font pomper son sang de travers.
La postface de Mattia Scarpulla est un long poème sans ponctuation, qui fait écho à chaque nouvelliste, à chaque personnage principal. Il confirme que l’écriture permet de sortir de soi, de trouver une liberté, de se regénérer ailleurs et autrement. Hors de soi est un recueil hors des sentiers battus.
7 septembre 2023

Michèle Vinet, Jaz, roman, Ottawa, Éditions L’Interligne, coll. Vertiges, 2023, 192 pages, 24,95 $.
Roman sur
les meurtrissures de l’âme
Oubliez jazz avec deux z, comme la musique. Place à Jaz, avec un seul z. C’est le titre du nouveau roman de Michèle Vinet, pour qui l’art et l’amour peuvent bien tenter de démasquer le mystère de la vie. « Jaz et son art. Folie déchaînée. Absolument parfait ! »
Incapable de faire son deuil d’une femme mystérieuse, Jaz peint pour oublier son mal. L’aubergiste du coin (le lieu de l’action n’est jamais mentionné), accroche quelques tableaux dans son établissement. Une série d’œuvres peintes dans l’obscurité s’intitule Lumières.
Le public contemple « couleurs, pudeurs, humeurs, ferveurs, fureurs, aigreurs, petits et grands bonheurs ». Tous les tableaux trouvent preneurs. Le public en redemande. Après Série obscure et Lumières, voilà une collection hors de l’ordinaire : L’Absence, « non pas celle de ce qui n’est plus, mais celle de ce qui pourrait être ».
Jaz peint pour s’adonner à la contemplation de son for intérieur. Pas de portraits, de paysages, de natures mortes, pas d’art décoratif. Michèle Vinet décrit avec brio les nuances de chaque coup de pinceau : « rouge chagrin, rouge-élan, vert-naissance, bleu-tendresse, violets aussi glycines que sorciers ».
Le talent de Jaz est remarqué et on lui propose une exposition dans un grande galerie, puis au niveau international. Chaque fois, il refuse d’inclure un tableau qui dort face au mur de son atelier. On devine qu’il s’agit du portrait de la seule femme que Jaz a aimée, puis perdue suite à un accident de la route.
Tout au long du roman, un « je » glisse des remarques, des sentiments. Au début, on se demande s’il s’agit de la voix de Michèle Vinet, en sourdine… Serait-ce plutôt la mystérieuse Maria Victoria Álvarez Santiago ?
La romancière truffe son histoire de plusieurs références littéraires. On retrouve tour à tour Julien Sorel (héros du roman
Le Rouge et le Noir de Stendhal), Jocelyn (esclave du sacerdoce dans Vie de Henry Brulard, également de Stendhal), Heathcliff sans l’amour de sa Catherine (Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë), le Chevalier
des Grieux (personnage du roman Manon Lescaut de l’abbé Prévost), le poison noir
de Madame Bovary (Flaubert), les trains d’Anna Karenina.
Quand il est question d’écrire une lettre,
la romancière glisse une allusion à Anaïs Nin et Henry Miller, à George Sand et Musset. Elle parle d’une histoire d’amour à la Miss Emily Brontë.
Un des personnages s’exprime en espagnol, sans traduction. On comprend facilement estoy muy bien, muchas gracias, buena suerte, peut-être même estoy trabajando mucho. Ça devient plus compliqué lorsqu’on lit Querido señor, usted es un consuelo para mi. Mis días pertenecen a
mi otra vida, pero mis noches son suyas.
Le style de Vinet est varié. On a droit à
des envolées saccadées comme : « Le voilà qui attend. Qui tourne en rond. Qui peine à respirer. À avaler. Il doute. Il vacille. Il se sent tout petit. Démuni ».
L’envolée peut aussi être poétique. Voici
un exemple où la romancière décrit comment certains hommes savent parler aux femmes : « Ils sont semblables à
des jardiniers. Ils savent cultiver la féminité, soutenir sa floraison, se régaler de son parfum. »
Tout comme les couleurs de Jaz, les mots
de Vinet se gourment, toussotent, font leur toilette pour accueillir le lectorat. Tout comme les tableaux de l’artiste, les chapitres de la romancière crient, pleurent, rient,
nous giflent et nous embrassent à la fois.
L’artiste Jaz et la romancière Michèle Vinet deviennent chorégraphes d’un univers-poésie, chefs d’orchestre d’un concerto-conscience.
29 août 2023

Sarah Desrosiers, Sa belle mort, roman, Montréal, Éditions Hamac, 2023, 320 pages, 29,95 $.
La mort fait partie
de la vie.
Dans le roman Sa belle mort, Sarah Desrosiers choisit de décrire
la relation du quotidien entre une grand-mère mourante et sa petite-fille qui porte le même prénom
que la romancière. Cela suscite
des questions fondamentales sur
le temps, la mémoire et la perte.
La grand-mère est Françoise Lane et la narratrice est sa petite-fille Sarah. À la fin de l’été, l’aïeule évoque devant ses enfants l’idée d’avoir recours à l’aide médicale à mourir. L’action du roman se déroule entre septembre et avril.
De tous les membres de la famille, Sarah
est celle qui rend visite le plus souvent
à la mourante qui vit dans un petit appartement d’un Centre local de services communautaires (CLSC). En janvier,
la travailleuse sociale estime que la place de madame Lane est maintenant dans un Centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD).
Une infirmière évalue la situation et conclut « que laisser madame Lane en résidence malgré le niveau de soins dans elle avait besoin constituait presque une forme de maltraitance ». La mère de Sarah doit décider du niveau de soins à offrir. Cela va de A (toute action nécessaire pour la maintenir en vie) à D (aucune intervention outre les soins de confort). Le niveau D est choisi.
Saisie par l’urgence, Sarah décide de reprendre avec sa grand-mère une relation qu’elle avait laissée s’étioler au fil des ans. Jour après jour, elle observe un quotidien monotone et fait l’expérience de la beauté et de l’absurdité d’une fin de vie qui s’éternise.
Curieusement, c’est avec l’arrivée de l’hiver, saison morte, que mamie devient moins mourante, qu’elle abandonne l’idée d’une aide médicale à mourir, préférant partir
de « sa belle mort ».
La mort est un passage ; ça fait partie de
la vie. N’empêche qu’établir le contact peut devenir laborieux, le maintenir encore plus.
Sarah tire une grande satisfaction à l’idée que sa grand-mère vit en elle. « Je tenais
à la préserver, à ne pas la laisser s’effacer au fil du temps. » La petite-fille arrive « préparée, engagée, curieuse de creuser des souvenirs ».
Malgré l’étroite relation entre mamie Françoise et Sarah, la douleur de l’aïeule n’appartient pas à la petite-fille.
« La pudeur m’intimait de ne pas réagir à sa souffrance. Même un air navré et empathique aurait été de trop. »
En avril, une infirmière demande à Sarah
si tous les enfants de madame Lane sont « en paix avec la situation ». L’expression « la situation » est la mort imminente de sa grand-mère.
L’autrice a une façon particulière d’écrire certains dialogues. En voici quelques exemples : « Elle disait Comprenez-moi bien, je ne suis pas contre… François a dit S’ils pensent avoir les ressources, laissons-les aller… J’ai acquiescé, C’est certain qu’il y a une période d’adaptation… La préposée a balayé mon commentaire, C’est mon travail. »
Sarah Desrosiers a fait des études de danse classique à l’École supérieure de ballet contemporain, puis de littérature à l’Université de Montréal. Elle a posé son baluchon pendant quelque temps sur l’île de Vancouver, avant de revenir s’installer au Québec. Chemin faisant, elle a publié
le roman Bon chien (2018) et participé à différents collectifs littéraires.
20 août 2023

Richard Osman, Le Mystère de la balle perdue, roman traduit de l’anglais par Sophie Alibert, Paris, Éditions du Masque, 2023, 400 pages, 32,95 $.
Un Murder Club
pas très réussi
Le Thursday Murder Club est de retour. Dans un troisième épisode intitulé Le Mystère de la balle perdue, le romancier britannique Richard Osman campent les octogénaires Elizabeth, Joyce, Ibrahim et Ron qui s’attellent à
de vieilles affaires de meurtre, pour en découvrir le fin mot là où
la police a échoué.
Les quatre retraités inoffensifs se penchent sur le cas de Bethany Waites, une journaliste de télévision qui enquêtait sur une énorme fraude concernant la taxe sur la valeur ajoutée, lorsque sa voiture a été chassée d’une falaise au milieu de la nuit
et dont le corps n’a jamais été retrouvé.
La formule du Murder Club n’est pas originale puisque le romancier américain James Patterson a publié plus de vingt épisodes du Women’s Murder Club entre 2002 et 2023. Je vous ai parlé d’au moins quatre épisodes, dont Le 19e Noël.
Le Mystère de la balle perdue n’est pas
un roman policier sombre, avec des poursuites dangereuses et des morts horribles. L’impulsion ou l’impact de l’intrigue ne vient pas de la résolution du crime ou de la fuite du danger. L’auteur essaie plutôt à nous faire profiter du Thursday Murder Club face à tout ce qui
se présente immanquablement sur son chemin.
Or, comme il y a quatre membres du club, souvent avec des points de vue divergents, on ne sait jamais si Richard Osman cherche à nous conduire vers quelque chose ou à nous éloigner de quelque chose.
À vrai dire, le romancier excelle dans l’art de faire du coq à l’âne et, partant, de brouiller les pistes un peu trop à mon goût. À un moment donné, il écrit que l’Angleterre sait vraiment se montrer terne quand elle le veut. Je reconnais que ce n’est pas gentil de ma part de parodier ses mots, mais je ne peux m’empêcher de dire que l’auteur sait se montrer terne dans cette aventure du Thursday Murder Club.
Je dois être honnête et vous dire que la critique a été assez élogieuse lors de la sortie de l’édition originale en anglais de
ce polar. Le New York Times a signalé :
« il n’aura fallu à Richard Osman que deux romans pour rejoindre l’élite des auteurs de polar ». Le Point a ajouté que « c’est bien troussé, et si anglais ».
J’ai eu de la difficulté à me rendre jusqu’à
la page 400. Je ne cessais de penser à ce que l’auteur fait dire au chef de police qui écrit des romans durant ses temps libres : « on ne fait qu’écrire un mot, puis un autre et on prie « pour que personne ne découvre le pot aux roses ». La citation serait de Lee Child (James Dover Grant de son vrai nom), écrivain et scénariste britannique.
30 juillet 2023

Suzanne Aubry, Le Portrait, roman, Montréal, Éditions Libre Expression, 2023, 288 pages, 29,95 $.
Roman en sept poupées gigognes
Autrice de la saga Fanette (dix tomes vendus à plus de 110 000 exemplaires), Suzanne Aubry signe Le Portrait, une brillante fiction qui tient à la fois du roman psychologique et du roman policier.
L’action se déroule entre 1912 et 1931. Cherchant à échapper à son existence monotone d’institutrice dans une école de rang, Clémence Deschamps, 22 ans, devient la gouvernante de Tristan, garçon de 11 ans à la santé fragile, dans une maison cossue d’un docteur à Outremont (Montréal).
Outre la gouvernante, le docteur Charles Levasseur a une ménagère et un homme à tout faire qui doivent lui obéir aveuglement. Clémence est saisie par le portrait d’une belle femme au regard et à la chevelure d’ébène. La ménagère lui explique qu’il s’agit de la défunte épouse de son maître, Jeanne Valcourt.
La gouvernante a la profonde conviction que le destin l’a menée auprès du garçon maladif et solitaire pour lui venir en aide. Elle apprend que Tristan a un étrange don : il peut voir les âmes des personnes décédées. Elle découvrira que les enfants possèdent parfois une plus grande capacité que les adultes à s’adapter aux pires malheurs…
Après seulement quelques jours au service du docteur Levasseur, Clémence se rend compte que le mystère entourant la mort de la mère de Tristan demeure on ne peut plus opaque. Chaque fois qu’elle croit découvrir un élément de réponse,
une nouvelle interrogation surgit. Clémence se fait dire de laisser le passé en paix, « sinon il risque de vous mordre ».
Suzanne Aubry nous tient en haleine avec brio. À chaque chapitre, une nouvelle strate s’ajoute aux mystères déjà opaques qui planent sur la luxueuse demeure d’Outremont et sur ses occupants, telles
des poupées gigognes.
Le roman est construit comme la matriochka russe. Il est divisé en sept parties ou poupées. La première partie décrit l’arrivée de Clémence et le mystère de la mort de Jeanne, mère de Tristan. On assiste ensuite à une série de flash-backs qui nous ramènent à 1912, puis 1919 et de nouveau en 1931.
Le personnage du docteur Levasseur fait froncer les sourcils. Sous le vernis de ses bonnes manières se cachent une âpreté et une dureté étonnantes, voire effarantes. Avec sa belle-famille, il se montre disert, spirituel et amusant, mais avec sa femme il redevient « le Charles vindicatif, blessant, sombre ».
En acceptant d’épouser Charles Levasseur, Jeanne Valcourt avait posé une condition : sa sœur jumelle Isabelle devait vivre avec eux. Ses plans sont déjoués puisque Isa est placée à Saint-Jean-de-Dieu, hôpital psychiatrique bien connu à Montréal. Jeanne devient rapidement une épouse prisonnière, vivant continuellement « dans la crainte de déplaire à son mari, de susciter sa désapprobation, voire son courroux ».
Avec environ une demi-douzaine de personnages, la romancière réussit à tisser une solide intrigue où feindre l’obéissance permet aux plus soumis de vaincre les forces autoritaires, voire meurtrières.
Autrice de plusieurs romans, d’un recueil de contes et de nombreuses pièces de théâtre, Suzanne Aubry a été présidente
de l’Union des écrivaines et écrivains québécois de 2017 à 2023.
8 juillet 2023

Christian Beaudry, Les espérances inachevées, tome 1, L’indomptable, roman, Rimouski, Éditions du Tullinois, 2022,
262 pages, 29,95 $.
Le cœur pour l’un,
le corps pour l’autre
Grande Ceinture d’argile, Temiskaming and Northern Ontario Railway (TNOR), Hôpital Sensenbrenner, Kapuskasing Inn, Spruce Falls Pulp & Paper Company, autant de repères nord-est ontariens qui émaillent le roman
Les espérances inachevées de Christian Beaudry. Et au cœur
de cette fiction historique trône Catherine L’indomptable,
titre du premier tome.
L’action débute vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un officier de la Luftwaffe est envoyé au camp Q-23 de prisonniers
de guerre, à l’extrémité sud du comté de Cochrane. Helmut réussit à s’évader, monte à bord d’un train de la TNOR, lequel déraille et cause plusieurs morts ou blessés.
Malgré ses blessures, Helmut Schreiber sauve la vie au soldat canadien Arthur Edwin et, voyant un soldat britannique mort à ses côtés, décide d’usurper son identité. Helmut, devenu Josh Cohen, et Arthur sont transférés à Sensenbrenner, hôpital fondé à Kapuskasing en 1929.
C’est là où Catherine, infirmière québécoise bilingue, travaille et s’éprend des deux hommes.
Lorsque le prisonnier Helmut-Josh entend le nom Catherine (et non Katrin), il lui demande si elle est Franco-Ontarienne. C’est là un anachronisme car le gentillé Franco-Ontarien/Franco-Ontarienne n’est pas retenu avant le début des années 1970. On disait plutôt les Canadiens français
de l’Ontario.
Le roman fourmille de détails sur des épisodes de guerre et de camps de prisonniers. Nous avons parfois l’impression de lire de longs passages inspirés de recherches sur Internet, ce qui alourdit
la fluidité du récit. Quoi qu’il en soit,
la beauté, le charme, la vitalité, l’autonomie, l’impulsivité et la fougue de Catherine nous entraîne vers de nombreuses aventures romantiques.
Catherine épouse Arthur, mais garde Josh comme amant. Arthur est au courant
et l’insatiété sexuelle de son épouse ne l’embête pas. Le romancier décrit comment Arthur privilégie « la fidélité du cœur plutôt que celle du corps ».
Catherine est amoureuse d’Arthur et comblée par Josh. Elle ne peut imaginer
sa vie sans l’un, sans l’autre, « sans vous deux à mes côtés ». Le trio finit par s’installer à Montréal et leur style de vie jure dans le décor de la Grande Noirceur (1944-1959) sous Maurice Duplessis. Heureusement, Catherine travaille dans
le domaine de la santé publique qui n’est pas sous la houlette des évêques, du clergé, d’une majorité d’hommes.
La fausse identité de Helmut-Josh va évidemment le rattraper. Christian Beaudry sait bien architecturer son intrigue pour nous réserver des rebondissements de taille. En dépit de certaines longueurs, l’écriture demeure assez fluide et le portrait d’une femme professionnelle, militante et mère
de famille ne nous laisse pas indifférents.
La dernière page du roman annonce
un second tome où Catherine se trouvera aux premières loges lors de la victoire du Parti québécois en 1976. Un délire qui ne sera pas partagé par son fils…
3 juillet 2023

Nicolas Weinberg, Vivre ou presque, nouvelles, Ottawa, Éditions L’Interligne, 2023, 152 pages, 24,95 $.
Vivre n’est pas un cadeau
Le Franco-Torontois Nicolas Weinberg a beaucoup réfléchi sur ce qui peut rendre difficile l’existence dans notre société. Son recueil de nouvelles Vivre ou presque illustre comment nous nous retrouvons parfois dans des situations où nous ne partageons pas les valeurs dominantes, comme
la recherche aveugle du pouvoir et
de la domination.
Les sept récits qui composent ce livre ont été écrits entre 2013 et 2020. Ils ont en commun d’être marqués du sceau de la lucidité la plus totale. Ils nous font la démonstration que la vie n’est pas nécessairement un cadeau, plutôt le mal de vivre.
La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, met en relief l’hyper-financement de la mort. Le personnage principal va bientôt mourir et il lui faut presque une calculatrice pour connaître la valeur de chaque étape à venir : coût des traitements, revenus des dons d’organes, funérailles.
Dans cette nouvelle, le couple s’offre un cadeau de Noel en laissant l’étiquette du prix « afin que l’autre puisse vérifier s’il n’a pas dépensé plus, auquel cas il y a rééquilibrage par un transfert monétaire de main à main au moment du dessert ». C’est une coutume pour eux, la preuve que les bons comptes font les bons amis.
Né à Paris en 1967, l’auteur inclut parfois des références à la France dans ses nouvelles. L’action de l’une d’elles se passe dans les bois et les collines du Lot, dans la vallée du Celé. Une autre histoire fait un arrêt au jardin
des Gobelins et mentionne la rivière Bièvre soustraite à la vue des Parisiens sous
les voûtes qui la ravalent au rang d’égout.
Aujourd’hui traducteur, Weinberg a d’abord
été journaliste et il estime que cela le sert
bien dans son écriture car le journalisme couvre une foule d’événements, d’incidents
et d’accidents qui alimentent on ne peut mieux la fiction.
On dit que l’odorat constitue sans doute
le sens le plus mystérieux; certains de ses mécanismes restent d’ailleurs encore incompris. À en croire l’auteur, mieux sentir permet de mieux écrire. Le pouvoir évocateur d’une odeur est bien plus fort que celui d’une image ou d’un son.
Dans « Le Parfumeur du comte », un person-nage excelle dans l’art de concocter des odeurs végétales et minérales qui provoquent une reconnaissance, un souvenir, un signal. Qu’en est-il de l’odeur humaine…?
Plus loin, deux hommes subissent simultané-ment la même amnésie. Ils découvrent qu’il en va de la conscience comme du mouvement : « c’est dans le temps et non dans l’espace que l’une et l’autre se réalisent ».
J’ai souvent mentionné ma préférence pour
les nouvelles courtes, de préférence avec
une finale inattendue. Les 152 pages du recueil de Nicolas Weinberg ne contiennent que sept textes, dont le dernier qui s’étend sur 37 pages. Le nouvelliste affectionne les longs paragra-phes, certains s’étirant sur trois pages et demie, voire quatre pages.
En entrevue à Radio-Canada, Weinberg reconnaît que la démarche prêtée à Esther, personnage d’une nouvelle qui porte son nom, demeure une façon détournée de dire comment l’écriture est exaltante. « Je crois avoir compris qui j’étais, qui je n’étais pas, qui je ne voulais pas être. J’ai compris que la seule lectrice qui compte, c’est moi-même à l’instant où j’écris… »
En 2004, Nicolas Weinberg a publié la nouvelle « Le Fardeau » dans le premier numéro de la revue Éclats de Rêves; en 2009, « Le Boucher » est paru dans la revue Solaris. Vivre ou presque est son premier recueil solo.
23 juin 2023

Maryan Guisy, Changer de peau :
tatouages, piercings et scarifications, d’hier à aujourd’hui, essai, Paris, Éditions Vendémiaire, 2023, 230 pages, 40,95 $.
Le language des marques sur le corps
La marque corporelle – tatouage, piercing, flétrissure, scarifications, incrustation – est depuis l’aube des temps l’un des principaux modes d’expression de l’humanité. Dans Changer de peau : tatouages, piercings et scarifications, d’hier
à aujourd’hui, Maryan Guisy s’intéresse moins à leur description mais plutôt aux motivations du geste, à ce qu’il fait entendre.
L’auteure brosse d’abord un tableau panoramique et géographique des marques corporelles dont on retrouve les traces primitives entre 38 000 et 10 000 ans av. J.-C. Elle fournit une note sur l’étymologie du mot tatouage. Dans la langue poly-nésienne (maori), le concept de l’âme se dit « atouas ». Quant au mot ta, il signifie dessin. « Le ta-outas est par conséquent
la représentation des forces de l’esprit sur le corps d’une personne. »
Universellement partagé, le tatouage symbolise la césure entre la vie d’avant
et celle d’après. Le sang versé provoque
une mort fictive pour mieux renaître,
une rupture radicale avec l’ancien Moi.
Les esclaves marqués au fer rouge soulignent une appropriation du maître. Dans le monde de la prostitution,
des souteneurs tatouent leurs initiales sur le corps des filles. Le système concentrationnaire nazi a imposé un tatouage d’immatriculation à vocation déshumanisante. Ces exemples de marques d’appartenance contraintes instaurent
une hiérarchie entre les individus.
Une marque corporelle peut être aussi bien un symbole d’intégration que de rébellion. Marins et soldats se font tatoués « par esprit de corps ». Un métier s’incruste sur la peau : tête de cheval (maquignon), moulin (meunier), équerre (ébéniste), peigne (coiffeur), clé (serrurier), etc.
Tatouage est associé à délinquance. « C’est l’indice marqueur du mauvais garçon. » Dans les grandes villes, les studios de tatouage voisinent généralement avec
les bars à hôtesses, les salons de massage et els sales de jeux, au sein d’un même périmètre interlope.
Motards, hippies, punks et homosexuels, entre autres, se tournent vers les marques corporelles, à la fois en guise d’apparte-nance à un groupe et d’opposition à
la société. « Elles répondent à deux impératifs : s’assembler et mener le combat de l’émancipation. »
Une marque corporelle vise d’abord à « flatter le moi dans le regard admiratif
de l’autre ». Les inscriptions cutanées viennent compléter le vêtement, la coiffure, la gestuelle, etc. « En somme, la marque révélatrice est une projection du moi profond offerte à la lecture publique. »
L’ouvrage signale que plusieurs souverains, présidents et chefs de gouvernement ont cédé à la tentation de se faire marquer : Frédéric VII du Danemark, le tsar Nicolas II, Alexandre 1er de Yougoslavie, Winston Churchill, Franklin Delano Roosevelt, Harry Truman, John F. Kennedy, Joseph Staline,
le maréchal Tito.
Depuis 1999, le Mondial du tatouage attire en moyenne 30 000 visiteurs et rassemble plus de 400 artistes tatoueurs venus de toute la planète. Il est maintenant possible de graver sur la peau un QR code contenant des vidéos que l’on visionne
sur un téléphone portable.
Marques corporelles et érotisme se font souvent écho. « Dans nombre de civilisations, les marques érotiques sont une condition majeure pour séduire et
elles sont généralement situées à proximité des organes génitaux. » Le piercing du gland pour l’homme, du clitoris pour
la femme et des seins pour les deux vise
à intensifier les sensations.
Cet ouvrage fort bien documenté couvre toutes les manifestations des multiples marques corporelles, qu’elles soient ethnique, rituelle, religieuse, générationnelle, totémique, narcissique, artistique, érotique ou thérapeutique.
17 juin 2023

Julien Damon, Toilettes publiques, essai sur les commodités urbaines, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2023, 210 pages, 28,95 $.
Des banquettes percées
aux sièges chauffants
pour se soulager
En moyenne, une personne va quatre ou cinq fois par jour aux toilettes pour un total de dix minutes. Cela représente 0,7 % de notre existence, soit à peu près six mois. Suffisamment de temps pour que le sociologue Julien Damon publie Toilettes publiques, essai
sur les commodités urbaines.
Dès les premières lignes, l’auteur souligne que, « chaque jour, chaque être humain se déleste d’environ un litre d’urine et de 200 grammes de matière fécale » (365 litres
et 73 kg par an). Pour l’humanité, en 2023,
on parle de 3 000 milliards de litres et 600 milliards de kilos à évacuer et à traiter.
L’ouvrage se penche sur les édicules, WC, sanisettes et autres latrines accessibles au public hors des domiciles. « Observer
les sociétés par la lunette de leurs toilettes, écrit Damon, ouvre des éclairages singuliers sur les villes, les cultures, les inégalités,
les civilisations, les mœurs ».
Dès le premier siècle de notre ère, l’empereur romain Vespasien (9-79) introduit un impôt sur l’urine collectée
par les tanneurs. Il donne son nom aux vespasiennes. Avant lui, les Romains ont construit des latrines publiques, des rangées de banquettes percées d’orifices donnant sur des rigoles latérales.
Dans l’Antiquité, on excrète « tout en discutant à plusieurs, sans froisser
les pudeurs ». Rome demeure le précurseur des égouts, des toilettes et du recyclage.
Du moyen âge au siècle des lumières,
les évolutions sont lentes. Les latrines de l’époque sont appelées des « garde-robes » qui n’ont pas grand-chose à voir avec nos penderies contemporaines.
C’est le développement des villes qui a entraîné l’essor des fameuses vespasiennes. Ces guérites cylindriques abritant des urinoirs à une place exclusivement pour hommes sont d’abord installées sur les boulevards parisiens vers 1830. En 1845, Paris compte 500 vespasiennes.
Au tournant du XIXe siècle, des « chalets
de nécessité » dans lesquels il est possible de s’asseoir se joignent aux pissotières. Hommes et femmes, dans des compartiments bien séparés, peuvent s’y libérer.
Ces toilettes publiques ne tardent pas à
être décriées. « Ligue de vertu et brigade de mœurs y traquent les outrages à
la pudeur », leur reprochant d’être des lieux de rencontre réprouvées, de drague. « La prostitution, homosexuelle et hétérosexuelle, y trouve un édifice commode pour certaines prestations. »
À Paris, au début des années 1980, des sanitaires publics à entretien automatique sont testés dans l’espace public. Ils sont esthétiques, propres et accessibles à tous, femmes et hommes. « Passé à la postérité sous le nom déposé de sanisette, ce bloc moulé de béton d’environ cinq tonnes est une prouesse technologique. »
L’aménagement urbain a surtout été envisagé du côté masculin. Pissotières autrefois et urinaires aujourd’hui en témoignent à leur manière. Pendant longtemps, des machines à préservatifs ont installées dans les toilettes des hommes, alors que celles des femmes étaient rarement équipées de produits d’hygiène menstruelle.
Au XXIe siècle, des transgenres, des non-binaires et des intersexes se sentent marginalisés, « dissuadés d’utiliser des commodités dont l’accès réparti binairement ne leur convient pas ». Solution ? Fournir des toilettes mixtes sans assignation d’un genre, comme dans les trains, les avions, certains restaurants et bars.
Depuis 2001, il existe une World Toilet Organization. En 2013, l’ONU a déclaré que le 19 novembre est la Journée mondiale
des toilettes.
Au moment où vous lisez ces lignes,
il existe des installations ultramodernes : « cuvettes et sièges chauffants, ambiance musicale, éclairage personnalisé, tout est
au service d’une expérience de qualité ».
12 juin 2023

Johanne Therrien et Martine Bordeleau,
Le Vieux-Québec en cartes postales anciennes, Winnipeg, Vidacom Publications, 2023, 135 pages, 22,95 $.
Magnifique album
pour les cartophiles
Québec est la ville canadienne que j’aime le plus, le Vieux-Québec en particulier. J’ai donc pris plaisir à parcourir Le Vieux-Québec en cartes postales anciennes,
de Johanne Therrien et Martine Bordeleau. Les collectionneurs de cartes postales sont des cartophiles.
C’est en Autriche, vers 1869, que les cartes postales font leur apparition. Elles se répandent ensuite rapidement en Europe, puis en Amérique du Nord. Avant 1907,
tout le verso était réservé à l’adresse et au timbre-poste. Par la suite, le dos fut divisé en deux sections (adresse à droite, message à gauche).
L’ouvrage comprend 120 cartes postales, toutes en noir et blanc, regroupées sous
les rubriques suivantes : La Haute-Ville,
La Basse-Ville, Les lieux de culte et d’éducation, Les scènes d’hiver et La vie commerciale.
Dans la Haute-Ville, le Château Frontenac occupe la part du lion en tant que « point de repère sans égal qui identifie Québec au premier coup d’œil ». Il y a aussi les quatre portes, Saint-Louis et Saint-Jean étant plus connues que Kent et Prescott.
Dans la Basse-Ville, j’ai arpenté un endroit qui est bien photographié. Il s’agit de la rue du Petit-Champlain et de l’escalier casse-cou. On apprend que ce sont des visiteurs britanniques qui ont donné le nom Breakneck Steps.
Une carte postale représente la Maison Montcalm entre 1942 et 1950. C’est aujourd’hui le restaurant Les Anciens Canadiens, nom du roman de Philippe Aubert de Gaspé (1786-1871). J’y ai souvent dégusté un ragoût de boulettes.
Quatre cartes sont consacrées au cap Diamant. On y apprend que, le 19 septembre 1889, un rocher se détache de la falaise, entraînant un éboulis meurtrier : 36 familles ensevelies sous des tonnes de roches (43 morts et environ 75 blessés).
Une autre note ou « Le saviez-vous? » précise que le 3 janvier de chaque année, depuis 1723, l’église Notre-Dame-des-Victoires fait revivre une tradition très ancienne : la fabrication des petits pains de Sainte-Geneviève. C’est en souvenir d’une famine à Paris au 10e siècle.
Plusieurs cartes reproduites font partie de la collection privée de Johanne Therrien qui en fera don aux Archives de la Ville de Québec. Certaines montrent le message, l’adresse et le timbre à l’endos.
L’une présente Dufferin Terrace; à l’endos ont lit en très gros caractères Souvenir Mailing Card (Postal Card – Carte postale
en petits caractères). Elle a été oblitérée en 1906 et incluait la note This side is exclusively for the address. On visait les touristes américains.
Cet album confirme, si besoin était, que
le Vieux-Québec demeure un lieu d’une beauté exceptionnelle par son relief et
son architecture. En raison de son intérêt historique unique en son genre en Amérique du Nord, le Vieux-Québec figure sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1964.
Les cartes postales ont évidemment perdu de leur popularité depuis l’arrivée du courriel et des réseaux sociaux. Si les touristes les achètent plus comme souvenir, leur attrait nostalgique et leur valeur historique revêtent une grande importance pour les cartophiles.
J’ai visité plus de cinquante pays et j’ai toujours envoyé des cartes postales.
Dès mon arrivée à l’hôtel, je demandais à
la réception de m’indiquer le bureau de poste le plus près. J’achetais alors le nombre de timbres correspondant aux étiquettes que j’avais déjà préparées pour adresser mes cartes.
8 juin 2023

Diane Lacombe, Les quatre filles du notaire Hart, roman, Montréal, Éditions Québec Amérique, 2023, 276 pages, 28,95 $.
Émotions vives
et passions explosives
Au milieu du XIXe siècle, dans l
e Canada-Est, l’entrée de jeunes filles dans le monde et la rencontre de beaux partis issus des meilleures familles demeurent une préoccupation de taille. Il faut mettre toutes les chances de son côté, comme Diane Lacombe
le raconte dans Les quatre filles
du notaire Hart.
L’action du roman se déroule entre avril et septembre 1850 dans la bourgade fictive de Béreuil-sur-Mer. Cette localité compte près de mille âmes et est située sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, non loin de Montmagny.
La famille Hart est composée de six personnes : l’impassible notaire Willibrod, son énergique épouse Amélia, l’austère Jacinthe (25), l’érudite Léonie (21), la libertine Nora (19) et la timide Pauline (18). Il y a six chapitres, un consacré à chaque membre. Assez curieusement et ingénieusement,
tous les chapitres commencent par le mot Lorsque. En voici quelques exemples :
« Lorsque, par inaptitude, faiblesse ou repentir, un homme respectable et chef d’une famille influente… Lorsque, par audace, par ennui ou par envie une fiancée songe
à rompre son engagement… Lorsque,
par innocence ou engouement, une noble demoiselle délaisse la raison pour la sensualité…
Mère de la haute société, madame Hart
a d’excellentes relations de thés et de réunions des œuvres de charité. Elle décide d’organiser une série de bals où seront invités des jeunes hommes bien nés dans
la perspective de dénicher de futurs fiancés. Chaque bal sera « l’événement mondain
le plus prisé de Béreuil-sur-Mer. »
La romancière décrit avec force détails
les préparatifs (problématique liste des invités, buffet froid, musique, etc.) et les tenues vestimentaires : Jacinthe vêtue de crêpe lilas, Léonie parée de mousseline crème, Nora drapée de soie bleu indigo piquetée de fines broderies jaunes, Pauline engoncée dans une robe de popeline vieux rose.
Madame Hart rappelle à ses filles les grandes lignes du comportement bienséant en société : formules de politesse selon
l’âge et le statut de l’interlocuteur, gestes parcimonieux permis envers la gent masculine, choix du vocabulaire et des propos acceptables en privé ou en groupe, attitude de retenue et de rigueur constante.
Lors de ces bals, madame Hart porte
une attention à chaque danseur tenace, à chaque geste furtif, à chaque frôlement discret, à chaque regard soutenu ou à chaque « feinte pour camoufler un réel béguin ». Elle est à l’affût d’alliances correspondant au rang de ses filles.
Jusqu’à la page 238, Willibrod et Amélia Hart se vouvoient et s’adressent la parole pompeusement : « cher monsieur Hart, monsieur mon mari, chère madame Hart ». L’un et l’autre gardent secret le plus longtemps possible une activité extraconjugale ayant un impact sur de futures fiançailles…
En campant solidement ses personnages, tant au niveau psychologique que sur
le plan physique, la romancière transforme le quotidien stéréotypé d’une famille fortunée en une étonnante fresque d’émotions vives et de passions explosives.
Née à Trois-Rivières, la romancière Diane Lacombe a étudié à l’Université Laval avant de travailler à Montréal comme journaliste pigiste pendant une dizaine d’années, puis
à titre de conseillère en communications.
On lui doit plusieurs romans historiques, dont la saga médiévale Mallaig vendue à plus de 500 000 exemplaires, traduite en espagnol et en allemand.
29 mai 2023

Alexandre Dupuy, Michaël Lessard et Suzanne Zaccour, Grammaire pour
un français inclusif, nouvelle édition revue et augmentée, essai, Montréal, Éditions Somme toute, 2023, 256 pages, 29,95 $.
Écrire en ne laissant personne de côté
Alexandre Dupuy, Michaël Lessard et Suzanne Zaccour ont conçu
une Grammaire pour un français inclusif avec l’objectif de révéler comment des croyances sexistes ont construit la langue française. Le trio recense les techniques permettant de neutraliser ce sexisme par une rédaction inclusive.
Ce genre d’écriture est aussi appelé féminisation, langue non sexiste, langue inclusive ou rédaction non sexiste.
« Il s’agit précisément de représenter
les femmes dans la langue et/ou de dégénérer la langue pour mieux inclure
les personnes non-binaires. »
L’ouvrage montre comment la soi-disant règle du masculin qui l’emporte sur le féminin est « le résultat d’une lutte menée par des grammairiens, des auteurs et des savants misogynes ». Or, l’imposition du masculin générique peut être extrêmement dommageable.
« Comment une petite fille qui n’a jamais
lu ou entendu les féminins autrice
(ou même écrivaine), avocate, chirurgienne, politicienne ou mécanicienne s’imaginera-t-elle un jour pratiquer un des ces professions ? Il sera évidemment plus facile s’imaginer dans le rôle de l’infirmière ou
de la secrétaire. »
D’une part, la langue française résiste encore à l’intégration de nouvelles formes féminines; d’autre part, elle popularise rapidement les masculins des professions traditionnellement féminines. Exemple : maïeuticien plutôt qu’homme-sage-femme. Pourquoi alors les femmes devraient-elles se contenter d’être facteur, ingénieur ou président ?
Le recours aux doublets consiste à nommer les hommes et les femmes qui composent un groupe en employant des termes masculins et féminins côte à côte. Cette formule est courante chez les politiciens qui s’adressent, chez nous, aux Canadiens
et aux Canadiennes.
Pour inclure à la fois le genre masculin et le genre féminin sans alourdir la rédaction, on peut faire appel à un formulation épicène ou neutre. Les étudiants et les étudiantes en grève deviennent le corps étudiant en grève. Le travail des enseignantes et des enseignants devient
le travail du personnel enseignant.
Quand on fait référence à l’écriture inclusive, on pense souvent aux fameuses formes tronquées qui peuvent prendre sept graphies. 1. le point : étudiant.e; 2. Le point médian : étudiant·e; 3. le tiret : étudiant-e; 4. les parenthèses : étudiant(e); 5. les crochets : étudiante[e]; 6. la barre oblique : étudiant/e; 7. la majuscule : étudiantE.
Il y a évidemment des désavantages
dans l’utilisation des formes tronquées.
Le masculin est presque toujours premier; le féminin semble secondaire parce qu’il
est entre parenthèses ou crochets; le point médian n’a pas de touche sur les claviers standards; la majuscule peut laisser sous-entendre un ton agressif.
Grammaire pour un français inclusif comprend plus de 50 pages d’exercices et de corrigés qui nous aident à découvrir de nouvelles techniques de communication tout en approfondissant nos connaissances de la rédaction inclusive.
Un plus de chercher à écrire en ne laissant personne de côté, Alexandre Dupuy, Michaël Lessard et Suzanne Zaccour offrent un traité magistral d’histoire sur l’influence du sexisme sur la langue française. La lecture n’est pas de tout repos en raison des multiples nuances et variantes pour faire preuve d’inclusivité (une façon d’éviter être inclusif-ve-s ou inclusifives).
22 mai 2023

Jean-Pierre Picard, Un petit bar de village et autres nouvelles sans conséquences, Régina, Éditions de la nouvelle plume, 2023, 104 pages, 16 $.
Rencontres, voyages
et rêves de tout acabit
Musicien, infographiste, journaliste et auteur, Jean-Pierre Picard vit
en Saskatchewan depuis 1986.
On devine où il a mijoté les histoires que renferme le recueil
Un petit bar de village et autres nouvelles sans conséquences,
en faisant un clin d’œil au brasseur Pile O’ Bones.
On dit que le premier paragraphe d’une nouvelle doit accrocher le lectorat, surtout dans de très courts textes. Jean-Pierre Picard obéit à cette consigne. Voici un exemple :
« C’est l’histoire d’un gars. Impossible que ce soit celle d’un autre. C’est l’histoire complexe et pleine de rebondissements de celui qui a sauvé l’humanité un soir de novembre en 1988. Mais personne ne l’a su. Lui non plus. »
Plusieurs nouvelles se résument à quelques paragraphes seulement. L’une commence par « Résumé d’un roman qui prendrait trop de temps à écrire » et se termine en ces termes : « Réussira-t-il? Sera-t-elle condamnée? Difficile à dire, je n’ai pas encore écrit le roman. » Est pris qui croyait prendre.
Dans une nouvelle, Picard utilise le mot combine et indique dans une note en bas de page qu’il s’agit d’un terme courant dans l’Ouest canadien pour désigner une moissonneuse-batteuse. Quand j’étais jeune, dans le Sud-Ouest ontarien, c’était aussi le mot qu’on utilisait lors des récoltes du blé, de l’avoine et de la fève soya.
J’aime les nouvelles courtes qui ont une fin inattendue. Celle intitulée « Le cout (sic) de la vie » pose une question : « Comment doit se terminer son histoire au dernier chapitre incertain? »
En lisant un nouvelle qui porte sur des visites de cimetières comme celui de Batoche, on a droit à une leçon d’histoire : « Alors que le français se porte bien chez les Métis du Manitoba, il est dissous chez ceux de la Saskatchewan. Ils ont préféré
se fondre dans la majorité et devenir anonymes. C’est la différence entre perdre et gagner un combat. »
Un souvenir d’enfance a refait surface
en lisant « Les oncles ». Un vieux divan accueille des invités qui le quittent rarement « sans laisser des pièces de monnaie, des billes, un peigne, entre
les coussins ».
Ce qui est « sans conséquences » demeure un bon prétexte pour titiller la créativité
de Picard. Il nous apprend que si on doit arracher une patte à une mouche, il faut
en choisir une au milieu de l’insecte,
« car elle a besoin des autres pour lisser ses ailes et nettoyer ses yeux ».
Une goutte d’eau est-elle assez grande pour contenir une intrigue ? Certainement, surtout si elle est tour à tour nuage, pluie, lac, ruisseau, rivière, océan et flaque avant de redevenir nuage.
L’auteur fait sauter l’accent circonflexe dans les mots parait, apparait, connait, plait, boite, fraiche, cout et maitre. Pour avoir lu d’autres livres des Éditions de la nouvelle plume, je sais que ce n’est pas une règle générale. Je trouve cela plutôt fantaisiste.
Si vous désirez savourer Un petit bar de village et autres nouvelles sans conséquences, vous devez accepter de vous laisser emporter. Cela vous permettra de faire des rencontres, des voyages et des rêves de tout acabit.
11 mai 2023

Les Desserts de Dario Bivona, 50 recettes, Montréal, Éditions de l’Homme, 2023,
144 pages, 29,95 $.
Desserts du meilleur pâtissier du Québec
Gagnant de l’émission Le meilleur pâtissier du Québec, à TVA en 2022-2023, Dario Bivona s’est vu offrir
un prix taillé sur mesure pour
le communicateur passionné
qu’il est : écrire son propre livre
de recettes. Les Desserts de Dario Bivona renferment 50 recettes gourmandes pour toutes
les occasions.
Gaël Vidricaire et Joël Lahon, juges de l’émission Le meilleur pâtissier du Québec, signent la préface de cet ouvrage et notent que Dario Bivona « nous entraîne dans
un bal sucré où des pâtisseries sans gluten côtoient des desserts classiques mariant
ses racines italiennes à celle du Québec ».
Dario présente d’abord quelques-uns de
ses essentiels : pâte sucrée, pâte levée feuilletée, pâte à chou, génoise, meringue italienne, crème diplomate et crème mascarpone. Il donne des conseils pour savoir quoi faire avec vos restants de crèmes, de gâteaux, de fruits confits, etc.
Pour chaque recette, on indique le nombre de portions, ainsi que la durée de la cuisson, de la réfrigération ou de
la macération. Les outils nécessaires sont précisés : batteur électrique sur socle ou à main, poche à douilles, moule, pinceau à pâtisserie, etc.
Le plaisir d’utiliser les alcools fins est
un trait distinctif de ce chef pâtissier. Dans une recette de croissants aux pêches, on trouve comme ingrédient 30 ml d’amaretto. Le gâteau fondant au chocolat, couronné de bleuets frais, inclut 60 ml de rhum ou de liqueur aux bleuets.
Les brioches à la cannelle sont un incontournable au Québec car elles donnent envie de croquer dans la vie.
Dans sa version de ce classique, le chef Dario propose des brioches feuilletées
aux raisins et aux épices. Voici quelques ingrédients : cannelle, cardamone, gingembre et gin aromatisé.
Dario Bivona aime le Québec autant qu’il aime ses desserts riches, savoureux et sans prétention. « Quand j’ai découvert le plaisir décadent du sirop d’érable dans un pouding chômeur, puis le parfum de pommes et de cannelle d’une bonne croustade tout juste sortie du four, le cœur m’est sorti de la poitrine tellement j’étais surexcité. »
Le dernier chapitre rassemble quelques recettes plus élaborées qui exigent
« un peu plus de techniques, de patience
et de temps ». L’une d’elle figure en page couverture. Il s’agit du fraisier citronné parfumé au basilic.
L’index regroupe les recettes selon qu’elles soient sans œufs, sans gluten ou sans produits laitiers. Elles sont classées selon
le résultat visé et l’effort nécessaire pour
les réaliser : Douceur relax, Régal raisonnable, Plaisir soutenu et Délice intense.
Avec cette brochette de recettes,
attendez-vous à ce que vos invités s’exclament : mamma che buono !
6 mai 2023

Ceci n’est pas un atlas – La cartographie comme outil de luttes : 21 exemples à travers le monde, essai, direction éditoriale et traduction de Nepthys Zwer, Rennes, Éditions du Commun, kollektiv orangotango+, 2023, 240 pages, 46,95 $.
La cartographie, histoire
de notre lien aux autres
Les cartographes s’intéressent bien plus qu’à la géographie d’un lieu. Dans Ceci n’est pas un atlas –
La cartographie comme outil de luttes : 21 exemples à travers
le monde, Nepthys Zwer et
son équipe montrent d’autres réalités qui ont un impact socio-économico-politique.
Ceci n’est pas un atlas est produit par
le groupe kollektiv orangotango qui pratique depuis 2008 un activisme géographique reposant sur la cartographie critique et l’éducation populaire. Il vise à initier un changement social par des ateliers, des publications, des expéditions urbaines et des performances artistiques. Un petit + a été ajouté en 2018 pour refléter les nombreuses personnes qui ont contribué à la conception du présent ouvrage lors de sa parution en anglais.
Les 21 exemples décrits se répartissent comme suit : huit en Europe, quatre en Afrique, quatre en Asie, trois aux États-
Unis et trois en Amérique du Sud.
L’atlas géographique, conceptualisé par Gérard Mercator à la fin du XVIe siècle, reproduit la vision du monde selon les pouvoirs politiques et économique dominants. La cartographie critique déconstruit ces discours et propose
une interprétation contre-hégémonique
du monde. On voit naître des non-atlas.
« Tel un miroir, la carte est une manière de se raconter l’histoire du territoire où nous vivons, l’histoire de nos ancêtres, l’histoire de notre lien aux autres, l’histoire de ce
que nous avons réussi à mener collectivement. »
En janvier 2016, Vienne comptait 6 842 rues, dont 4 269 portant le nom d’une personne. Une carte montre que 57,4 %
des rues portaient le nom d’un homme et seulement 5,2 % celui d’une femme, soit un rapport de 1 sur 11. En termes de longueur, les femmes occupent 110 km alors que
les hommes s’approprient 1 540 km.
Un article illustre comment il est de plus
en plus courant, dans les grands aéroports, de traverser des aires de boutiques pour prendre son vol. Trois cartes montre comment l’espace public à Oslo a progressivement été réduit entre 2005 et 2007, passant grosso mode de 90 % à 10 %.
Les espaces commerciaux et les espaces publics sont soigneusement pensés.
Les premiers sont brillamment éclairés et leurs « couleurs sont dominées par le blanc brillant, le jaune vif et le rouge; les espaces publiques où les gens peuvent s’asseoir (à condition de trouver un siège) sont souvent gris verdâtre. »
La Guyane française est le seul territoire européen d’Amérique du Sud. Un inventaire cartographique indique les pays qui y détiennent des permis miniers. Sur 42 sites d’activité de développement minier,
le Canada vient en tête avec 19 concessions, permis exclusif ou permis d’exploitation.
La France n’en détient que 5.
En Égypte, on a cartographié le harcèle-ment sexuel. Jusqu’à tout récemment,
la stigmatisation et la honte empêchaient
de nombreuses femmes d’en parler,
de signaleur des cas. La plateforme HarassMap permet maintenant de collecter des données en utilisant les technologies d’Internet et de la téléphonie mobile.
Chaque cas signalé apparaît sur une carte sous forme d’un point rouge qui, lorsque l’on clique dessus, affiche les informations complètes : lieu, date, heure, types de harcèlement et texte décrivant l’incident.
Ce projet a contribué « à remettre en question les stéréotypes et la désinformation sur le sujet ».
À la fin du volume, collé à l’intérieur de
la couverture, se trouve un fanzine détachable, un Petit manuel de cartographie collective et critique pour aider les gens
à créer leurs propres cartes, soit comme support d’un message, soit comme outil essentiel d’une action politique concrète.
3 mai 2023

Carole Boston Weatherford, Il était une fois… un massacre raciste, album illustré par Floyd Cooper, traduction-adaptation par Gaël Renan, France, Éditions Le Genévrier, 2023, 40 pages, 33,95 $.
Album jeunesse
sur la pire attaque raciale aux États-Unis
Quelque 300 Noirs américains tués, plus de 800 admis à l’hôpital, 6 000 arrêtés et détenus, plus de 10 00 sans-abri, tel est le bilan du massacre de Tulsa (Oklahoma) entre le 30 mai et le 1er juin 1921. Carole Boston Weatherford le raconte dans Il était une fois… un massacre raciste, album illustré par Floyd Cooper
et destiné aux 8-12 ans.
Aucune enquête officielle ne fut instruite durant les soixante-quinze ans qui suivirent cette tragique flambée de violence raciale. Weatherford répare cette injustice par le biais d’un conte qui demeure, hélas, d’une vérité très cruelle.
Au début des années 1900, une importante communauté afro-américaine prospère dans la ville de Tulsa, en Oklahoma.
Le quartier de Greenwood a son propre système scolaire, ses bibliothèques, ses églises, ses commerces, son bureau de poste, ses restaurants et ses cinémas.
Mais tout cela change en l’espace de deux terribles, indicibles journées. Les 31 mai et 1er juin 1921, une foule de Blancs armés attaque le de quartier Greenwood.
Les émeutiers mettent à sac immeubles et commerces, et les font brûler, sans que
la police intervienne.
Les dommages matériels s’élèvent à plus de 1,5 million de dollars en biens immobiliers et à 750 000 dollars en biens personnels (respectivement 21 501 000 $ et 10 750 000 $ en dollars courants).
Carole Boston Weatherford écrit que 75 ans se sont passés « avant que des parlementaires ne lancent une enquête pour révéler la douloureuse vérité sur
la pire attaque raciale qu’aient connue
les États-Unis : la police et les élus s’étaient faits les complices de Blancs pour détruire la communauté noire la plus prospère du pays. »
Cet album a été couronné de la Caldecott Medal. Décernée chaque année depuis 1938 par l’Association des bibliothécaires américains pour la jeunesse, la Caldecott Medal honore l’artiste qui a créé l’album pour enfants le plus remarquable.
En 1996, l’État d’Oklahoma a lancé une commission d’enquête sur l’émeute raciale de Tulsa. En 2001, une coalition fut créée pour obtenir réparation des dommages subis par la communauté afro-américaine de Tulsa.
La même année, l’État d’Oklahoma a adopté une loi intitulée Tulsa Riot Reconciliation Act. Des bourses d’études supérieures ont été accordées à des descendants des résidents du quartier de Greenwood.
Un Parc réconciliateur a été inauguré en 2010.
L’émeute de Tulsa est dépeinte dans une des premières scènes du premier épisode de
la série télévisée américaine de super-héros Watchmen, ainsi que dans l’épisode 9 de la série dramatique horrifique Lovercraft Country.
28 avril 2023

Dans les Jardins de Métis : à la rencontre d’Elsie Reford, texte d’Alexander Reford et photographies de Louise Tanguay, Montréal, Éditions de l’Homme, 2023, 320 pages,
49,95 $.
Joyau horticole québécois, nord-américain et mondial
Lieu historique national du Canada et site patrimonial du Québec,
les Jardins de Métis sont situés à mi-chemin entre Rimouski et Matane, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent. L’album Dans
les Jardins de Métis : à la rencontre d’Elsie Reford, d’Alexander Reford
et Louise Tanguay, est une mine d’informations et de photos sur
ce joyau horticole du Québec.
Arrière-petit-fils de la fondatrice Elsie Reford et actuel directeur des Jardins de Métis, Alexander Reford a d’abord publié Jardins de Métis : le Paradis d’Elsie Reford, des guides et Les belles de Métis : l’héritage floral d’Elsie Reford. Le présent ouvrage
est une version remaniée et augmentée
des titres précédents.
Il s’agit d’une publication de luxe (reliure rigide, papier glacée, quelque 135 photos
en couleurs prises par Louise Tanguay et une quarantaine de photos d’archives).
Les Jardins de Métis ont été le pied-à-terre de la photographe pendant deux décennies. Elle est originaire de Hearst (Ontario) et vit maintenant dans l’Outaouais québécois.
La page couverture présente le pavot bleu, qualifié de « Mona Lisa du royaume
des plantes ». Jardiniers, horticulteurs et visiteurs viennent de loin pour l’admirer à Métis. Il est presque certain qu’Elsie Reford fut la première à cultiver le pavot bleu au Québec. Seul Jenny Butchart, des célèbres Jardins Butchart à Victoria, en Colombie-Britannique, semble l’avoir précédée.
Horticultrice aventurière, Elsie Reford (1872-1967) conçoit les Jardins de Métis entre 1926 et 1958. Ils sont ouverts au public depuis 1962. Situés à quelques degrés seulement au-dessous du 49e parallèle, ils sont les de ce genre sous
cette latitude dans tout l’Est du Canada.
« Au fil des ans, elle a fait d’une simple forêt d’épinettes un jardin arborant la plus vaste collection de plantes de l’époque. »
À sa grande surprise, elle découvre que
la situation géographique est idéale pour la culture des plantes vivaces exotiques. Outre le pavot bleu, on y trouve l’azalée,
la gentiane, une variété de lis, des fougères, des pivoines, des primevères, des pommetiers, des sanguinaires et des roses, bien entendu.
En parlant des lis, Alexander Reford écrit qu’ils « se balancent doucement dans
la brise en un ballet d’une beauté tout à fait saisissante ». Au sujet des pivoines,
il note leur longévité qui en fait
« une fleur quasi mythique, un symbole d’éternité pour les Chinois ».
On apprend que les azalées fleurissent
la troisième semaine de juin, ce qui est sans doute la floraison la plus tardive de tout l’hémisphère nord. Et que ce ne sont pas
les roses en elles-mêmes qui produisent un effet splendide, « mais leur beauté
sur la toile de fond des jardins ».
La culture des plantes alpines est déconseillée aux amateurs. Mais à
mesure qu’Elsie Reford fourbit ses armes
et acquiert une plus grande confiance,
elle apprivoise « l’une des plantes alpines les plus capricieuses et les plus mystérieuses, la gentiane, dont le bleu intense fascinait depuis longtemps ».
Les Jardins de Métis figurent au palmarès des jardins nord-américains les plus réputés, ainsi que parmi les 150 grands jardins au monde.
Adresse : 200 Route 132, Grand-Métis, Québec G0J 1Z0. Ouverts du 3 juin au
1er octobre 2023.
20 avril 2023

Samy Manga, Chocolaté : le goût amer de
la culture du cacao, récit, Montréal, Éditions Écosociété, coll. Parcours, 2023, 136 pages, 20 $.
Cacao, source de colonisation outrancière
de l’Afrique
Le mot chocolat évoque friandises
et desserts. Il rime aussi avec déforestation, esclavagisme, empoisonnement aux pesticides et hypocrisie occidentale, comme l’explique avec brio Samy Manga dans Chocolaté : le goût amer de
la culture du cacao.
La Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao. Or, la consommation
du chocolat en Afriques est d’à peine 4 %. Samy Manga raconte comment il a grandi sur une plantation de cacao, au Cameroun, comment il a été témoin de la dureté du travail, des pesticides qui rendent malade, des dégâts humains et environnementaux générés par la monoculture de la fève,
pour le seul bénéfice des multinationales du chocolat.
« Quelles que soient les sommes encaissées après la vente des sacs de fèves, la plupart des planteurs n’accédaient jamais vraiment à un niveau de vie à la mesure de leur productivité. […] L’argent du cacao est comme l’argent du démon, il retourne toujours chez les Blancs. »
Ce récit explique comment les grands consommateurs européens se contentent
de déguster les fèves transformées de l’or vert « en ignorant l’histoire de nos terres, de nos souffrances, de nos rêves brisés,
de nos rudes quotidiens écorchés ».Des milliers de morts jonchent les plantations des villages du Sud qui produisent
« la graine des riches à la sueur de
nos veines ».
Selon le Conseil international du cacao, l’industrie chocolatière mondiale a réalisé un chiffre d’affaires de 100 milliards de dollars en 2021. De cette somme, les pays producteurs ne touchent que 6 %, tandis que les paysans, eux, n’en récoltent
qu’un maigre 2 %.
Dans son récit à la frontière de l’intime et du politique, Samy Manga rappelle que de grandes étendues de forêt équatoriales ont été violées, dévastées, vidées de leurs essences d’arbre, de leurs primates, de leurs oiseaux et de leurs fauves. « Comment ne pas penser aux centaines de rivières contaminées, aux sols empoisonnés, aux écosystèmes assassinés par les bulldozers du capitalisme ? »
L’auteur nomme « les papes de la confiserie mondiale », ceux qui ne pensent pas aux fournisseurs de l’or vert : Cadbury, Mondelez, Olam, Ferrero, Hershey, Mars, Nestlé.
Lors de la Journée mondiale du cacao et
du chocolat, célébrée chaque année le 1er octobre par les grands consommateurs et les empires financiers de la graine,
les planteurs sont et demeurent toujours les tristes oubliés.
Manga conclut en ces termes : « Pour moi, comme pour tout esprit raisonnable, il est évident que depuis son entrée à la cour royale de France, en 1615, la culture du cacao est devenue la bannière d’un sinistre prolongement de l’esclavage, de l’oppression économique, de la conquête alimentaire et de la colonisation outrancière du continent africain. »
En 2022, l’auteur a soutenu avec brio
une thèse sur « Le colonialisme vert en Afrique » à l’Université de Yaoundé. Il se considère écopoète, défenseur d’une écriture en faveur de l’écologie et de la biodiversité. Notons que l’empreinte carbone d’un kilogramme de chocolat tourne autour de cinq kilogrammes d’équivalent CO2.
17 avril 2023

Marisol Drouin, Jumeau jumelle, récit, Saguenay, Éditions La Peuplade, 2023,
96 pages, 21,95 $.
J’étais curieux de lire Jumeau jumelle, de Marisol Drouin, car j’ai eu une sœur jumelle pendant 68 ans. Ce récit m’a d’autant plus touché
car il est question d’une maladie incurable et que ma jumelle a eu recours à l’aide médicale à mourir.
Les quelque 80 pages forment deux sections : Jumeau et Jumelle. C’est pourtant toujours la voix de la sœur que nous entendons. Elle nous réserve une surprise de taille à l’avant-dernière page…
La citation en exergue qui coiffe la section Jumeau est d’Annie Ernaux : « Je ne sais
pas si cela existe des désirs simples. »
Celle sur laquelle s’ouvre Jumelle est de Marie Uguay : « Détruire est délicieux. »
La narratrice puise dans l’enfance et l’âge adulte pour explorer la relation avec son frère. Lorsqu’elle apprend qu’il est victime d’une tumeur incurable au cerveau, l’écriture d’un livre s’impose. Jumeau jumelle est un livre à l’intérieur d’un livre, un livre que le frère ne lira jamais.
« Le livre embrasse tout. Il est cet amas
de mystère et de clarté. » Le livre est aussi comme « une lettre qui s’écrit et s’efface dans un enchaînement infernal. Dans
une apparition et une disparition. Répétées. En boucle. Éternel. »
La narratrice écrit que, une fois devenus adultes, le frère et la sœur se voyaient rarement. Le travail et des vies occupées créèrent une distance. Elle en garde
« un vague sentiment de culpabilité ».
Il en a été de même pour moi. Était-ce
le cours naturel des choses ou ai-je manqué d’attention envers ma jumelle…?
Pendant que le frère entre dans un monde morcelé de rendez-vous médicaux, d’espoirs, d’incertitudes et de terreurs,
la sœur reprend le travail d’écriture d’un scénario de film. En vain, elle n’arrive pas
à écrire autre chose que « le livre ».
Cela a été ma situation. Pendant que ma jumelle Paulette préparait sa démarche pour l’aide médicale à mourir, je tentais de travailler sur un nouvel essai historique.
Je n’y arrivais pas car Ma jumelle m’a quitté dans la dignité s’imposait.
Sans révéler la surprise de taille à l’avant-dernière page, je peux signaler que,
si le silence du frère peut blesser, il peut aussi agir comme agent de conservation. « Seulement, ce n’était pas le lieu de
sa consolation. C’était le mien. »
On donne aux livres diverses propriétés : refuge, réponse, réconfort. Mais n’est-ce pas plutôt l’amour qui offre cela pleinement…?
12 avril 2023

Miranda James, Inventaire fatal, coll. Le chat du bibliothécaire, roman traduit par Guillaume Le Pennec, Montréal, Éditions Flammarion Québec, 384 pages, 26,95 $.
Le chien de garde
est un chat
Sous le nom de plume Miranda James se cache l’auteur-bibliothécaire Dean James qui signe des romans policiers dans la série Le chat du bibliothécaire. Après Succès mortel voici Inventaire mortel, un autre tome qui a figuré sur la liste des best-sellers du
New York Times.
Le meurtre d’un riche collectionneur ébranle le paisible village d’Athena, dans l’État du Mississippi. Le bibliothécaire Charlie Harris et son chat Diesel doivent renfiler leurs habits de détectives.
James Delacorte collectionne des livres rares. Il vit dans un manoir avec plusieurs membres de sa famille. Les Delacorte sont carrément déplaisants et résolument bizarres ; aucun membre « ne vaut une tripette ».
Le richissime collectionneur demande à Harris d’effectuer l’inventaire des livres
les plus rares de son onéreuse bibliothèque. C’est tout un défi que de faire émerger l’ordre du chaos, mais n’est-ce pas
« la raison d’être des bibliothécaires depuis des milliers d’années » ?
Delacorte croit que des spécimens très
rares ont été volés. Cet homme qui fait « ressortir les pires penchants de ses proches » est assassiné au moment où commence l’inventaire. Le fils de Harris met son père en garde : « c’est une famille de fous furieux ; tiens-toi à l’écart de ces tarés. »
Parmi les livres rares, le registre mentionne une édition originale en trois volumes de Pride and Prejudice de Jane Austen, publiée à Londres en 1813. Il y a aussi un précieux livre vraisemblablement volé : Tamerlane, recueil de poèmes d’Edgar Allen Poe, paru en 1827, ainsi que treize romans signés par William Faulkner mais remplacés par des exemplaires en mauvais état et non signés.
Harris travaille toujours en compagnie de son chat Diesel, un maine coon de la taille d’un labrador à mi-croissance. Le félin répond aux caresses avec un ronronnement de moteur diesel, d’où son nom.
Sensible aux ambiances, le chat du bibliothécaire « est un vrai chien de garde ». Un policier croit y voir une sorte de lynx qui a plus de caractère que certaines personnes de son entourage.
Le roman met en scène plusieurs personnages. L’un se croit plus malin que tout le monde, et ce, « malgré les innombrables preuves du contraire accumulées au fil des années ».
Une policière est « plus tenace qu’un terrier et un bouledogue réunis »
Un membre de la famille Delacorte tient des propos sortis de nulle part. Harris s’aperçoit que ces remarques décousues collent parfois à des indices qu’il entend bien explorer. La police reconnaît trop tard que certaines paroles auraient pu révéler
le pot aux roses si elle les avait écoutées plus attentivement.
Un premier puis un second meurtre poussent Harris à mener sa propre enquête, avec l’aide de Diesel. Ses recherches lui
font ressentir une excitation à l’idée d’avoir tout compris. Il est cependant confronté à une dure réalité. Pour prouver la culpabilité d’un criminel, il faut un dossier imparable, pas juste un tissu d’impressions, aussi éloquentes soient-elles.
Le roman renferme une sous-intrigue centrée sur les relations de Harris avec son fils, un avocat qui a quitté un bon emploi parce que surexploité par une patronne imbue d’elle-même. Tendues au départ,
les relations père-fils s’harmonisent plus on approche de la résolution des crimes (meurtres et vols).
Le roman prend fin sur une série de toasts. On lève son verre, entre autres, à Diesel.
La dernière ligne est un toast « aux nouveaux départs ». J’attends donc la traduction du prochain tome de la série
Le chat du bibliothécaire.
6 avril 2023

Catherine Voyer-Léger, Mon arbre à musique, album illustré par Catherine Petit, Montréal, Éditions Station T, 32 pages,
21,95 $.
Album tout en nuances
sur l’adoption
Il existe divers livres sur l’adoption interculturelle, mais peu parlent d’un enfant adopté par un parent de la même culture et ethnicité. Forte de son expérience, Catherine Voyer-Léger a écrit Mon arbre à musique, un album plein de sensibilité et de poésie sur les thèmes de l’adoption, du lien de filiation, de la maternité, des racines et origines.
C’est en fouillant la littérature jeunesse pour parler à sa fille de son adoption
que l’autrice a eu l’idée de ce texte. Elle y trouvait beaucoup de koalas chez les ours polaires ou vilains petits canards chez
les cygnes.
Or, Catherine n’est pas un cygne et sa fille n’est pas un vilain petit canard. Elles
sont des arbres à musique qui n’ont pas
les mêmes racines, mais dont les feuilles
ont appris à jouer les mêmes symphonies.
Tout au long de ce récit, la mère répond
à des questions que sa fille pose spontané-ment. L’une d’elles est « est-ce que je bougeais beaucoup, quand j’étais dans ton ventre? » La réponse est toute en nuances : « tu bougeais beaucoup dans ma tête…
tu as poussé dans mon cœur et tu t’es répandue dans mes pensées… je te devinais entre les mots des documents que j’ai remplis et signés pour dire combien je te voulais dans ma vie. »
À la question « est-ce qu’on se ressemble toi et moi? », la maman répond qu’elle reconnaît déjà ses mélodies dans la voix
de son enfant qui apprend à parler.
« Quand tu regardes des bulles de savon, des arbres en fleurs ou des musiciens
en action, tu poses ta main sur tes reins comme je le ferais pour prendre la mesure des beautés inattendues. »
Une attention est portée à la diversité corporelle. Ce livre s’avère l’un des rares
au Canada français à illustrer les rondeurs d’une mère.
L’album est illustré par Catherine Petit.
Les couleurs sont à la fois douces et vibrantes. Les aquarelles sont toutes en nuances. Bien que délicates, les illustrations revêtent une force symbolique.
Dans une scène, on voit un couple de papas et une grand-mère avec des enfants qui
ne sont pas tous de la même origine ethnoculturelle.
La dernière illustration double page montre qu’on ne cueille pas juste des fruits « mais des mélodies changeantes ». Lorsqu’une personne est ouverte, accueillante et curieuse, lorsqu’elle est « à l’écoute, inspirante et entraînante, [elle est un]
arbre à musique ».
Tour à tour directrice du Regroupement des éditeurs franco-canadiens, coordonnatrice des activités de l’Alliance culturelle de l’Ontario, présidente du Théâtre de la Vieille 17 et du Salon du livre de l’Outaouais, Catherine Voyer-Léger est directrice générale du Conseil québécois du théâtre depuis 2020.
28 mars 2023

Alexandra Szacka, Je ferai le tour du monde, récit, Montréal, Éditions du Boréal, 2023, 328 pages, 29,95 $.
Alexandra Szacka : artisane du quatrième pouvoir
« À toute heure du jour ou de
la nuit, nous sommes appelés à
faire nos valises et à partir par
le premier vol possible vers
une destination où l’histoire vient tout juste de s’emballer. »
Voilà comment, en une phrase, Alexandra Szacka résume sa vie
de correspondante à l’étranger
dans un récit intitulé Je ferai le tour du monde.
Née en 1953 dans une famille juive de
la Pologne, Alexandra Szacka est chassée de son pays à l’aube de l’adolescence. Elle apprend tôt à développer ses capacités « de faire face à l’adversité, de déjouer
les obstacles, de traverser les frontières là où elles semblaient hermétiquement fermées ».
Après Paris, Alexandra Szacka arrive à Trois-Rivières en 1960, puis étudie à l’Université Laval en anthropologie. À 27 ans, elle publie un premier article, au sujet d’une rencontre avec le leader-syndicaliste Lech Wałęsa. À l’avenir, Szacka entend « vivre l’histoire en marche, la raconter,
la faire comprendre aux autres ».
La journaliste entame sa carrière en 1985
à l’émission Nord-Sud de Radio-Québec. C’est ainsi qu’elle couvre, en 1989, le Printemps de Pékin avec ses manifestations à la Place Tian’anmen. Mais Radio-Québec n’a pas de bulletins de nouvelles ou d’émissions d’actualité; elle doit contribuer à des documentaires. Cela change lorsqu’elle passe à Radio-Canada (Enjeux et Zone libre).
Voici quelques fonctions qu’Alexandra Szacka occupe à la société d’État : coordination du bureau à New York, envoyée spéciale en Afghanistan, correspondante et chef de bureau bilingue (SRC/CBC) en Russie, puis correspondante pour l’Europe depuis Paris.
Au sujet de son expérience à Moscou,
la journaliste écrit que, en anglais généralement, « on commence directement par les faits, sans fioritures, sans introduction, straight to the point ».
En français, il y a plus d’adjectifs, « un peu plus d’atmosphère, un peu plus d’émotion ».
En 2009, les Iraniens se préparent à aller aux urnes et une opposition se manifeste envers l’ultra-conservateur Mahmoud Ahmadinedjad. Radio-Canada envoie Szacka pour couvrir les troubles à l’horizon. Elle découvre qu’il y a, en général, « un fossé entre les moyens financiers de CBC et ceux de Radio-Canada ». Pour couvrir le même événement, l’équipe anglophone est deux ou trois fois plus nombreuse.
Le récit de la journaliste fait mention de tous les collègues avec qui elle a travaillé. Il est parfois question du boys’ club qui ne se gène pas de faire des blagues salaces et des commentaires à caractère sexiste. C’est le cas, notamment, de Simon Durivage, animateur de l’émission Enjeux.
À travail égal, salaire égal, n’est pas la règle, même au début des années 2000. Aux émissions Enjeux et Zone libre, une femme gagne entre 62 900 et 75 000 dollars par année, alors qu’un homme reçoit entre
76 200 et 155 000 dollars.
Alexandra Szacka sait bien qu’un reportage n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais il peut contribuer à dénoncer l’injustice d’une occupation et les souffrances de ceux qui ne demandent qu’à vivre dignement. L’expression « le quatrième pouvoir » prend alors tout son sens.
« Informer, oui, mais aussi, grâce à l’information qu’on trouve et qu’on diffuse, faire contrepoids aux puissants de ce monde qui se croient tout permis; c’est pour moi la sève du journalisme. »
20 mars 2023

Arnaud Maïsetti, Brûlé vif, roman, Bordeaux, Éditions de L’Arbre vengeur, 2023, 270 pages, 34,95 $.
Un roman qui dessert Étienne Brûlé
Quand les traces d’un héros ont été oubliées, il reste la littérature pour lui redonner sens et vie. C’est le cas d’Étienne Brûlé qui a fasciné Arnaud Maïsetti au point d’écrire le roman Brûlé vif, hommage dithyrambique
à la mémoire d’un garçon...
qu’il réinvente.
On sait que qu’Étienne Brûlé fut le premier Français à cohabiter avec les autochtones, en Huronie, et sans doute le premier Européen à voir les lacs Ontario, Huron et Supérieur. Coureur des bois à l’esprit aventurier et indépendant, il aurait été assassiné pour des raisons politiques à cause de ses ententes avec une tribu hostile aux Hurons.
Arnaud Maïsetti écrit qu’on ne sait presque rien de l’existence d’Étienne Brûlé, qui a été racontée en pointillés « par les prêtres et les conquérants qui le méprisaient ». L’auteur se met à l’écoute de langues, chants et rituels perdus pour brosser la biographie d’un éclaireur lancé par Champlain au cœur des forêts, au plus profond, pour trouver un chemin vers l’ouest.
Le texte est souvent poétique. Il regorge même de références littéraires assez étonnantes. Maïsetti écrit que le fleuve est la sœur d’Acanthe et de Calypso, d’Eudore, de Persée et de Tyché.
Il note que, en juin 1609, Shakespeare achève Antoine et Cléopâtre, que Cervantès fait paraître une seconde version de son
El ingenioso hidalgo don Quixote de
la Mancha. Il en remet pour souligner que Shakespeare compose sa dernière pièce,
La Tempête, en 1610. Allez savoir pourquoi !
Champlain a traversé l’océan en pensant qu’il allait « négocier l’or avec le treizième Empereur Ming ». Il n’avait pas prévu les forêts denses, les fleuves furieux. L’Abitation de Québec qu’il fonde en 1608 est décrite comme « trois cabanes entourées d’une mauvaise palissade ».
Étienne Brûlé ne savait ni lire, ni écrire,
à peine signer son nom. Mais apprendre
des langues algonquiennes et iroquoiennes « sera un jeu d’enfant ». Le romancier y voit la le mystère des langues de feu de
la Pentecôte. Le garçon sait dire le nom
des oiseaux et des étoiles, « supplier qu’on l’épargne même si c’est en vain ».
La dernière page du roman m’a mis en colère. Arnaud Maïsetti écrit que le nom de Brûlé est prononcé dans la honte qu’inspire le traître, « ou alors pour le désigner fondateur de l’Ontario, ce qui est pire qu’une honte ».
Il ne sait pas qu’une école secondaire,
un parc et trois rues portent son nom.
Il ignore surtout que trois romans ont été consacrés à la vie du premier Blanc en Ontario. Dans les remerciements, il n’y a aucune référence à la trilogie signée par Jean-Claude Larocque et Denis Sauvé (Étienne Brûlé, tomes I, II et II, Éditions David, coll. 14-18, 2010 et 2011). C’est impardonnable !
Le roman se perd sur les traces « d’un oublié de l’Histoire » pour en réinventer
le mystère. Il fait malheureusement fi
d’une importante réalité, celle des premiers battements de coeur de l’Ontario français.
15 mars 2023

Danielle Carrière-Paris, Rose-Aimée Bélanger à l’ombre des chuchoteuses, biographie, Sudbury, Prise de parole, 2023, 136 pages, 36,95 $.
Rose-Aimée Bélanger : équilibre entre fragilité
et rondeurs
La sculptrice franco-ontarienne ayant connu le plus fulgurant succès demeure sans contredit Rose-Aimée Bélanger, du Nord-Est ontarien. Or, son parcours demeurait quasi inconnu jusqu’à
ce que Danielle Carrière-Paris nous le révèle avec brio dans Rose-Aimée Bélanger à l’ombre
des chuchoteuses.
La première exposition de cette artiste a lieu dans la Galerie McGugan, à Hamilton, en 1982. Elle a 59 ans. Ses œuvres seront par la suite surtout en montre dans des institutions du Québec et de l’Ontario.
La production de Rose-Aimée Bélanger reflète « une liberté, une plénitude, une sérénité, l’appréciation du moment présent, le bonheur de vivre sans complexe,
un appétit assumé pour les plaisirs petits
et grands ».
Aux antipodes de la plupart des femmes qu’elle représente dans ses œuvres, Rose-Aimée Bélanger est toute menue et d’apparence fragile. Elle a aujourd’hui
99 ans.
Bienveillante, attentionnée, enjouée et attentive, cette mère de famille « n’est pas de nature à dorloter ses enfants ou à leur manifester de la tendresse physique ».
Son mari, Laurent Bélanger, est un pilier
de la communauté du Témiscamingue ontarien; il est entrepreneur, conseiller scolaire, organisateur politique, juge de paix (et admirateur du talent de son épouse).
Les personnages féminins et masculins
qui peuplent l’imaginaire de Rose-Aimée Bélanger sont inspirées de ses observations quotidiennes, des membres de sa famille ainsi que des gens du voisinage « rencontrés au hasard pendant qu’ils vaquent à leurs activités journalières ».
À 52 ans, lorsque presque tous les enfants ont quitté le foyer familial, l’artiste se tourne vers l’art. Elle façonne d’abord la terre cuite, le grès, l’argile, puis découvre le bronze.
C’est vers 1995 que ses sculptures jusqu’alors filiformes deviennent de plus
en plus arrondies. Le grès cède au bronze, matériau que se marie parfaitement à la rondeur de nouvelles créations. « Je veux exploiter toutes les facettes du volume.
Avec le temps, mes personnages doivent, tout en devenant de plus en plus imposants, devenir de plus en plus gracieux et sensuels. En fait, je cherche l’équilibre,
entre fragilité et rondeurs. »
La sculpture Les chuchoteuses (en page couverture) a été installée dans le Vieux-Montréal en 2006. Cette œuvre de huit cents livres est la plus photographiée par les touristes. « Des quelques trois cent quinze œuvres d’art publiques réparties
sur tout l’île, elle compte parmi les huit créations les plus souvent citées comme étant emblématique de Montréal. »
Rose-Aimée Bélanger n’a jamais voulu faire des présentations dans les écoles, de parler de son art aux élèves. « Pour elle, si tu voulais faire de l’art, il fallait juste que tu
le fasses et que tu le fasses tous les jours.
Il n’y a pas de recette magique. »
Elle n’était pas non plus intéressée à donner des cours privés. Elle ne se voyait pas comme une pédagogue. À son avis,
« la personne qui souhaite entreprendre une création artistique doit trouver par elle-même sa propre façon d’y arriver ».
Danielle Carrière-Paris conclut cette biographie fort bien documentée en affirmant que « Rose-Aimée Bélanger, sereine et résiliente, ne conserve que de meilleurs souvenirs de sa vie, au cours
de laquelle elle a bercé ses enfants, épaulé son époux et caressé l’argile, parce que qu’avec les temps tous les souvenirs sont beaux, et comme le dit si bien Voltaire,
ce qui touche le cœur se grave dans
la mémoire. »
L’ouvrage comprend des photos d’une vingtaine d’œuvres, une chronologie de
la vie de Rose-Aimée Bélanger, une chronologie de ses expositions, une liste
des collections publiques qui ont ses œuvres et une bibliographie exhaustive.
10 mars 2023

Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren, L’Amour à 10 sous. Le roman sentimental québécois de l’après-guerre, essai,Québec, Éditions du Septentrion, 2023, 258 pages, 29,95 $.
Le sentiment amoureux sans désir charnel
Cinq cents titres par année pendant vingt ans au Québec; 20 000 à
30 000 exemplaires par livraison! De quel phénomène s’agit-il ?
Du roman d’amour à 10 sous. Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren en font une analyse détaillée dans L’Amour à 10 sous.
Le roman sentimental québécois
de l’après-guerre.
Boudés par les libraires, ces fascicules de 32 pages étaient vendus dans les kiosques à journaux, les tabagies, les pharmacies,
les gares, les épiceries et les diners (restaurants). Comme ils coûtaient 0,10 $,
ils ont été baptisés « romans à dix sous » ou « romans à dix cennes ».
« Le succès de cette forme littéraire est aussi phénoménal qu’unique dans l’histoire de l’édition au Québec. » L’ouvrage de Luneau et Warren se base uniquement sur la production des Éditions Police-Journal (P-J), et pour cause puisque le catalogue de P-J comprend 5 500 titres répartis en 8 collections et publiés entre 1940 et 1960.
P-J s’appuyait sur un réseau de près de
1 800 points de vente à Montréal.
Ses livrets se vendaient aussi dans
les communautés francophones de Hull
à Jonquière, du Nouveau-Brunswick au Manitoba et de Noranda à la Nouvelle-Angleterre.
Les romans à dix sous plantent le décor en peu de mots, usent un vocabulaire simple, privilégient les paragraphes très courts
et recourent abondamment aux dialogues.
Ils sont presque toujours écrits sous
un pseudonyme qui est souvent absent
de la couverture. Ce qui est en vue, c’est
le nom ou le logo des Éditions Police-Journal.
On apprend que le romancier Yves Thériault a assumé la responsabilité de plusieurs séries chez P-J. Il se souvient de ce travail « comme d’une formidable école pour apprendre le métier d’écrivain ». Michel Tremblay a été linotypiste à l’entreprise qui imprimait ces fascicules.
Dès l’âge de 24 ans, André L’Archevêque travaille comme dessinateur aux Éditions P-J. De 1947 à 1958, il réalise près de 6 000 illustrations, dont certaines pour d’autres éditeurs. Il insuffle à ses dessins « désirs et fantasmes, sans basculer vers un trop fort érotisme ».
L’Archevêque « réussit à exprimer plaisir
et volupté, ou à l’inverses détresse et débauche, tout en s’accordant avec
les chastes principes de la société québécoises de son temps. »
Les romans à dix sous célèbrent uniquement les relations hétérosexuelles, le mariage catholique et la famille. Malgré leur sensualisme et leur matérialisme,
ils sont considérés comme un moindre
mal par les élites de l’époque.
« L’homophobie des fascicules ne fait aucun doute. La seule relation qui y est tolérée est celle d’une femme avec un homme. »
Le roman sentimental suit un schéma assez simple. Deux personnes destinées l’une à l’autre se rencontrent, puis sont rapidement séparées par des obstacles. Tous les malentendus se dissiperont vers la 31e page du roman qui en compte 32. Les titres de P-J suivent ce scénario, mais il y a une nouveauté : « ils psychologisent les embûches qui se dressent sur le chemin de l’amour ».
Les héroïnes et les héros sont tous catholiques, francophones, blancs et hétéros. La femme est jolie et attirante; l’homme a un charme viril. L’héroïne cherche l’amour avec un grand A. « Si le mariage ou
la promesse de mariage de la fin du récit confirme qu’elle s’est affranchie du foyer parental, les romans la renvoient à l’obligation d’être épouse et donc, d’être mère. »
Le roman d’amour en fascicules joue sur
la tension d’un amour-passion contenu dans les limites de la moralité. Les auteurs soulignent comment on se trouve devant une littérature qui ne cesse de titiller les sens (les couvertures aguichantes le prouvent), tout en tâchant « de désamorcer des pulsions jugées indécentes ou obscènes, et ce, au moyen d’une sublimation des désirs charnels dans le sentiment amoureux ».
Le grand mérite des romans à dix sous, c’est qu’ils ont habitué les jeunes et moins jeunes à une pratique régulière de la lecture. Ils l’ont de toute évidence poursuivie par la suite.
27 février 2023

Antony Antoniou, Le gros problème de Noah, album illustré par Baptiste Amsallem, Éditions Bayard Canada, 2023, 24 pages, 19,95 $.
Album de sensibilisation
à la réalité des personnes autistes
Le 2 avril est la journée mondiale de la sensibilisation à l’autisme.
En 2020, lors de la fermeture des classes à cause de la Covid-19,
le Montréalais Anthony Antoniou
a écrit Le gros problème de Noah, un album inspiré par le statut d’autiste de son jeune frère Constantin. Anthony n’avait
alors que 14 ans.
Comme on le sait, le cerveau d’une personne autiste fonctionne différemment. Selon l’Organisation mondiale de la santé, pour qu’un diagnostic soit posé, il faut
que des anomalies soient présentes dans
le développement du langage et
la communication verbale et non verbale, dans les interactions sociales et dans
un choix de loisirs hors du commun,
en raison d’un sens de la perception et d’un traitement de l’information particulier.
L’auteur crée le personnage Noah qui veut jouer avec son frère Gabriel. Le tout est raconté sur un ton amusant, près du quotidien, avec des illustrations touchantes et colorées de Baptiste Amsallem, qui évoquent la simplicité et la candeur de l’enfance.
Comme Noah aime jouer au hockey, aller
à la piscine et faire des casse-têtes,
il propose ces divertissements à son frère. Chaque fois, il rencontre un grooos problème ! Rien ne fonctionne. Et si Noah pensait plutôt à ce que son frère aime vraiment…
Le gros problème de Noah est une histoire remplie de tendresse sur la force de l’amour et du lien fraternel. C’est aussi une leçon de tolérance et de persévérance :
il y a toujours une solution à un problème et c’est ce que nous démontre Noah.
Antony Antoniou note : « Apprendre qu’un membre de sa famille, particulièrement
un frère ou une sœur, est atteint d’une condition incurable, est un événement très difficile. Le choc de la nouvelle a bouleversé ma vie dès l’âge de cinq ans. J’espérais tant de ma relation avec mon frère, qu’à chaque Noël, j’écrivais au père Noël mon seul souhait, celui que mon frère guérisse. »
Le plus difficile est souvent le regard des autres. Quand Antony invitait ses amis chez lu certains parfois riaient de son frère et cela était très blessant. « Mon plus grand rêve serait que le monde soit plus sensibilisé à la réalité des personnes autistes et à celle de leur famille, car
le diagnostic est malheureusement de plus en plus fréquent. C’est pourquoi j’espère que ce livre sera lu par le plus d’enfants possible ! »
Afin de remercier les équipes de l’école
et de la Fondation À Pas de Géant pour leur implication dans la vie de son frère Constantin, Anthony a choisi de leur remettre ses droits d’auteur.
Baptiste Amsallem vit lui aussi à Montréal. Il illustre des albums et des bandes dessinées pour les enfants depuis bientôt dix ans. Il donne ses traits à El Kapoutchi
et a travaillé avec des éditeurs au Québec, en France et aux États-Unis, sur une quarantaine de livre.
18 février 2023

Pierre-Luc Gagné, Le jardin de la morte, roman, Québec, Éditions Hamac, 2023,
112 pages, 15,95 $.
Autofiction de mélancolie et d’amour
Après avoir fait paraître un recueil de poésie-théâtre en 2021, Pierre-Luc Gagné publie un premier roman d’à peine 100 pages : Le jardin de
la morte. La personne décédée est grand-mère Jeannine et le narrateur est son petit-fils de 7 ans qui rêve déjà de devenir vieux.
Gagné écrit que l’amour nécessite une sérénité, une distance, voire un abandon.
Il ajoute que sa mamie n’était pas « suffisamment égoïste pour m’emmener avec toi ». Il lui écrit donc une sorte de longue lettre, une ode, une fantaisie,
une autofiction.
Dans les remerciements à la fin du roman, l’auteur souligne que la vie, la mémoire,
a le pouvoir « de mélanger mélancolie et amour et de les rendre dépendants l’un de l’autre. » À cet égard, il étoffe son roman
de quelques citations d’artistes qui ont chanté l’amour.
Ces artistes incluent Félix Leclerc (La vie, l’amour, la mort), Léo Ferré (Avec le temps), Barbara (La solitude) et The Platters (Only you). Il cite aussi le cinéaste Bernard Émond (La femme qui boit). Gagné remercie la musique, le cinéma et la littérature, « noyaux indéfectibles de mes soirs d’hiver ».
Le jardin de la morte est un roman qui peut être lu rapidement, mais il faut presque le relire au moins une seconde
fois pour capter toutes les nuances.
L’auteur aime toucher au vrai « ou à ce qui feint la réalité. » Son livre porte non seulement sur l’apprentissage de l’enfance et la mort, mais également sur le songe où l’art devient sortie de secours.
Le romancier écrit qu’on ne peut pas
offrir ses sympathies : « on peut être en sympathie et offrir ses condoléances ».
Il a raison. Le Petit Robert parle de « témoignages de sympathie à l’occasion d’un décès » et renvoie au mot condoléances.
Pierre-Luc Gagné est né à Rimouski, quelques mois avant le référendum de 1995. Récipiendaire du prix « nageur olympique dans les nuages » aux derniers jeux d’été et d’hiver, il se parfume de poésie à temps perdu et il perd toujours son temps. Ne voulant rien manquer, il se trempe le nez un peu partout.
Il a étudié en techniques de travail social au Cégep de Rimouski, puis en création littéraire, en cinéma et en psychologie du développement humain à l’Université Laval. Lorsqu’on lui demande ce qu’il veut faire plus tard, il répond qu’il veut aimer longtemps.
5 février 2023

Eva Crocker, Tout ce que je demande, roman traduit de l’anglais par Laurent Aussant, Ottawa, Éditions L’Interligne, 2022, 328 pages, 32,95 $.
Roman déroutant
et désorienté
All I Ask est le premier et seul roman d’Eva Crocker, écrivaine LGBTQ. Il a été finaliste pour
le prestigieux prix Giller 2020.
Les Éditions L’Interligne ont publié sa version française, Tout ce que
je demande, grâce à la traduction
de Laurent Aussant. Attendez-vous à une lecture très imprévisible.
Le personnage principal est Stacey,
une aspirante actrice qui est réveillée par la visite de policiers qui fouillent son logement et saisissent son ordinateur et son portable, sous prétexte qu’ils sont à
la recherche de « matériel informatique illégal ». Elle devra élucider cette affaire
et recouvrer la liberté et l’intimité qui lui ont été dérobées.
L’action se déroule à Saint-Jean, Terre-Neuve, et nous avons l’impression de lire « la vie déprimante dans un trou perdu ». Les policiers font des erreurs, c’est bien connu, mais ici ils ne font presque rien d’autre. La romancière décrit quelques sorties au cinéma ou au bar, qui m’ont
le plus souvent ennuyé.
À un moment, deux amies s’amusent à deviner les numéros 1-800 qui correspondent à des lignes érotiques.
Elles enlignent presque toutes les combinaisons vaguement cochonnes d’un mot de trois lettres, suivi d’un mot que quatre lettres. Cela donne 1-800-BAT-SUCÉ, 1-800-NUE-SEXY, 1-800-LEZ-GAIE, 1-800-BON-SEXE, 1-800-MON-SEIN.
Je veux bien donner une chance au coureur, mais force est de reconnaître que le roman regorge de digressions et de longueurs qui souvent vont dans toutes
les directions, sauf dans celle de rendre
le récit intéressant. Les dialogues sont d’une simplicité et d’une banalité déconcertantes, dont voici deux exemples :
« Un grand verre ? »
« S’il te plaît. » J’ai hoché la tête.
« Ouais », j’ai dit.
« Ok, je vais chercher mon manteau. »
Au lieu de lire des réflexions profondes, des échanges sentimentaux entre deux femmes qui s’aiment, nous nous tapons plutôt des commentaires dans le style suivant : « les démonstrations publiques d’affection, en général, c’est dégueu.
Surtout quand c’est des hétéros. »
Vous aurez deviné que ce livre ne m’a
pas plu, loin de là. Tout est une question
de perspective et de goût personnel.
Je reconnais que la romancière avait sans doute de bonnes intentions. Selon Eva Crocker, lorsqu’un jeune grandit, l’opinion de ses semblables est importante. L’ouvrage semble centré sur les amitiés et les pou-voirs qui dirigent nos vies en début de cheminement.
À mon avis, l’intrigue aurait gagné à être mieux articulée. Les personnages m’ont semblé superficiellement campés et leur personnalité manquait de profondeur. Laurent Aussant a tiré son épingle du jeu en ciselant finement sa traduction.
À garder en tête que mon compte rendu
ne cherche pas à imposer un point de vue à coups de masse. Le vôtre vaudra autant, sinon plus.
25 janvier 2023

James Patterson (avec Maxime Paetro),
Le 19e Noël, roman traduit de l’anglais par Nicolas Thiberville, Paris, Éditions JC Lattès, coll. Le Women’s Murder Club, 2022,
320 pages, 34,95 $.
Un polar qui tourne
en rond
« L’adrénaline avait consumé ma fatigue et affûté ma concentration. […] Je m’étais endurcie nerveusement pour affronter
la tempête de merde qui allait s’abattre sur nous. » Ainsi s’exprime le sergent Lindsay Boxer dans
le roman Le 19e Noël, de James Patterson, 19e épisode dans la collectionLe Women’s Murder Club.
Chaque titre de cette collection inclut
un chiffre en ordre croissant. Cela va de 1er à mourir (2003) jusqu’à Le 19e Noël
(2022), en passant par Le 5e Ange de
la mort (2007), La 11e et dernière heure (2013), 14e Péché mortel (2016),
et ainsi de suite.
Ici, l’action se déroule toujours à San Francisco et s’étend sur une douzaine de jours, soit du 21 décembre au 2 janvier.
La narratrice est le sergent Lindsay Boxer du San Francisco Police Department (SFPD). Elle est ravie de travailler avec un ancien coéquipier. « Nous avions toujours su lire nos pensées respectives et terminer
les phrases que l’autre commençait. »
De fausses alertes lancent des flics sous adrénaline dans les quatre coins de la ville. Ils doivent enquêter sur un crime qui n’a pas encore été commis… et qui ne le sera peut-être jamais. Un mystérieux personnage dirige les flics sur une multitude de fausses pistes semées d’embûches pour mieux les égarer, tout en effrayant la population avec des actions chaotiques et aléatoires.
Le SFPD a un tuyau l’informant que le plus grand casse jamais réalisé à San Francisco est prévu pour le jour de Noël. J’ai dû chercher dans le dictionnaire le sens de casse au masculin. Il s’agit d’un cambriolage, d’un vol par effraction. On a droit, ici, au « casse du siècle », un coup préparé depuis sept ans.
J’ai aussi cherché le sens de l’expression « assez doué au pieu ». Je me doutais bien que cela voulait sans doute dire bien membré. Je me demande ce que le texte original en anglais disait à ce propos…
Le traducteur Nicolas Thiberville a bien frappé… au bâton!
Plus le roman progresse, plus le SFPD arrive au bout de son rouleau : « sur tous les plans : émotionnel, psychologique et physique – et pour l’instant, ils n’avaient obtenu aucun résultat. » Chaque piste explorée aboutit à du sang versé. Le suspect épuise les flics à l’aide d’épisodes violents et de rumeurs sur le pire qui reste à venir.
Noël approche et le SFPD doit accomplir
un miracle. Vous vous doutez bien que
le sergent Boxer et ses collègues vont finir par tirer leur épingle du jeu. Mais avant d’y arriver, ils doivent plonger dans l’horreur glaciale d’un meurtrier professionnel.
Je ne sais pas jusqu’à quel chiffre James Patterson veut se rendre, mais Le 19e Noël n’est pas son meilleur roman. On tourne trop en rond. Les trous noirs sont trop nombreux. L’histoire racontée aurait eu plus d’impact si elle avait fait l’objet d’une nouvelle d’environ 20 pages.
7 janvier 2023

Jett Masterson, Waiting on The One, roman M/M Omegaverse, 2021, 890 pages.
Alpha, Oméga
et grossesse masculine
The One, celui qu’on attend, celui
qui se pointera un jour. Dans Waiting on The One, Jett Masterson campe un éleveur de loups-guides et un enseignant aveugle qui
se rencontrent physiquement, émotionnellement et sexuellement. Leur cheminement est éblouissant, mais flirte avec une fiction pour
le moins débridée.
L’éleveur Elias est présenté comme un mâle Alpha à l’opposé du mâle Oméga qu’est l’aveugle Willow, mais de la bonne manière. Alors que le premier est extroverti, leader, décisionnaire et dominant affectueux,
le second est introverti, docile, confiant, intelligent et conscient de ses capacités amoureuses.
C’est la première fois que je lis un roman où les protagonistes sont désignés par leur genre de personnalité. Masterson alterne constamment entre les prénoms Elias-Alpha et Willow-Oméga. Il donne à chacun
une odeur caractéristique : celle de la pluie printanière pour Elias et celle de la pomme verte pour Willow.
Elias encule Willow à profusion et à répétition. « Elias’s rut hormones plowed into him like a tidal wave. » Les scènes de pénétration s’étendent facilement sur six, sept ou huit pages. Elias dort une pleine nuit seulement lorsqu’il est sexuellement exténué. Il ne s’agit pas d’échanges libidineux gratuits; on assiste aussi à des moments de confessions et d’émotions.
Tel que mentionné plus haut, le roman se loge à l’enseigne d’une fiction débridée. Elias encule Willow jusqu’à ce que son amant tombe… enceint. Vous avez bien lu. Willow va donner naissance à des jumeaux et les allaiter naturellement. On sait qu’il a un superbe pénis entre les deux jambes, mais on ne sait pas comment il réussit à expulser ses « pups ».
Durant la grossesse de son Oméga, l’Alpha fait l’amour tendrement. Mais Willow a soif de sexe brutal. « He needed sex more than he needed food or possibly even air at this point. » Son corps entier réclame toute une symphonie de maux et de douleurs se transformant en une apothéose de plaisirs charnels.
Dans ce roman, presque tous les person-nages secondaires sont homosexuels.
Le moindre commentaire homophobe
donne lieu à une riposte déchaînée. Lorsque Willow était au collège, quelqu’un avait parié qu’il serait le premier à enculer
« the blind freak ». Le cul de Willow est charcuté au point où il doit se rendre à l’hôpital. Ce n’est que des années plus tard que Elias réussira à lui redonner confiance, l’amenant à jouir pleinement et follement de la sodomie.
Willow décrit son cheminement en ces mots : « I was so alone before I met you. So afraid of everything. I was hurt, because I’d been broken. (…) You took me into your gentle hands and held me close and let me heal. »
Ce que j’ai trouvé le plus touchant dans ce roman, c’est à quel point l’Alpha a un désir plus que charnel. « Elias wanted this man so badly. Not just physical desire, his heart ached for his closeness, to hold him, to have someone to care for. » Comme Willow ne peut pas voir l’expression sur le visage de son amant, ce dernier parle, gémit et émet des bruits. Son odeur communique aussi
sa passion. La beauté resplendissante de Willow, elle, nous envoûte au plus haut point.
29 décembre 2022

David Beaudoin, La signature rouillée, roman, Annika Parance Éditeur, coll. Coûte que coûte, 2022, 156 pages, 26 $.
Quand l’art bouscule l’identité de genre
Dans son premier roman intitulé
La signature rouillée, David Beaudoin entraîne ses lecteurs dans une spirale d’hallucinations où
il mêle polar et fantastique. L’ouvrage est une sorte d’enquête psychologique avec des accents homoérotiques.
Nous suivons ici l’histoire d’un restaurateur d’œuvres d’art, Antoine G., qui vit à Paris et dont le travail l’amène à s’occuper d’une toile vandalisée par un homme vêtu d’une robe de mariée. Il se voit comme une sorte de psychologue qui veut avant tout comprendre les motivations de l’artiste,
« ce que celui-ci désirait transmettre dans sa création ».
Antoine G. doit restaurer Le sauvetage des malades de l’hôpital de l’Ancienne Charté, œuvre de A. Boulanger abîmée par un vandale. Pour restituer la toile à perfection, il lui faut parvenir à ne faire qu’un avec elle et avec Boulanger.
Le personnage principal dans l’œuvre abîmée est une femme en blanc.
Le restaurateur croit qu’elle lève les yeux vers lui. La toile s’anime. Antoine G. devine que cette femme est la muse de l’artiste, voire son amante. Et il est convaincu que Boulanger, artiste inconnu, est une femme.
Le sauvetage des malades de l’hôpital de l’Ancienne Charté dépeint une scène de 1910, époque où on retrouve plusieurs œuvres provenant d’artistes anonymes.
La paternité des toiles est toujours attribuée à des hommes. Antoine G. convainc
la directrice du musée d’inscrire désormais Madame devant le nom de Boulanger.
Dès les premières pages, Antoine G. monte
à bord du métro de Paris et, en route, sent le sexe d’un homme cogner sur ses fesses.
Il veut se retourner et ordonner à l’homme « de cesser de se frotter contre lui ».
Il n’en fait rien. Quelques chapitres plus loin, Antoine G. est « entièrement comblé » lorsqu’il s’éprend d’un homme et se fait pénétrer. Dans une scène onirique, il « se blottit contre le corps de son amoureux » au sommet de la tour Eiffel.
Plus la restauration progresse, plus
la femme en blanc passe de simple personnage à proche aie, mieux encore,
à véritable complice. Antoine G. croit même qu’elle incarne sa grand-mère, incarcérée dans un institut psychiatrique pour lesbianisme.
La restauration de l’œuvre abîmée se fait au Musée Carnavalet. Antoine y entre « comme s’il venait de pénétrer dans
une chambre anéchoïque ». J’ai dû chercher la définition de cet adjectif et j’ai appris qu’une chambre anéchoïque ou chambre sourde est une salle d’expérimentation dont les parois absorbent les ondes sonores ou électromagnétiques.
Je signale, en passant, que « carnaval » figure dans le nom du musée Carnavalet. L’auteur aime déguiser ses personnages
et les camper dans des marées humaines comme si la montée des eaux de la Seine les transportait dans une sorte de nirvana.
Pour reprendre les mots de l’éditeur,
ce roman suscite une réflexion sur
la dualité entre folie et normalité, entre féminin et masculin. « Qui décide ce qui est acceptable socialement ? Sur quels fondements se bâtit l’identité de genre ? »
21 septembre 2023

Louise Penny, Un monde de curiosités, roman traduit de l’anglais par Paul Gagné, Montréal, Éditions Flammarion Québec, 2023, 464 pages, 34,95 $.
Armand Gamache affronte un fou furieux
Armand Gamache est de retour.
Le chef de la section des homicides de la Sûreté du Québec mène une 18e enquête dans Un monde
de curiosités, de Louise Penny.
La romancière traduite en une trentaine de langues plonge
Gamache et le village de Three Pines dans « un monde de fragments grotesques de l’esprit d’un fou furieux ».
On retrouve, bien entendu, les personnages emblématiques de Three Pines : le couple Gabri et Olivier, la peintre Clara, la libraire Myrna, la poète Ruth et l’épouse de Gamache. On remonte même à la première fois que l’inspecteur rencontre Jean-Guy Beauvoir, un agent « tellement aigri qu’il ferait tourner le vinaigre ».
Louise Penny rappelle le décès d’une mère de deux enfants, un cas où Gamache avait découvert un assassinat plutôt qu’un suicide. Cette femme était une prostituée qui avait entraîné ses rejetons dans le même métier.
La fille et le garçon avaient tellement l’habitude de cacher la vérité que c’était devenu pour eux une seconde nature. Ils ne savaient plus faire la différence entre le bien et le mal. Une fois devenus adultes, le frère et la sœur apparaissent à Three Pines.
« Derrière chaque histoire, il y a toujours une autre histoire. Il y a toujours plus que ce que l’œil peut voir. » Three Pines vit
le plus souvent en marge du temps et de l’espace, presque détaché du monde actuel. Cela change drastiquement lorsque la jeune femme soupçonne une pièce inconnue dans le loft de la libraire Myrna.
Cette pièce a été murée depuis 160 ans et, en retirant les briques, on découvre une réplique du tableau Le Trésor des Paston, exécuté vers 1663, dans le Norfolk (Angleterre), et communément appelé
« Un monde de curiosités ». Or, cette réplique inclut plusieurs nouveaux éléments et la pièce renferme des articles de date plus récente. Voilà plusieurs messages à décoder.
Si Gamache n’était pas entré dans la police,
il aurait aimé être historien ou archiviste pour examiner de vieux documents, « déterrer des objets de curiosité ». Il est bien servi avec ce tableau qui inclut tant
de détails, tant d’éléments cachés à la vue du commun des mortels.
Penny met en scène un Gamache qui sent l’éperon de la peur, la peur de lui-même,
de sa réaction aux événements. Il tarde à se faire une idée claire de la situation, de l’ampleur de la menace qui pèse sur des nouveaux résidents de Three Pines. Deux personnes sont tuées, plusieurs autres risquent de perdre la vie.
La romancière crée un psychopathe rusé, futé, maître de la manipulation, dont les actions et les pensées sont complètement affranchies de toute moralité. Dans les romans de Penny, comme dans toutes grandes œuvres, il y a toujours plus que
ce que l’œil peut lire.
C’est Paul Gagné qui signe, seul, la traduction en français de cette 18e enquête d’Armand Gamache. Lui et sa partenaire Lori Saint-Martin ont traduit les huit enquêtes précédentes. Saint-Martin est décédée le 21 octobre 2022 .
Dans les notes de remerciements, Penny souligne comment Paul Gagné a « admirablement traduit mes idées avec humour, sensibilité et élégance ». Elle ajoute « une pensée et un cœur ému pour Lori Saint-Martin ».
La version anglaise a paru en 2022 et a eté couronnée de succès : Prix Agatha dans la catégorie Meilleur roman contemporain aux États-Unis, livre de l’année en Grande-Bretagne selon The Guardian et The Mail on Sunday, un des meilleurs romans policiers et thrillers de 2022 selon le Washington Post, un des meilleurs livres de l’automne 2022 selon le magazine People, choix no 1 des libraires anglophones du Canada.
6 septembre 2023

Yan Le Mau, La Dernière touche, roman, Vincennes, Éditions Talents Hauts, coll. Ego, 2023, 80 pages, 16,95 $.
Un violeur trop respecté pour être suspecté
Le premier roman de Yan Le Mau,
La Dernière touche, raconte
le parcours d’un adolescent qui découvre l’escrime et un entraîneur qui le fait exceller dans cette discipline, un coach qui le maintient sous son emprise… jusqu’au viol.
La collection Ego des Éditions Talents Hauts publie de courts romans pour ados, avec
des mots qui leur parlent. La Dernière touche commence par un avertissement : « Ce roman aborde le thème de la pédocriminalité et contient des scènes violentes. »
Fini le foot. Maximilien n’a qu’une obsession, qu’une passion : l’escrime. Son entraîneur Benoît est vice-champion de France. Maximilien, lui, rêve de devenir champion de plein titre. « Si tu veux gagner, tu devras m’écouter. D’accord, Maximilien ? »
La confiance envers Benoît est au-dessus de tout soupçon. On lui donnerait le Bon Dieu sans confession ! Les parents lui confient leur ado. Ils ne devinent pas la suffisance
et les saloperies de l’entraîneur « trop respecté pour être suspecté ».
Maximilien devient l’œuvre exclusive de Benoît. « Plus personne n’avait accès à moi en dehors de toi. Un ami, un frère, un père, tu étais tout ça à la fois. » Dès lors, tout est permis. Ça commence doucement : des jeux, des chatouilles, des bagarres corps-à-corps. Juste tous les deux.
Une complicité naturelle s’installe. « Il fallait que tout paraisse naturel pour que tu puisses aller au bout. » Une simple caresse dans les cheveux, une accolade virile, une invitation sous la douche. « Tu me disais c’est normal, et moi je te croyais. »
Même si Maximilien pleure après ces attouchements, ces intimités, même s’il se sent sale, il revient toujours à son agresseur. « Je crois que j’avais accepté d’être ton jouet. » Maximilien en vient à croire que tout est de sa faute.
Yan Le Mau décrit avec brio le mécanisme de l’attachement et celui de l’emprise. Lorsque Benoît est traité de dangereux, Maximilien le défend : « Il n’est pas ce que tu dis, il est cool. Avec lui je progresse. Avec lui je suis bon. »
Le romancier décrit comment le coach a tout fait pour entrer dans la bulle de son protégé. Comment il a tout fait pour que tout paraisse normal, pour que l’ado ne hurle pas, se laisse faire, ne le repousse pas.
Lorsque l’entraîneur propose des étirements sous la douche, il précise que c’est mieux pour les muscles, pour le corps. Il dit que tous les grands sportifs le font. Maximilien laisse alors les mains de Benoît courir sur sa peau : ses bras, ses jambes, son dos,
ses fesses, partout.
« Elles franchissent les barrières. Elles franchissent l’intime. Tu avais pris le temps. Alors, je n’ai rien dit. Je n’ai pas réagi. Je t’ai laissé faire. Je n’ai pas compris. Tu me répétais : Personne n’en parle. Mais tout
le monde le fait. Ne t’inquiète pas. » Et les saloperies recommencent, parfois plusieurs fois par semaine.
À la maison, le sexe est tabou, permis ou non., la sexualité demeure cachée. Maximilien ne sait même pas que les gestes de son coach sont des gestes sexuels puisque les saloperies sont accompagnées de câlins.
Quand Maximilien gagne chaque tournoi d’escrime, Benoît lui explique que c’est parce qu’il sait parler au corps de son protégé, qu’il sait comment le manipuler, qu’il sait faire ressortir sa force, le sublimer.
Au lycée, Maximilien rencontre Louise, devient son petit ami. Or, lorsque la main
de Louise remonte sa nuque et passe dans ses cheveux, Maximilien devient tétanisé, bloqué. Ce déclic lui donne le courage de dire non à Benoît, lui donne la force de décrocher une victoire intérieure.
28 août 2023

Jeanne Charlebois, Jouer à la cachette, roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2023, 262 pages, 26,95 $.
Un roman qui joue à cacher des mots anglais
Le premier ouvrage de Jeanne Charlebois, Jouer à la cachette,
est un roman initiatique sur l’amour, l’amitié et l’acceptation de soi.
Ces sujets ne sont pas nouveaux, mais le texte cherche à se distinguer par une certaine simplicité, par une authenticité particulière. Le recours
à l’anglais n’aide pas.
À travers 46 courts chapitres qui évoquent autant la chronique que le journal intime, on découvre la protagoniste Ève, jeune femme timide et naïve, relativement réfléchie et parfois attachante. L’histoire est parsemée de moments tour à tour sérieux, drôles ou troublants.
Simon sort avec Maryline, la meilleure amie d’Ève, mais c’est cette dernière qui répond aux lettres du jeune homme, puis Maryline les retranscrit avec son crayon mauve brillant, ajoutant des cœurs sur les i. Il y a un hic : Ève est follement amoureuse de Simon… Ces lettres donnent un sens au titre Jouer à la cachette. La protagoniste est une championne au jeu de la cachette, autant au sens littéral que figuré.
Ève voudrait s’extirper de sa zone de confort, arrêter d’être une petite fille sage. Excellente en écriture, elle rêve de publier un roman, mais ce n’est pas en écrivant en cachette que ça va aboutir. La jeune femme publie un feuilleton sur son blogue, en s’inspirant de son travail à La Baie, et remporte un franc succès.
Le style de Jeanne Charlebois est parfois coloré, voire exotique. Elle écrit « Habiter avec lui, c’est comme côtoyer Gandhi sur le Prozac. Ça remet les choses en perspective pour une fille anxieuse. »
Je connais vaguement Britney Spears et Beyoncé, mais le roman est truffé de références à des vedettes dont j’ignore même l’existence. En voici quelques exemples : Josh Hartnett (acteur et producteur américain), Davon Sawa (acteur canadien), Freddie Prinze Jr (acteur américain), House of Pain (groupe américain de hip-hop), Paul Walker (acteur, scénariste et producteur de cinéma américain).
L’anglais s’infiltre de plus en plus dans les nouveaux romans. On est habitué, bien entendu, à non-stop, Oh My God, anyway, brainstorming (même si remue méninge existe), best friends (pourquoi pas meilleurs amis?) et même empowering au lieu de responsabilisation qui est moins frappant.
Le roman de Jeanne Charlebois est rempli de mots anglais. Certains sont en caractères italiques pour indiquer sans doute qu’il s’agit d’un emprunt direct à la langue de Shakespeare : will do, I guess, best date ever, brain freeze. La majorité figure cependant comme du vocabulaire normal.
C’est le cas de « pas assez en shape, les pantoufles qui matchent, sur ma bucket list, mon lover et ses bandmates en mode roadie, ma best life, c’est tellement overrated, il ne téléphone pas parce qu’il est chicken, en couple ou full busy, je vis le plus gros reality-check de ma vie ». Et ce n’est que la pointe de l’iceberg.
19 août 2023

Kas & Cas, M. Nault, roman graphique, Montréal, Éditions Station T, 2023, 120 pages, 24,95 $.
Le legs unique
de Fernand Nault
Le ballet Casse-Noisette fait salle comble depuis 60 ans. Peu de gens savent que le concepteur est Fernand-Noël Boissoneault, dit Fernand Nault, né en 1920 à Montréal.
La vie et l’œuvre de cet illustre chorégraphe est racontée par Kas et Cas dans M. Nault, une bande dessinée hybride à mi-chemin entre le documentaire et le roman non-fictif.
Qui sont Kas et Cas ? Il s’agit de Kerry-Anne Saouter (Kas) et de Catherine Saouter (Cas), la fille et la mère, l’une au scénario, l’autre au dessin. Catherine Saouter est diplômée des Beaux-Arts de Bordeaux, passionnée de bande dessinée et professeure en sémiologie de l’image à l’Université du Québec à Montréal. Sa fille Kerry-Anne est recherchiste pour des séries documentaires et ancienne danseuse ; elle vit en Écosse.
Dès la première page, Kas et Cas écrivent que la biographie présentée est entièrement basée sur des faits réels. « Cependant, ayant à cœur une lecture agréable, nous nous sommes permis de romancer certains passages. Nous espérons que vous ne nous en voudrez pas. »
Divisé en une série de courts tableaux, l’ouvrage rassemble le dessin, la photographie et des documents d’archives. En raison du parcours de Fernand-Noël Boissoneault, l’album devient une véritable chronique des années 1920 à 2006, de la Seconde Guerre mondiale au Rideau de fer, en passant par l’Expo 67 et la Crise d’octobre.
La vie du chorégraphe est racontée par deux personnes. Le narrateur André Laprise est l’assistant et l’unique fiduciaire de Nault. La narratrice Claude Mireault est la filleule du chorégraphe. On apprend que le nom Nault s’est imposé lorsque le jeune artiste
a signé un contrat avec l’American Ballet Theatre pour remplacer un danseur blessé :
– Remind me your name.
– Fernand-Noël Boissoneault.
– Right. Let’s say… hmmm… Fernand Nault, shall we ?
Nault avait une mémoire prodigieuse.
Un jour, alors qu’il est en tournée à Bruxelles avec l’American Ballet Theatre,
un feu détruit tous les costumes, décors et partitions du ballet. On s’apprête à annuler la tournée européenne, au risque d’amener la compagnie à la faillite. Il est possible de renouveler les costumes et décors, mais
les partitions sont irremplaçables. « Pas nécessairement, dit M. Nault, moi je m’en souviens. » C’est de mémoire qu’il dirige l’orchestre et fait répéter les danseurs, sauvant ainsi la tournée.
Le narrateur note que, selon son idole,
la chorégraphie n’est pas comme une pièce de théâtre qu’on peut simplement relire cent ans plus tard. « Si on ne la danse pas, elle s’oublie, elle meurt. Mais si on la danse,
elle est éternelle. »
Fernand Nault a collaboré avec des artistes aussi divers qu’Igor Stravinsky, Marc Chagall, Norman McLaren, George Balanchine ou Jerome Robbins. Il a dansé et chorégraphié toute sa vie, jusqu'à ce que la maladie de Parkinson eu raison de ses forces.
Deux jours après avoir vu son Casse-Noisette à la Place des Arts et ayant battu doucement la mesure, les yeux rivés sur
la scène, il s’éteint le 26 décembre 2006, laissant un héritage unique.
Cette année encore, du 14 au 30 décembre 2023, Les Grands Ballets canadiens présenteront Casse-Noisette dans sa chorégraphie et l’exposition itinérante Fernand Nault : une passion,
un legs sera présentée à Gatineau en janvier et février 2024.
Fernand Nault fut lauréat du Prix du Québec (1984), du Prix Denise-Pelletier (1984),
du Prix du Gouverneur général pour els arts de la scène (2000). Il fut nommé officier de l’Ordre du Canada en 1977 et fait chevalier de l’Ordre national du Québec en 1990.
On peut le voir en compagnie de Karen Kain dans la série de timbre Légendes canadiennes du ballet, émise par Postes Canada en 2021.
29 juillet 2023

Helga Flatland, Reste si tu peux, pars s’il
le faut, roman traduit du norvégien par Dominique Kirstensen, Éditions de l’Aube, 2023, 272 pages, 40,95 $.
Roman norvégien
intense et intime
À partir d’un bourg norvégien où tout le monde se connaît, Helga Flatland tisse une histoire pleine de non-dits, de vérités masquées ou tues, de petits secrets qui pèsent bien lourds. Cela donne un roman intense et intime : Reste si tu peux, pars s’il le faut.
On assiste à l’évolution de quatre jeunes hommes ayant des pensées qu’ils n’ont pas envie de former, vivant une vérité qu’ils n’ont pas envie de comprendre, éprouvant une inquiétude et une frustration qu’ils ne souhaitent pas ressentir.
La construction du roman repose sur
le récit au « je » de quatre amis. Rien n’est linéaire. Les voix demeurent complexes et compliquées. Chaque sentiment est décortiqué, lu entre les lettres et analysé avec force détails.
Un des quatre amis résume leur situation en affirmant qu’ils se sentent coincés dans un rôle que quelqu’un a créé pour eux quand ils étaient petits; personne ne les considère différents de ce qu’ils étaient alors. Il ajoute qu’un ami comprend ce dont un autre ami a besoin avant que ce dernier ne le sache lui-même.
Selon la NRK (équivalent norvégien de
la SRC-CBC), « Flatland écrit avec un grand sens du détail et de la nuance. C’est bien fait et prometteur : Helga Flatland place haut
la barre. »
Le nynorsk et le bokmål sont les deux langues officielles de la Norvège.
Un chapitre est traduit du nynorsk (néo-norvégien), les autres du bokmål (proche
du danois). Quelques mots figurent dans
la langue d’origine, avec une traduction en bas de page. C’est le cas de mormor (mère de la mère) ou de morfor (père de la mère). Il est parfois question de mets : ribbe (poitrine de porc), lutefisk (poisson) ou pinnekjott (côtes d’agneau séchées ou fumées).
On trouve, ici et là, des références à
des œuvres de romancières suédoises, notamment Karin Boye (1900-1941) et Astrid Lindgren (1907-2002), de même qu’à Pär Lagerkvist (1891-1974), écrivain suédois et Prix Nobel de la littérature en 1951.
J’ai été particulièrement touché par le récit de Trygve qui rencontre Sigurd pour jouer de la guitare, activité normale pour deux jeunes hommes. Or, Trygve se sent attiré vers Sigurd. Ils s’embrassent. Trygve est complètement chaviré. Il n’a personne à qui parler, même pas Sigurd qui ne retourne
pas ses appels.
La mère de Trygve sent qu’il n’est plus
le même. Elle met ça sur le compte d’une amourette, d’une blonde pour qui il a
le béguin. Trygve, lui, se dit que c’est sans doute une phase, comme on le lui a expliqué durant le cours d’éducation sexuelle. Ça va passer, sauf qu’il renonce à l’espoir d’être quelqu’un d’autre que celui qu’il est vraiment.
Trygve et Sigurd finissent par être sur
la même longueur d’ondes. L’un et l’autre affirment : « Je n’arrive pas à te faire sortir de ma tête. J’ai beau vouloir t’en faire sortir de toutes mes forces, je n’y arrive pas ! » Trygve souhaite qu’ils fassent leur sortie
du placard ensemble. La réponse est directe et irréversible : « Non, ça n’arrivera pas, Trygve. » Sigurd ne veut pas admettre son homosexualité et encore moins la révéler publiquement.
Le tabloïd danois Ekstra Bladet résume fort bien l’impact de ce roman en écrivant que, page après page, le livre s’étoffe, tandis que les facettes des personnages se dévoilent,
et que l’infrastructure humaine se révèle comme universelle dans toute
sa trivialité locale. « Le résultat est la détonation silencieuse d’une histoire sur
les petites et grandes questions de la vie. »
7 juillet 2023

Sous la direction de Marilyse Hamelin,
15 brefs essais sur l’amour : petits et grands chantiers de reconstruction, Montréal, Éditions Somme toute, 2023, 144 pages,
19,95 $.
Amour, amour,
quand tu nous tiens
L’amour est le sujet le plus décortiqué dans la littérature. Treize auteures, un écrivain et une poète non-binaire ajoutent leur grain de sel dans 15 brefs essais sur l’amour : petits et grands chantiers de reconstruction, sous la direction
de Marilyse Hamelin.
En 1949, Simone de Beauvoir soulignait
que l’homme et la femme entretiennent
des relations asymétriques en raison de
la place inégale que l’un et l’autre occupent dans la société. Près de 75 ans plus tard, malgré les avancées majeures issues des mouvements féministes, Raphaëlle Corbeil croit que « les femmes accordent une place plus importante que les hommes à l’amour et au fait d’être en couple ».
Elle espère rencontrer un jour « l’amour véritable, celui qui serait égalitaire, réciproques dans l’engagement et dans l’effort, un amour dans lequel on serait deux à vouloir s’améliorer, grandir et s’épanouir ensemble. Et peut-être, qui sait, les petits moments d’éternité pourraient durer plus qu’un instant. »
Dans un ouvrage comme celui-ci, il n’est pas surprenant de lire que l’être humain est souvent classé « hétérosexuel jusqu’à preuve du contraire ». Maude Nepveu-Villeneuve a commencé la pandémie en
tant qu’hétéro, et maintenant elle vit dans une relation lesbienne. Selon cette autrice pour jeunes et adultes, « l’idée qu’il n’existe que l’hétérosexualité et l’homosexualité(et rien entre les deux) encourage la biphobie et discrédite la réalité des personnes bisexuelles, qui se retrouvent assises entre deux chaises ».
En faisant référence à des autrices du monde anglophone, Carmélie Jacob note qu’on a lentement vu apparaître une nouvelle abréviation : OSO pour other significant other. Initialement, l’expression renvoyait aux partenaires secondaires et tertiaires des relations ouvertes, mais on l’utilise de plus en plus pour désigner « toute personne avec qui on s’adonne à une activité qui se ferait traditionnellement en couple et pour laquelle on choisit plutôt de privilégier quelqu’un d’autre ». Elle en conclut qu’il n’y a pas qu’une personne importante dans nos vies.
Le texte de Mélanie Michaud s’intitule « 1 ». Elle aime jouer avec les chiffres. Elle a lu qu’une peine d’amour dure la moitié du temps de la relation : une union qui s’est étendue sur 4 ans = 2 ans pour s’en remettre. Mélanie n’est pas douée pour
les chiffres :
« Je suis 0 douée
Mieux vaut ne faire qu’1
En ayant les 2 pieds sur terre
Et en 2 temps 3 mouvements
Je dis les 4 vérités sur l’amour
Jusqu’aux mensonges d’un prochain 5 à 7. »
Musique, cinéma, théâtre, littérature, l’art nous transforme, note Fabiola Nyrva Aladin. Il nous faut maintenant travailler l’art de se laisser transformer. Cela sous-entend que « le célibat est un mode de vie à part entière, qu’il n’a pas à être vu ou vécu comme en attendant d’être en couple. »
Il faut rayer le besoin de posséder quelqu’un pour toujours. Il faut éradiquer les « j’attends le mien » et « je pense
que c’est la bonne ». Il faut « accepter
les amourettes, els kicks, les flirts, le niaisage, le pas clair, le “pourquoi pas ?” ».
La force de ce livre réside dans la diversité et la richesse des points de vue qu’il propose. On n’y fait pas que réfléchir à l’amour en vue de redécorer la maison avec une nouvelle couche de peinture, on jette les murs par terre !
2 juillet 2023

Pierre Assouline, Le Nageur, récit, Paris, Éditions Gallimard, coll. Blanche, 2023, 256 pages, 34,95 $.
Sublime récit
de résilience
Alfred Nakache (1915-1983) brille au firmament de la natation française. Pierre Assouline, de l’Académie Goncourt, retrace le parcours à
la fois glorieux et tragique de cet athlète dans Le Nageur, qui n’est
ni roman ni biographie, mais plutôt
le récit d’une vie tendue vers
un but : viser l’excellence et
le dépassement de soi.
Quinze fois champion de France, deux fois recordman d’Europe, deux fois recordman du monde, deux fois sélectionné aux Jeux olympiques, le nageur Alfred Nakache n’a jamais senti le besoin de signer une « eautobiographie ». Assouline a fait
un travail de moine pour brosser un portrait aussi détaillé qu’éloquent de cet homme qui a donné son nom à plusieurs piscines.
Alfred Nakache est né le 18 novembre 1915 dans une famille juive de Constantine,
en Algérie. Ironie du sort, il est de ces enfants qui ont peur de l’eau. Il guérit de cette phobie à 13 ans chez les scouts.
L’auteur explique comment la performance ne vient que si Alfred prend d’abord du plaisir à nager. Viennent ensuite l’effort,
le travail, la volonté, l’endurance et l’entraînement « afin de donner le strict maximum tant il est préoccupé d’efficacité ».
Le nageur juif algérien arrive à Paris
en 1933 et participe aux premiers championnats français. À 18 ans, il fait déjà sa marque. Mais attention, un record n’est pas une fin en soi, c’est la marche permettant d’accéder au record suivant,
de poursuivre son inachèvement.
Si Nakache obtient aisément la nationalité française, il en est déchu rapidement par Pétain qui « bannit les Juifs des bassins afin qu’ils ne souillent pas l’eau des vrais Français ». Le nageur s’installe à Toulouse, en zone libre, et affronte souvent son rival Jacques Cartonnet. Ce dernier le dénonce à la Gestapo en 1943 comme juif résistant.
Alfred Nakache, son épouse Paule (28 ans)
et leur fille Annie (2 ans) sont envoyés dans le camp de concentration d’Auschwitz, « annexe terrestre de l’enfer ». Le père est séparé de ses deux êtres le plus chers qu’il ne reverra jamais. Il est plus tard dirigé vers Buchenwald, « autre planète du cauchemar concentrationnaire ».
À Auschwitz, le nageur est marqué comme une bête de six chiffres sur l’avant-bras gauche. Son histoire est rayée. Un numéro n’a pas de passé; celui-ci, c’est pour la vie. À Buchenwald, on ajoute un nouveau matricule. L’étoile jaune (Juifs) est remplacée par le triangle rouge (résistants et déportés politiques).
Le système concentrationnaire est décrit comme parfaitement au point : « l’anni-hilation de toute volonté de résistance, et même de tout désir, par la lassitude, l’abrutissement, l’exténuation tant physique que morale ». Nakache pèse 85 kilos à son arrivée à Auschwitz, 45 kilos à Buchenwald.
Une fois libéré, Nakache devient « le nageur d’Auschwitz ». Des proches le pressent de retrouver ses anciens réflexes de sportif pour vaincre la double peine qui le menace : « non seulement les traces ineffaçables de tout ce qu’il a subi en déportation, mais le rappel insupportable
de l’extermination de sa femme et de leur enfant ».
Il reprend du poids et s’entraîne de nouveau. Il nage pour ne pas couler. C’est pour lui une question de vie ou de mort. « Il n’y a pas d’autre solution. » En 1946,
le célèbre nageur est de nouveau prêt pour les championnats de France et remporte
la palme.
Alfred Nakache est décédé à 67 ans. Il a toujours refusé de marcher « à l’ombre de celui qu’il était ». Le Nageur est un sublime récit de résilience.
22 juin 2023

Stéphane Brulotte, Le Vol de l’urubu, roman, Montréal, Éditions Libre Expression, 2023, 272 pages, 29,95 $.
Roman axé sur
une monstrueuse amertume
Connu au théâtre et à la télévision, Stéphane Brulotte publie un premier roman, Le Vol de l’urubu, qui met en scène les phénomènes de la violence et de la masculinité toxique.
On navigue dans l’esprit trouble de deux hommes dont la mémoire
« est engourdie par la peur,
cette araignée qui vous paralyse
le cerveau ».
Richard et Benoît sont les deux hommes.
Le premier revient blessé et semi-amnésique d’un jogging qui a visiblement mal viré, et s’apprête à vivre les heures
les plus angoissantes de sa vie. Le second a un passé compliqué entre motards, drogue et prison, ce qui aiguise son mauvais caractère, et il réfléchit avec émotion à
la maladie malheureusement déjà avancée qu’on vient de lui diagnostiquer.
L’action de ce roman noir psychologique assez troublant a pour témoins des urubus au plumage noir. Ils demeurent tellement discrets que le titre du livre me semble mal choisi. Ce qui est nettement plus présent,
ce sont des extraits d’un mémoire de maîtrise sur la loi de la sélection naturelle chez Darwin. Mais le lien avec l’action est loin d’être évident. Y en a-t-il vraiment un… ?
Stéphane Brulotte semble avoir écrit son premier roman avec la ferme intention de désorienter son lectorat, de brouiller le dénouement de l’intrigue. Il ne croit pas à
la vertu d’une histoire qui a un début,
un milieu et une fin (dans cet ordre),
encore moins à des personnages qui tissent des liens solides. Ici, tout est complexe et compliqué.
En revanche, le romancier sait décrire
avec brio et en une seule phrase des personnages secondaires. Même si un jeune universitaire n’a pas l’habit d’un jésuite, « avec son visage émacié, son teint pâle et sa calvitie précoce, [il] avait des airs de chartreux ». Plus loin, un prof de peinture est surnommé Picasso parce que, « avec son visage anguleux, son nez crochu et ses yeux dépareillés, il avait l’air d’un portrait cubiste ambulant ».
Benoît s’adonne justement à la peinture. Après avoir étudié le talent fougueux de Monet, les couleurs pures et vierges de Cézanne, la ferveur érotique de Gauguin
et le feu d’artifice de Matisse, Benoît trouve
sa voie. « Fauve, Naïf. Lumineux. Voilà ce qu’il serait. »
Le style de Brulotte est finement ciselé.
J’ai particulièrement aimé sa façon de jouer sur les tonalités d’une couleur lorsqu’il écrit : « Lui qui détestait le lilas névrotique, qui méprisait l’indigo dépressif ou le soporifique lavande, voilà qu’il était assailli par le soleil et ses rayons ultraviolets… »
Ou encore cette façon érudite de décrire
un chien empathique : « Tel Argos qui fut le seul à reconnaître Ulysse de retour à Ithaque, cet animal semblait être le seul à voir en Benoît un être humain. »
Le Vol de l’urubu est un roman où
un personnage peut en venir à vouloir se vomir lui-même, où un homme cherche
par tous les moyens à se débarrasser de
son ignominie, où des situations conduisent un être humain à gerber la monstrueuse amertume qui l’avilit.
Avant d’avoir écrit ce roman, Stéphane Brulotte avait publié quatre pièces de théâtre : Dans l’ombre d’Hemingway,
Une partie avec l’empereur, Le fou de Dieu et Besbouss, autopsie d’un révolté, toutes chez Dramaturges Éditeurs.
16 juin 2023

Martine Noël-Maw, Laïka, où es-tu ? roman, Regina, Les Éditions de la nouvelle plume, coll. eSKapade no 13, 2023, 114 pages, 14,95 $.
Des personnages
de science-fiction sur
la corde raide
Feriez-vous une escapade
un vendredi 13 ? Question théorique. Martine Noël-Maw, elle, publie le 13e titre de la collection eSKapade aux Éditions La nouvelle plume. Laïka,
où es-tu ? est un roman où
la NASA, la Saskatchewan, une petite Jack Russell Terrier et quelques extraterrestres se font photographiés pour la postérité. Ou est-ce pour
un futur trouble…?
C’est à la suite d’ateliers avec des élèves
de la 5e année que Martine Noël-Maw a développé une intrigue où des événements troublants se produisent dans les Badlands d’Avonlea, en Saskatchewan. On croit avoir découvert une météorite et une géologue
de la NASA vient faire des recherches, avec sa chienne Laïka qui bouleverse l’horaire
de travail.
Les Badlands sont un site réputé pour
sa beauté spectaculaire et mystérieuse.
Ils offrent des topographies impression-nantes allant de dunes sablonneuses à
des crêtes saillantes en passant par des cheminées de fée (aussi appelées hoodoos). Ces structures à la forme inusitée de champignon géant donnent un aspect surnaturel aux Badlands.
L’endroit se prête à une histoire palpitante qui allie aventure, mystère et horreur.
En campant pas plus que trois ou quatre personnages, la romancière nous fait réfléchir sur la façon dont nous traitons
la vie animale et végétale, sur l’avenir de notre planète.
Lily figure parmi ces personnages. Elle est une jeune fille prédestinée à se mettre
les deux pieds dans les plats, pour ne pas dire dans les sables mouvants. Lors d’une expédition pour retrouver la chienne Laïka qui a entendu des sons d’outre-tombe, Lily entre en contact avec un être qui s’avère
un extraterrestre chargé de transmettre
un message sur le futur de la planète Terre.
Je ne sais pas jusqu’où les élèves de 5e année ont inspiré Martine Noël-Maw en ce qui a trait à son plongeon dans la science-fiction. Chose certaine, elle réussit à ciseler une intrigue où une civilisation futuriste dans une galaxie lointaine devient le miroir de ce qui attend la planète Terre si elle ne fait pas un virage environnemental de
la taille de la plus grosse météorite du Big Bang.
Comme je ne suis pas amateur de science-fiction, je n’ai pas demandé un service de presse de Laïka, où es-tu ? L’éditeur m’en en fait cadeau. Et avec raison puisque
la dynamique des personnages et leur performance sur la corde raide m’ont rivé
à mon fauteuil. Résultat : je suis passé allègrement d’un chapitre à l’autre en moins de vingt-quatre heures.
L’autrice, éditrice et traductrice Martine Noël-Maw a publié 17 ouvrages, dont deux lui ont valu le Saskatchewan Book Award. Elle a été finaliste au Prix du récit Radio-Canada 2015. Laïka, où es-tu ? est son septième titre dans la collection eSKapade.
Depuis 1984, Les Éditions de la nouvelle plume mettent à l’avant-scène des auteurs et des sujets de l’Ouest et du Nord canadiens, par le biais de collections qui touchent tous les âges et une variété de genres littéraires.
11 juin 2023

Collectif, Manifeste pour la lecture –
Les auteurs francophones célèbrent le livre, récits, Île Maurice, Éditions Atelier des nomades, 2023, 96 pages, 9,50 $.
S’ouvrir aux autres et
à soi-même par la lecture
Comme je lis deux livres par semaine pour L’Express, je n’ai pas besoin de plaidoyer en faveur de
la lecture. Il est néanmoins intéressant de connaître le rapport intime au livre et à la lecture d’une superbe brochette d’auteurs. C’est ce que nous offre Manifeste pour la lecture – Les auteurs francophones célèbrent le livre.
Ce collectif rassemble les témoignages, récits et histoires d’exactement seize auteurs francophones des îles de l’océan Indien,
des Caraïbes, d’Afrique, d’Amérique du Nord et d’Europe. Blaise Ndala est le seul écrivain canadien.
En prose, en poésie ou en prose poétique, les textes de ce collectif illustrent avec brio comment les livres sont des compagnons
de vie, comment le monde serait clos sans livres, comment lire permet de s’ouvrir aux autres et à soi-même.
Pour Véronique Tadjo (Côte d'Ivoire),
la lecture n’est jamais achevée une fois
le livre dévoré. « Tout commence par
le point final. / Tu te mettras à repenser au récit. / Tu voyageras très loin, de la Chine au pôle Nord / En passant par Tombouctou. » Cela est possible car les histoires qui sont dans les livres durent à l’infini, « comme un temps hors du temps ».
Gaël Octavia (Martinique) estime que
la lecture a été la plus grande chance de son enfance. Elle lui a permis de repousser toutes ses limites : géographiques, temporelles, sociales et psychologique, « tout en constituant – et c’est le plus important – une source inépuisable de plaisir ». L’amour des livres est un trésor que personne ne peut lui prendre, qui lui appartient pour la vie.
Gaëlle Bélem (La Réunion) énumère quarante bonnes raisons de succomber à
la lecture, selon votre état d’âme ou votre tempérament amical. Si vous êtes une âme solitaire, « un roman est un compagnon fidèle et les livres les seuls camarades qui restent quand le monde nous abandonne ».
Pour un ami anxieux, « un bon poème calme, détend et éloigne le stress ». Pour une âme souffrante, « un livre favorise toujours la convalescence ». À l’ami pessimiste, elle donne ce conseil : « l’avenir sourit à celui qui lit ».
Blaise Ndala (Congo-Canada) rapporte une anecdote au sujet de ce qu’une institutrice
à dit à sa mère : « Le petit fera mieux que survivre loin du père absent, puisque dans les livres que je lui offre […] tant de pères, tantôt hommes, tantôt femmes, lui ouvrent leurs bras. Tous lui disent que l’impossible lui appartient. »
De l’avis d’Amarnath Hosany (île Maurice), auteur pour la jeunesse, « une histoire, c’est un voyage, et le ticket pour faire ce voyage, c’est la lecture ! » C’est aussi simple que laisser un chat chaussé de bottes sur
la couverture vous faire un petit clin d’œil.
Pour reprendre les mots de l’éditeur,
ce manifeste est destiné à ceux qui dévorent les livres, qui les picorent, qui ne lisent plus, aux enseignants, aux parents, aux jeunes. Quel que soit votre statut, vous y trouverez chaussure à votre pied. Ou devrais-je plutôt dire lorgnon à votre œil…?
7 juin 2023

Olivier Challet, Série éliminatoire, roman policier, Montréal, Éditions du Boréal,
coll. Boréal Noir, 2023, 376 pages, 32,95 $.
Roman policier à déguster comme un Boston Cream
Montréal n’a pas encore eu le temps de se remettre des excès du
31 décembre que le premier homicide de l’année est déjà annoncé : un agent du Service de police a été étranglé dans le parc Jarry. Ainsi commence Série éliminatoire, roman d’Olivier Challet.
L’enquête est confiée au lieutenant-détective Jack Barral. Selon ce dernier,
le policier assassiné était un lâche qui n’aurait jamais dû faire partie de la police. On apprend qu’il n’avait jamais eu de promotion au cours de sa carrière, qu’il souffrait d’une dépendance à l’alcool,
qu’il vivait dans un taudis et qu’il avait
une relation distante avec ses parents.
L’enquête stagne, patauge, recule à l’occasion… jusqu’à ce qu’un second meurtre ait lieu. Il s’agit d’un homme à l’opposé du policier assassiné, d’un fonctionnaire qui vit dans le faste et de façon ostentatoire. Il est retrouvé étranglé dans une ruelle à Québec.
Dans les deux cas, on trouve le dessin d’un papillon bleu, avec les mêmes empreintes que sur le premier. Le mystère entourant ces deux meurtres s’épaissit à vue d’œil.
Le tueur aurait-il agit dans l’urgence,
par crainte d’être pris sur le fait…?
A-t-on affaire à un fou, à un gang organisé, à un tueur en série…? « Le meurtrier signe ses actes avec une volonté délibérée d’exprimer haut et fort son message. » Il ne s’emble pas agir au hasard, mais plutôt selon des règles précises.
Puis un troisième meurtre s’ajoute, celui d’un pêcheur retrouvé dans le port de Rivière-au-Renard, en Gaspésie, avec
le dessin d’un papillon bleu encore une fois.
Une photo laisse croire que les trois victimes du Papillon bleu jouaient au hockey dans une ligue de garage lorsqu’ils étaient ados. C’est sans doute ce qui donne au roman le titre Série éliminatoire.
Olivier Challet fournit des descriptions détaillées de chaque trajet, de chaque maison, bar ou édifice, de chaque tempête hivernale et de chaque interrogatoire, bien entendu. Facette intéressante, on découvre en trame de fond la relation de Baral avec sa mère, son ex-femme et sa fille.
Une ou deux femmes participent à l’enquête, mais leur rôle demeure plutôt secondaire. Tout en appréciant leur contribution, Baral demeure au centre de l’intrigue non seulement en raison de son rôle de lieutenant-détective mais à cause de son doigté, de son raisonnement rivé aux faits
et de son étonnante intuition.
J’ai souri en lisant que Baral s’arrête chez Tim Hortons pour acheter une boîte de beignes, dont quelques Boston Cream qui sont ses préférés. Il en va de même pour moi. J’aurais aimé en avoir un sous la main pour déguster ce savoureux roman.
Né en Vendée (France), Olivier Challet vit
au Québec depuis 1994. Ingénieur de formation, il partage sa vie entre son travail dans le domaine informatique et l’écriture de romans policiers. On lui doit, entre autres, la série Max enquête dans la collection Boréal Junior.
28 mai 2023

Pajtim Statovci, Bolla, roman traduit du finlandais par Claire Saint-Germain, Saint-Germain-en-Laye, Éditions Les Argonautes, 2023, 256 pages, 40,95 $.
Connaissance trouble
de l’amour
Le roman Bolla de Pajtim Statovci, jeune prodige de la littérature finlandaise, est en cours de traduction dans dix-sept langues. Au sujet de ce roman implacable
sur le désir, la liberté et
la destruction, le New York Times
a écrit qu’il s’agit « d’une réalisation splendide »et que Statovci est
« un talent majeur ».
Bolla met en scène Arsim, 24 ans, qui rencontre Miloš, 25 ans, à l’université de Pristina, au Kosovo en 1995. Tout semble les opposer : le premier est Serbe, le second est Albanais, et leurs deux ethnies s’enfoncent dans un conflit meurtrier. Pourtant, face à une société où l’homosexualité est un crime, ils s’aiment.
Arsim décrit leur première rencontre dans un café en ces termes : « il y a quelque chose de nu et d’indompté, d’inexplicable mais éloquent ». Après avoir couché avec un homme pour la première fois, il se dit que c’était encore meilleur que dans ses rêves les plus débridés. « C’était fou et follement bon ».
La relation est de courte durée car la guerre éloigne les deux hommes. Arsim, son épouse et son enfant sont contraints de de fuir à l’étranger pour échapper aux affres d’un conflit meurtrier. Après la guerre et son retour au Kosovo, Arsim se met à la recherche de Miloš.
Articulé autour de la légende d’un serpent démoniaque, Bolla, le récit de cette passion contrariée et vouée à l’échec, se déploie dans une prose de grande élégance. Pajtim Statovci écrit que « le bonheur c’est de savoir qu’il n’y a pas de bonheur, et le chagrin c’est la sagesse de le supporter ».
Miloš apparaît à Arsim en souvenirs qui s’abattent sur sa rétine, en sons qui lui déchirent l’esprit, en odeurs contenant de notes de lui. « Je pense beaucoup à Miloš.
À l’émotion qui me prenait à le regarder dans les yeux, à cette intrication merveilleuse de distance et de proximité. »
Les deux hommes ont été longtemps absents l’un à l’autre. Ce qu’ils ont laissé derrière eux prend une importance capitale. Cela devient mythique. Bolla passe d’une anticipation de l’avenir à une négociation tendue du passé. Selon Statovci, ce n’est qu’en échappant aux circuits étouffants de la fantaisie que nous pouvons commencer
à supporter la réalité.
Arsim livre le fond de sa pensée en
ces termes : « Je ne peux pas dire que je connais cet homme, seulement l’homme
qu’il fut un jour, et même celui-là superficiellement, le temps d’un été. Et je ne connais pas l’homme qui sut un jour quelque chose de cet homme-là, car lui non plus n’est plus. Ni ce qui un jour s’est produit et a été entre ces deux hommes. »
Pajtim Statovci est né au Kosovo en 1990 et a émigré à l’âge de deux ans avec sa famille en Finlande. Professeur de littérature comparée à l’université d’Helsinki, il est l’auteur de Mon chat Yugoslavia (Denoël, 2016) et de La Traversée (Buchet-Chastel, 2021). Bolla a remporté le prestigieux Prix Finlandia en 2019.
21 mai 2023

Louise Chevrier, Par la faute d’Emmélie, roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2023, 448 pages, 29,95 $.
Bourgeois épiés par
des subalternes
On dit que le passé est garant de l’avenir. Louise Chevrier s’inspire
de personnages et de faits d’une époque plus ou moins lointaine
pour concocter le roman
Par la faute d’Emmélie, véritable fresque de la vie bourgeoise dans
la seigneurie de Chambly en 1821.
La romancière démontre comment des liens se tissent entre familles de la bonne société, comment des alliances permettent d’entrer dans une famille honorable. Elle campe une bonne trentaine de personnages – tous plus colorés les uns que les autres – dont elle dresse la liste dès les premières pages.
Ce n’est qu’à la fin du roman que nous lisons les repères et sources sous-jacents
au roman. On y apprend que certains personnages (curé, médecin, capitaine de milice, institutrice) ont bel et bien existé mais à une époque plus ancienne.
Une École des Demoiselles fondée en 1821 (plus tôt en réalité) est au cœur du roman. Sa directrice Emmélie Boileau a « un caractère bien trempé ». Maîtresse de son destin, elle ne veut pas dépendre d’un fiancé, d’un amant, d’un père ou d’un frère.
Après des fiançailles ratées et une relation clandestine qui a eu une fin tragique, Emmélie renonce à l’amour car il n’y a personne « pour recoller les morceaux quand le cœur est broyé ». Vous devinez sans doute qu’un prétendant se présentera et brouillera les cartes.
Le roman illustre la tension qui existe
entre marchands anglais et Canadiens (lire francophones). Les premiers croient que
les seconds sont incapables de prendre leurs affaires en mains. Or, les Canadiens fondent la Compagnie de navigation de la rivière Chambly, qui fait concurrence à des puissants entrepreneurs anglophones.
Messire Pierre-Marie Mignault est curé à Chambly. « Le pasteur porte le fardeau de tout ce qui peut advenir dans sa paroisse.
Et pour son plus grand malheur, le mal advient plus souvent que le bien. »
La découverte du cadavre d’une jeune fille enclenche une cascade de soupçons,
de commérages, de fausses accusations et entraîne la fermeture de l’École des Demoiselles. Chaque personnage interrogé semble pécher par omission, par mensonge ou par dissimulation de renseignements.
Il faut soupeser soigneusement chaque indice pour l’interpréter correctement.
Le brouillard entourant l’affaire refuse de
se dissiper; au contraire, un second meurtre s’ajoute à l’enquête. Il remet en question
la culpabilité du principal suspect dans l’affaire initiale. Il faut tout reprendre du début.
La romancière excelle dans l’art de démontrer comment une mort peut être entourée de ténèbres et comment nous avons tous nos jardins secrets.
Ce qui est intéressant ici, c’est que Louise Chevalier n’hésite pas à accorder autant d’importance aux serviteurs qu’aux bourgeois. Ils se croisent souvent lors
du thé de l’après-midi ou lors d’un goûter. L’employé connaît toutes les allées et venues de son employeur, ce qui s’avère utile lors d’une enquête criminelle.
10 mai 2023

Chroniques d’Eastview, recueil d’histoires orales de Vanier sous la direction de Yanick Labossière, illustrations d’Alena Krasnikova, préface de Gisèle Lalonde, Ottawa, Éditions David, 2023, 128 pages 20 $.
Patrimoine oral d’Eastview-Vanier
Vanier est un quartier d’Ottawa depuis 2001. Vanier fut une ville
qui porta d’abord le nom d’Eastview, de 1909 à 1969. Cette période est relatée par une quinzaine d’artisans et artisanes dans Chroniques d’Eastview, recueil d’histoires
orales de Vanier.
Pendant plus de dix ans, l’équipe du Muséoparc Vanier a interviewé des gens qui ont grandi à Eastview. Leurs témoignages présentent une réalité inédite de ce bastion francophone. Les paroisses et les écoles occupent une place de choix dans ce survol patrimonial.
Conseiller municipal puis maire, Bernard Grandmaître donne l’origine du nom de
la ville où il est né le 24 juin 1933 : « Eastview, c’était la vue de l’est du parlement ». Et Vanier est un hommage à Georges-Philias Vanier, premier Canadien français à occuper le poste de gouverneur général du Canada, de 1959 à 1967.
Un mot clé à dans l’histoire d’Eastview est Montfort, nom d’une école, d’un hôpital et d’une rue. C’est en référence à Louis-Marie de Montfort, fondateur de la congrégation des pères Montfortains (1708) et des Filles de la Sagesse (1703), deux communautés
de France qui ont joué un rôle primordial dans cette petite municipalité ontarienne.
Les Montfortains arrivent à Eastview en 1887 et fondent la paroisse Notre-Dame-de-Lourdes, un noviciat et un scolasticat. Les Filles de la Sagesse arrivent en 1891
et fondent l’École Montfort, le Pensionnat Notre-Dame-de-Lourdes, l’Hôpital Montfort et l’École Baribeau.
Suite à un incendie en 1972, l’hôtel de ville déménage à l’École Montfort, rue Dupuis. Bernard Grandmaître note que son bureau de maire est dans son ancienne classe de huitième année. « Alors, imagine-toi, j’avais pas encore gradué, j’étais encore en 8e année à l’école Montfort. »
Curé de la paroisse Saint-Charles de 1912
à 1961, François-Xavier Barette, convoquent une vingtaine d’hommes dans son presbytère le 22 octobre 1926. Ils fondent l’Ordre de Jacques-Cartier, société secrète vouée à la défense et à la promotion
des Canadiens français. L’Ordre est souvent appelé La Patente.
Curé de la paroisse Notre-Dame-de-Lourdes de 1932 à 1953, Edmond Ducharme propose de faire changer de nombreux noms de rues de la ville pour lui donner
un visage plus francophone. « Dans la nuit du 4 au 5 avril 1948, les rues Oxford, Hill, Scott, Kingsley, Overton et Essex deviennent respectivement les rues Richelieu, Lévis, Sainte-Cécile, Genest, Montfort et Frontenac. »
La page d’histoire la plus épique d’Eastview-Vanier est celle de l’Hôpital Montfort, ouvert en 1953 et comprenant
une école d’infirmières. Il s’agit du seul hôpital universitaire francophone en Ontario. Lorsque le gouvernement provincial
de Michael Harris annonce, en 1996,
que l’institution devra s’intégrer aux autres hôpitaux de la région, on assiste à
une véritable levée de boucliers
Gisèle Lalonde dirige le mouvement S.O.S. Montfort. Elle doit « soulever une foule, comme dix mille personnes au Centre Civique ». En rétrospective, la présidente
de S.O.S. Montfort affirme : « J’ai travaillé tellement fort, tellement fort que tout
de suite après j’ai fait une grosse dépression. »
Le recueil ressasse des souvenirs de quartiers, comme le Magasin Hannah et
le Magasin Crête. « À l’heure où la mode
du magasinage se fait dans les grandes surfaces, nous avons perdu l’esprit de quartier qui accompagnait ces achats locaux. »
Conservateur du Muséoparc Vanier, Yanick Labossière souhaite que ce recueil sous
sa direction puisse perpétuer « la richesse du patrimoine oral du quartier Vanier ».
Les illustrations sont réalisées par Alena Krasnikova, à partir de photographies conservées au musée.
5 mai 2023

Jean-Hugues Robert, Explorez les Îles de la Madeleine, Montréal, Guides Ulysse, 2023, 144 pages, 8 cartes, 17,95 $.
Passeport pour
les Îles de la Madeleine
Je vous ai déjà parlé des Îles de la Madeleine suite à une croisière gastronomique. Jean-Hugues Robert vous invite à y séjourner et à découvrir leurs charmes grâce
au guide Explorez les Îles de
la Madeleine, véritable passeport
de première classe.
Cet archipel est composé d’une douzaine d’îles, dont sept sont habitées. En forme d’hameçon, il fait environ 65 km de longueur, couvre une superficie de 200 km2 et compte près de 300 km de plages sablonneuses.
On compte quelque 13 000 Madelinots et Madeliniennes, principalement de descendance acadienne. Environ 50 % de
la population vit sur l’île du Cap aux Meules. Seule île habitée qu’aucune route ne relie au reste de l’archipel, l’île d’Entrée est majoritairement anglophone, d’origine écossaise et irlandaise.
Pour y avoir séjourner trois fois, je peux facilement dire qu’il y a de nombreux arrêts incontournables, dont la Fromagerie du Pied-de-Vent et le Fumoir d’Antan sur l’île du Havre aux Maisons, la microbrasserie
À l’abri de la Tempête sur l’île Cap aux Meules, et le Centre d’interprétation du phoque sur l’île de la Grande Entrée.
Le Site patrimonial de La Grave, sur l’île
du Havre Aubert, vaut le détour. Un petit quartier d’art et d’artisanat s’est développé sur la grève où jadis pêcheurs et marchands se donnaient rendez-vous pour le débarquement des prises. C’est l’un des lieux les plus fréquentés durant la saison touristique.
Le guide nous apprend que d’importants travaux ont cours pour protéger l’île du Have Aubert, mais également d’autres endroits, contre l’érosion constante des berges, combinée à l’augmentation du nombre et de la violence des tempêtes. Selon une étude l’Université du Québec à Rimouski, « les berges des îles ont reculé de près de 8,5 m de 2005 à 2022, soit une moyenne annuelle de 53 cm.
Je ne me suis pas rendu au restaurant
Les Pas Perdus, sur l’île du Cap aux Meules, mais voici la raison pour laquelle le guide vous incite fortement à vous y attabler : « goutez les hamburgers au loup-marin
ou au flétan ou encore la poutine du Boss avec pétoncles et champignons ».
Le guide offre une série de listes thématiques pour rendre votre séjour mémorable. Cela va des activités pour
la famille, les sportifs, les enfants ou
les amateurs de culture, jusqu’aux lieux pour voir les magnifiques couchers de soleil, en passant par les plages incontournables, les bonnes tables et
les manières de s’occuper pendant les jours de pluie.
Un tableau fort intéressant présente 15 dates importantes depuis que Jacques Cartier y a fait escale en 1534. Le chapitre Découvrir propose cinq itinéraires clés en main pour ne rien manquer. Enfin, le chapitre Pratique, truffé de renseignements utiles pour mieux voyager, complète le guide.
Des cartes sur les rabats de la couverture offrent une vue générale des Îles de
la Madeleine ainsi qu’un plan de la route pour s’y rendre en passant par le Nouveau-Brunswick et l’Île-du-Prince-Édouard.
2 mai 2023


Roger Hargreaves, Mon papi et Ma mamie, deux livrets, Éditions Hachette Jeunesse,
coll. Les Monsieur Madame, 2023, 40 pages, 4,95 $.
Papi et mamie
enrichissent la collection Les Monsieur Madame
Traduits en 22 langues et vendus
à plus de 185 millions d’exemplaires, Les Monsieur et Madame de Roger Hargreaves comprennent 100 histoires (52 Monsieur, 48 Madame). Les deux nouveaux-nés de
la collection sont Mon papi
et Ma mamie.
Ces livrets mesurent 12,5 cm X 13,5 cm.
Après la page titre, on trouve une page de dédicace avec les mots Pour… De la part de… écrits sur une rosace en dentelle. À la fin, sur un motif semblable, on peut lire : Voici un dessin de mon papi (de ma mamie) par… âgé de…
Ces nouveaux Monsieur Madame aident
les enfants de 2 à 7 ans à montrer comment leur papi ou mamie compte. Un livret parfait à offrir et à partager chaque fois qu’un enfant a envie de dire « Je t’adore, papi ! – Je t’adore, mamie ! »
Roger Hargreaves (1935-1988) fut un auteur et illustrateur britannique de livres pour enfants. Il a créé le premier Mr. Men
(Mr. Tickle – M. Chatouille) en 1971 et
le premier Little Miss (Little Miss Bossy – Mme Autoritaire) en 1981.
Monsieur Chatouille est un bonhomme orange avec des bras longs et sinueux
qui chatouillent tout le monde. Roger Hargreaves l’aurait dessiné pour expliquer
à son fils, Adam, à quoi ressemble une chatouille (a tickle).
Après la mort de son père, Adam a continué l’œuvre très populaire des Monsieur Madame, toujours sous le nom du créateur initial. La série connaît un important succès commercial grâce au nombre de produits dérivés qui en sont issus (dessins animés, figurines, jouets, vêtements).
Revenons à Mon papi. Il sait te faire rire et raconte des histoires extraordinaires. Il est toujours heureux de passer du temps avec toi et te faire des super câlins. Il emprunte certains traits à M. Rigolo, à M. Génial,
à M. Lent et à M. Atchoum. En fait, il est
une combinaison de Monsieurs réunis.
Ma mamie t’emmène dans des endroits incroyables et joue à tous les jeux que tu veux. Elle est toujours impatiente de te voir et adore que tu lui racontes ce que tu fais. Elle emprunte certains traits à Mme Lumineuse, à Mme Boute-en-train et
à Mme Sage.
À la fin du livret, chaque enfant est invité
à compléter une série de phrases comme
Ma mamie me fait rire quand…, J’adore quand mon papi est moi jouons…, Ma mamie est amusante et aime…, Ma mamie est gentille parce que…, Je pense que le plat préféré de mon papi est…, Mon meilleur souvenir avec lui est…
Mon papi et Ma mamie s’ajoutent à quatre autres livrets célébrant la famille :
Ma maman, Mon papa, Mon frère et
Ma sœur.
27 avril 2023

Geneviève Boudreau, Votre arrêt n’est
pas desservi, nouvelles, Montréal, Éditions du Boréal, 2023, 130 pages, 22,95 $.
Le pouvoir des mots décrivant des lieux
Lorsque je lis un recueil
de nouvelles, j’aime un texte qui a
un début, un milieu et une fin, préférablement inattendue. Ce n’est point le cas dans Votre arrêt n’est pas desservi, de Geneviève Boudreau. Être décontenancé
s’avère parfois agréable.
Le titre du recueil a son écho dans
la troisième nouvelle qui fait à peine
une page et demie. On y lit : « Le Métrobus n’arrive toujours pas. Un peu plus et tu pourrais croire que ton arrêt n’est pas desservi. L’univers entier semble en suspens. »
L’autobus roule dans plus d’une nouvelle.
Le nom de rues sert de titre à au moins quatre d’entre elles : Rue Rochambeau,
Rue Laberge, Rue de Beaurepaire, Rue Bellefeuille. Les adresses des maisons peuvent être exactes, mais aucune n’était habitée au moment de l’écriture du recueil.
Selon la nouvelliste, chacun croit occuper un lieu, « mais c’est en fait ce lieu qui l’habite, dresse ses murs intérieurs à mesure que la mémoire érige ses souvenirs ».
Les personnages ne sont pas les seuls à capter notre attention. Il y a un rat qui grignote un restant de hamburger dans
les bras d’une passagère d’autobus.
Et une famille est décrite en parlant des cloportes autour d’un gigantesque cactus candélabre dans une cuisine.
Parfois, l’éclat d’une histoire est celui des grands érables bordant les pelouses.
Une attention est portée aux touches florales qui bordent les portes, aux balcons de bois ou à la table d’un bistro.
Du quotidien des gens, il ne reste que
« ces ombres à peine esquissées, aigrettes de pissenlits dont les graines germent sans prévenir ».
Dans une nouvelle, une femme arrête de peindre parce qu’elle n’est qu’une bonne copiste. À force d’imiter les autres, elle a peur de ne plus jamais pouvoir être elle-même. « Comme un caméléon qui oublierait sa couleur propre. »
Geneviève Boudreau ne manque pas d’originalité. Elle imagine une grand-mère qui suit le mouvement de la lune pour
se couper les cheveux. Cela aurait à voir « avec la vitesse de la repousse, sa force
ou sa brillance. »
Il arrive qu’une nouvelle soit entièrement consacrée à la description d’un environnement, naturel ou immobilier.
En parlant d’une maison abandonnée, l’autrice note qu’il en existait à Détroit
après la crise économique.
Une question demeure au cœur de la nouvelle La crotte sur la pelouse ; Gabrielle demande à Alexandre pourquoi il a fait ça ? C’est peut-être plus une affirmation : tu as fait ça, Or, elle n’a pas plus envie que lui de nommer le ça, « de le faire advenir ici,
dans leur cuisine ».
À la fin du recueil, on peut être tenter de
se demander si la nouvelliste conserve,
de toutes les interactions entre personnages, objets et lieux, de vaines préoccupations. Les souvenirs semblent se désagréger lorsqu’elle ferme les yeux pour tomber
dans les bras de Morphée.
Née aux Îles de la Madeleine, Geneviève Boudreau vit à Québec. Elle détient une maîtrise en études littéraires sur la poésie de Saint-Denys Garneau. Ses textes ont été finalistes aux prix littéraires Radio-Canada. Elle enseigne la littérature au cégep de Sainte-Foy.
19 avril 2023

Claude Morneau, Disney World et Orlando, Guides de voyage Ulysse, Montréal, 2023, 324 pages, 15 cartes, 24,95 $.
Le rêve de Walt Disney
en Floride
Les attractions de Disney World et Orlando semblent repousser sans cesse les limites de la technologie. Pour s’y retrouver et en profiter pleinement, Claude Morneau propose une 13e édition de son Guide de voyage Ulysse pour cette destination prisée de la Floride.
À l’origine de la création des Guides de voyage Ulysse, Claude Morneau est vice-président des éditions chez Ulysse, où il œuvre depuis près de 35 ans. En famille,
en couple ou en solo, par plaisir ou par affaires, il voyage à Disney World et en Floride depuis de nombreuses années.
Morneau nous apprend d’abord que Walt Disney (1901-1966) a acheté plus de 111 km2 de terrain à 32 km au sud-ouest d’Orlando, en 1964, et a entrepris d’y bâtir son royaume. Magic Kingdom a vu le jour cinq ans après la mort du célèbre entrepreneur, ouvrant ses portes le 1er octobre 1971.
À titre de renseignements, la région métropolitaine d’Orlando compte 2,67 millions d’habitant et reçoit quelque 75 millions de visiteurs chaque année. Disney World embauche quelque 77 000 personnes. Cela en fait le plus important employeur œuvrant en un site unique aux États-Unis.
Tout en couleurs et de facture dynamique, le guide comprend des chapitres détaillés consacrés à Magic Kingdom, Epcot, Disney’s Hollywood Studios, Disney’s Animal Kingdom, Disney’s Springs, Universal Studios, Universal’s Islands of Adventures et SeaWorld Orlando.
Epcot est l’acronyme d’Experimental Proto-type Community of Tomorrow. Une moitié du parc ressemble à une exposition internationale où une douzaine de pays font valoir les joyaux de leur architecture, dont Canada Far and Wide qui présente le film 360 degrés.
Agrémenté de nombreuses photographies, Disney World et Orlando permet de repérer facilement les suggestions et tuyaux utiles pour bien planifier et mieux profiter de
son séjour au pays de Mickey, en profitant de chaque journée sur le terrain sans mauvaises surprises.
L’auteur aime les chiffres. Il propose 21 attractions pour les jeunes enfants, 18 spectacles et défilés, 17 attractions à la fine pointe de la technologie, 16 attractions à sensations fortes, 14 nouveautés à ne pas manquer à Disney World et 11 endroits
pour observer des animaux.
Toujours côté chiffres, le guide recommande 10 bonnes tables dans les parcs thématiques et 13 hors de ceux-ci, 9 restaurants familiaux dans les parcs thématiques et
7 à l’extérieur, ainsi que 14 restaurants où les repas sont animés par des personnages
Le guide offre des petits trucs pour épargner, notamment la vérification du prix des billets proposés sur les sites Internet, souvent inférieurs à ceux pratiqués aux guichets d’entrée. On y trouve aussi des astuces pour diminuer le temps passé dans les files d’attente (choisir une période de l’année moins achalandée, visiter certaines attractions durant les défilés et spectacles).
Outre les cartes illustrant chaque ensemble d’attractions, il y dans la section Pratique
du guide une carte de la Floride, une carte
des principales routes y menant et une carte du centre-ville d’Orlando. Tout a été mis
en ouvre pour se déplacer facilement.
Claude Morneau a le dernier mot : « Quelles que soient vos motivations,
la composition de votre groupe, les activités que vous privilégiez ou la durée de votre séjour, nos conseils et nos suggestions d’attraits et de restaurants incontournables vous permettront de profiter au maximum de votre visite dans les grands parcs thématiques de la région d’Orlando. »
16 avril 2023

Christine Gosselin, Regarder les coulisses se répandre, roman, Montréal, Éditions Hamac, 2023, 126 pages, 17,95 $.
Art et passion n’excusent pas la violence
Le théâtre a été inventé pour réunir les gens, mais ici, il « ne nous
a jamais autant divisés. Je suis ton esclave. » Ainsi s’exprime Esther, narratrice du roman Regarder les coulisses se répandre, de Christine Gosselin, et victime d’un comédien-amoureux-bourreau qui la trompe, la viole et la bat.
Métaphore théâtrale, le roman se décline en actes et scènes. Femme dans la vingtaine, Esther ignore comment « la pièce » se terminera, mais souhaite que les bouquets de fleurs lancés sur la scène après les prestations ne recouvrent pas sa pierre tombale.
Elle est prête à mettre sa vie en veilleuse pour que le projecteur soit seulement braqué sur son amant-bourreau. La jeune femme présume que son partenaire est méchant avec elle parce qu’il l’aime.
« On écœure ceux qu’on aime. »
Esther souffre du « syndrome de l’impos-teur », elle est « otage du simulacre ».
Elle joue le rôle que lui assigne le comédien violent et ne remet jamais en question
le scénario imposé.
Cet homme est persuadé que le métier d’acteur lui dicte d’élire domicile à l’intérieur de quelqu’un. En donnant
une âme à tous ces personnages différents,
il perd la sienne.
Une fois que le comédien a joui rapidement, il dépose quelques billets sur la table de chevet. La victime se dit qu’elle a une valeur calculable. « Mon sexe est un guichet automatique. Je suis ta prostituée
à rabais. »
Esther n’a jamais appris à dire non.
Lorsque son tortionnaire lui grimpe dessus, elle découvre à quel point elle demeure incapable de crier son refus. « Mes lèvres s’entrouvrent et un silence s’évade. »
Avant sa rencontre avec ce comédien abject, Esther se trouvait belle, maintenant elle ne se trouve même plus. « Je pleure du sang,
je sue des larmes, je me vide de mon espoir : mon corps ne m’appartient plus. »
Elle reste immobile dans le séisme de
sa chair jusqu’à ce que le claquement de
la porte lui indique que le rideau est tombé. Elle se demande si tout cela est vraiment arrivé, car elle n’en parle jamais.
Des citations en anglais, entre autres de William Shakespeare (The Merchant of Venice) et de Tennessee Williams (A Streetcar Named Desire), sont traduites en bas de pages. Ce n’est pas le cas pour
un extrait d’une chanson de Janis Joplin ou de la comédie musicale All That Jazz.
Plusieurs brefs commentaires à l’intérieur
de la narration ou des dialogues sont écrits en anglais seulement. En voici quelques exemples : head over heels for you, bad guys like me need good girls like you,
for a fat ass like me, whore, slut et cunt.
Regarder les coulisses se répandre est
un roman important sur la violence conjugale dans laquelle le tortionnaire utilise son art et sa passion comme excuses. Le logo de l’association SOS Violence conjugale apparaît en dernière page pour offrir une ressource aux personnes affectées par une telle situation ou en ayant été témoins.
Christine Gosselin est née à Saint-Georges de Beauce, a grandi à Beauport et vit maintenant à Montréal. Regarder les coulisses se répandre est son second roman, après Larves de vie paru en 2021.
11 avril 2023

Jean-Pierre Charland, Maître chez soi, tome 2, La vie à Verdun, roman,Montréal, Éditions Hurtubise, 2023, 368 pages, 26,95 $.
Mari violent,
curé malheureux
En mars, je vous ai parlé du premier tome de la nouvelle saga Maître chez soi, de Jean-Pierre Charland. Voilà qu’il nous offre déjà un second volet, toujours axé sur la vieà Verdun
au début des années 1960.
La politique joue un plus grand rôle ici, notamment avec les visées du Parti libéral du Québec, dirigé par Jean Lesage, plus particulièrement la nationalisation des compagnies d’électricité qu’orchestre le ministre des Ressources hydrauliques, René Lévesque.
On retrouve la famille Chevalier et le curé Ruest. C’est cependant le couple François et Irène Joncas qui occupe la part du lion.
Le mari violent imagine son épouse volage, la traite de salope et la bat. L’auteur écrit que « les policiers seraient capables de
le féliciter de [la] mettre à sa main ».
Des femmes battues sont souvent incapables de quitter leur tortionnaire parce qu’elles doutent de pouvoir assurer leur propre subsistance. Et une majorité de gens croit que si un homme bat sa femme, ça doit être sa faute à elle.
L’image d’Irène, défigurée et agenouillée à
la sainte table, ne quitte pas l’esprit du curé. « Sa présence l’avait troublé alors que tout son être aurait dû se concentrer sur
le cérémonial de la communion. »
Ironie du sort, le curé Ruest est chargé de maintenir indissolubles les liens du mariage, mais voilà qu’il se met en tête de convaincre une paroissienne de quitter son mari.
Je vous laisse deviner jusqu’où il ira…
Des élections provinciales sont déclenchées en 1962. Les journaux ont leurs allégeances politiques. Le Montréal-Matin est un quotidien intimement lié à l’Union nationale. Le Devoir et La Presse demeurent plus ou moins ouvertement favorables au Parti libéral.
Au niveau national, Jean-Pierre Charland rappelle le refus du Canadien National de faciliter l’accession d’un Canadien de langue française à l’une de ses dix-sept vice-présidences en 1962.
À cet égard, il est rare que je trouve le nom d’un ami dans un roman. C’est le cas de Marcel Gingras qui a été éditorialiste au quotidien Le Droit d’Ottawa, mais qui fut d’abord journaliste de La Presse ayant couvert le refus du CN.
La déclaration du président de cette société d’État revient sans cesse dans les journaux, à la radio, à la télévision, à l’Assemblée législative du Québec et à la Chambre
des communes. On réclame la tenue d’une commission royale d’enquête sur la situation des Francophones au Canada.
Ce sera Lester B. Pearson qui créera
la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme en 1963.
La scène internationale a aussi sa place dans le roman. Plusieurs pages sont consacrées à la crise des missiles soviétiques et au blocus américain de Cuba, en octobre 1962. On en parle comme d’une guerre des nerfs qui peut à tout moment devenir une guerre nucléaire.
Le curé reçoit des appels en pleine nuit de paroissiennes en pleurs, complètement terrorisées. Il ne peut que les inviter à prier. Les religieuses font de même dans les collèges qu’elles dirigent.
Le romancier a l’art de décrire comment
un curé peut passer des décennies à ne pas commettre de fautes graves et, du même coup, à rater de nombreuses occasions d’être heureux. « Négliger de les saisir au passage, je crois sincèrement que c’est péché », affirme l’abbé Ruest. À noter que
le Concile Vatican II vient tout juste de s’ouvrir.
5 avril 2023

Juliette Brun, Mon année chocolat, recettes gourmandes au gré des saisons, Montréal, Éditions de l’Homme, 2023, 200 pages,
32,95 $.
Le choc du choc…olat
Juliette Brun est connue pour avoir ouvert cinq restaurants Juliette
& chocolat à Montréal, ainsi qu’à Laval, Brossard, Longueuil,
Boisbriand et Dollard-des-
Ormeaux. Son ingrédient de prédilection l’a poussée à publier Mon année chocolat, recettes gourmandes au gré des saisons.
Pour cette femme en affaires avec son mari Lionel May, le chocolat revêt une « signification émotionnelle forte, que ce soit comme consolation ou en tant que récompense ». Son recueil de recettes coups de cœur invite les gens à manger du chocolat toutes les semaines et à « créer des moments de bonheur gourmand ». Préparez-vous à un choc, à un choc…olat !
Après avoir présenté une vingtaine de recettes de base (pâte à tarte ou à choux, crème pâtissière, ganache) et de recettes classiques (pâte à tartiner, brownie, biscuits moelleux ou croustillants, madeleines, gâteaux, soufflé, mousse, truffes, fondue), Juliette Brun nous propose plus de cinquante recettes selon les saisons.
Pour le printemps, on retrouve des recettes alliées au temps des sucres, à la Saint-Patrick et au brunch de Pâques. Pour l’été, les fruits se mêlent au chocolat, sans compter le pique-nique. L’Action de grâce et l’Halloween inspirent des recettes d’automne. Celles de l’hiver tournent autour de Noël et du Nouvel An, de l’après-ski,
de la Saint-Valentin et du Mardi gras.
Selon un dicton, neuf personnes sur dix aiment le chocolat et… la dixième ment. Environ neuf recettes sur dix sont pour
des desserts, des sucreries ou des breuvages (soit plus d’une soixantaine). Le chocolat étant « merveilleusement flexible », il se retrouve aussi dans des recettes salées.
En voici quelques exemples : ailes de poulet aux épices et au cacao, poulet en sauce au chocolat et au porto, brie chaud aux figues et au chocolat, sandwich de porc effiloché au chocolat noir, omelette soufflée au chocolat noir et à l’érable, huîtres à l’échalote, à la poire et à la moutarde
au cacao.
Règle générale, chaque recette occupe deux pages. La première indique les ingrédients, la préparation détaillée, le temps de cuisson et de repos s’il y a lieu, ainsi que le nombre de portions. La seconde page est une photo couleur du délice à s’en lécher les doigts.
Certaines recettes portent des noms à s’en lécher les babines. C’est le cas du Panini indulgent au brie, au chocolat noir et à
la pêche, de la Terrine inoubliable aux trois chocolats, de la Morue sous son manteau
de crumble au cacao et des Macaronis abracadabrants au chocolat blanc.
Déclinés en plats sucrés et en propositions salées, les chocolats blanc, noir ou au lait s’invitent à tous les repas, en toutes saisons.
Dès l’ouverture du premier Juliette & Chocolat, l’idée d’une chaîne de commerces hantait le couple Brun-May. Il n’est pas exclu que Toronto soit un jour un maillon de cette chaîne…
27 mars 2023

Akos Verboczy, La Maison de mon père, roman, Montréal, Éditions du Boréal, 2023, 330 pages, 29,95 $.
Une personnalité
façonnée par des lieux
Un roman où un lieu devient
un personnage. Un roman où
le protagoniste n’est jamais nommé. Voilà ce que nous offre Akos Verboczy en signant La Maison
de mon père. C’est aussi un roman de l’exil et du retour, un exercice
où une tendre ironie vient sans cesse tempérer la nostalgie.
Né à Budapest en 1975, Akos Verboczy quitte sa Hongrie natale à l’âge de 11 ans, avec sa mère et sa sœur, pour atterrir à Montréal; il y vit toujours. Verboczy retourne quelques fois en Hongrie et
La Maison de mon père relate,
de façon presque autofictionnelle,
son dernier voyage.
Pour que des gens aient des liens entre eux, le romancier estime que ça prend des lieux. On se rencontre quelque part. On grandit quelque part. Dans ce livre, un village,
un quartier, un parc, un café, une maison, tout possède une âme. Le narrateur-protagoniste les redécouvre avec l’aide d’un ami d’enfance.
L’homme qui revient en Hongrie n’est plus celui qui y est né. Budapest a pris de nouveaux airs également, surtout après
des changements de régime et de gouvernement. On peut dire que la maison du père de l’homme qui revient d’exil est un personnage. C’est là où le paternel a su transmettre à fiston « un peu de ce qu’il était, du meilleur de lui-même, de ce
qu’il avait voulu être ».
Le narrateur note que son père ne l’appelait jamais par son prénom. Il disait « Ez az én fiam! Ça, c’est mon fils! » Il y a aussi
un recours, parfois, au titre d’un film pour dégager une impression : « Disons que
ma vie, c’est plus Le Grand Embouteillage que L’Équipée du Cannonball ».
Des mots hongrois sont utilisés pour nommer des plats, souvent des desserts :
un carré Rakóczi (gâteau au fromage garni de meringue), Indianers (choux à la crème), lángos (pain en forme de galette). Il y a aussi des références à Szent Istavan, saint Étienne, patron de la Hongrie.
En revoyant d’anciens camarades,
le narrateur constate que la gestuelle,
les mimiques, les postures, l’intonation de
la voix et l’éclat du rire n’ont pas changé. « En chacun d’eux, je revois l’enfant que
j’ai connu. »
Les gens autour du fils se souviennent du père comme étant plein d’assurance, fier comme un coq, convaincu qu’il s’en sortirait de ses conneries « grâce à son charme,
à son humour, à son charisme ».
« À chaque pèlerin ses raisons. Celles qui me poussent à revisiter les lieux de ma jeunesse, je me les explique déjà mal, alors celles qui m’entraînent sur les pas de mon père me sont encore plus mystérieuses.
Et, question encore plus déroutante :
faut-il avoir la foi pour entreprendre
un pèlerinage ? »
Au fond, tous les souvenirs accumulés
au fils du temps, et évoqués ici pour se rappeler des lieux, des gens, des moments, ont façonné celui que le narrateur est devenu aujourd’hui.
Lors d’une entrevue avec Le Devoir, Akos Verboczy dit que ce roman lui a permis « d’observer son personnage, de créer une distance et de le laisser se débrouiller pour avoir des réponses ». Le roman est écrit au « je » et l’auteur reconnaît, toujours en entrevue, que le protagoniste lui ressemble un peu.
19 mars 2023

Lise Gaboury-Diallo, Juste une moitié
de lune, nouvelles, Saint-Boniface, Éditions
du Blé, 2023, 180 pages, 21,95 $.
Sujets lourds
sur ton fantaisiste
Écrivaine franco-manitobaine, Lise Gaboury-Diallo est surtout connue pour une dizaine de recueils de poésie. Avec Juste une moitié de lune, elle nous offre un troisième recueil de nouvelles où la tendresse et
la souffrance cohabitent.
J’ai une préférence pour les nouvelles courtes avec un punch inattendu à la fin.
Ce n’est pas souvent le cas ici, certains textes s’étirant parfois sur quinze ou vingt pages. Le suspense cède sa place à la réflexion sur la condition humaine et à
son implacable réalité.
La nouvelle intitulée « Ne m’oubliez pas » m’a replongé dans mon enfance. Un garçon célèbre son anniversaire de naissance le 25 décembre et déplore que la fête de Noël éclipse sa journée spéciale. Ma jumelle et moi sommes nés le 30 décembre et maman nous disait parfois : « cette année, je vous ai donné un gros cadeau de Noël, ça comptera aussi pour votre fête ».
La nouvelliste étire un peu ses textes en y greffant parfois de longues définitions trouvées en ligne. C’est le cas pour l’expression « le diable à quatre », de même que pour les mots « hypothermie et gelures et lésions dues à l’hypothermie ». Je m’en serais passé.
Une nouvelle est composée de quatre volets : soustraction, addition, multiplication et division. Le personnage cherche quelqu’un, « mais sans savoir de quoi cette personne a l’air. Il se peut que j’attende l’apparition subite d’un être qui n’existe pas, d’une espèce très, très rare. »
Après Iqaluit, Churchill et Yellowknife, Winnipeg figure sur la liste des huit villes les plus froides au Canada. Cela fait dire à l’auteure : « Il ne fait pas chaud l’hiver à Saint-Boniface. Ça, c’est une litote, peut-être un euphémisme, je ne sais pas trop. »
Une nouvelle a pour sous-titre « le Gâteau doré ». Le chum envoie une recette à
sa chumette et cette dernière panique en voyant la liste des ingrédients : beurre, œufs, sucre, fromage à la crème, entre autres. « Décidément, on veut me tuer. Ça ne m’étonne pas, plus rien ne m’étonne. »
Dans la nouvelle « Mots (ou maux) de
la fin », Lise Gaboury-Diallo glisse deux petites phrases en anglais : I do wish it weren’t so et I do beg to differ. Elle ajoute que ce sont de petites perles difficiles à traduire, puis lance : « Quand on est à Montréal, de toute façon, tout le monde comprend. Right ? » Une manière de dire que l’anglais gagne du terrain dans
la métropole québécoise.
Le recueil est présenté tête-bêche, six nouvelles dans un sens, six dans l’autre.
La couverture est la même des deux côtés, avec une demi-lune dans le même sens, mais n’aurait-il pas été original de présenter aussi la demie de la lune dans l’autre sens…?
Peut-être parce qu’elle est d’abord poétesse, la nouvelliste franco-manitobaine n’hésite pas à explorer des thèmes comme l’injustice, la douleur, la solitude et la mort de façon fantaisiste. C’est ce qui enrichit le plus son recueil.
14 mars 2023

Jacques Lacoursière, Une histoire du Québec, édition hommage, essai, Québec, Éditions
du Septentrion, 2022, 234 pages, 19,95 $.
Raconter l’histoire
du Québec
Plusieurs livres tracent l’histoire
du Québec, certains de façon très universitaire, avec une abondance de notes en bas de pages. Une histoire du Québec, de Jacques Lacoursière, ne cherche pas à expliquer mais plutôt à raconter. Il semble s’adresser à Monsieur et Madame Tout
le Monde, au peuple. Lacoursière s’impose comme l’historien
d’un peuple.
On sait que Jacques Cartier a planté une croix sur la pointe de Gaspé le 24 juillet 1534. On apprend que c’était un vendredi. Lorsque le chef Donnacona fait remarquer que cette terre leur appartient et qu’il aurait fallu leur demander une permission avant de planter la croix, Cartier répond que ce n’est qu’une balise pour indiquer l’entrée du port. « À beau mentir qui vient de loin ! »
Principal ministre du roi Louis XIII,
le cardinal de Richelieu décide de s’occuper personnellement de la petite colonie aux abords du fleuve Saint-Laurent. Il exige que seuls des catholiques puissent s’y établir. Protestants et juifs sont interdits de séjour.
À la veille de la bataille des plaines d’Abraham (1759), l’officier Jean-Baptiste d’Aleyrac fait remarquer certaines particularités de langue parlée par les Canadiens. Il dit que leur « français est pareil au nôtre », mais ajoute tout de go
que certains mots leurs sont particuliers.
En voici quelques exemples : amarrer
pour attacher, haler pour tirer, tuque pour bonnet, rafale pour beaucoup de vent,
de pluie ou de neige, tanné pour ennuyé, chance pour bonheur, paré pour prêt,
de valeur pour signifier qu’une chose est pénible à faire ou trop fâcheuse.
Lacoursière écrit qu’il faudra attendre plusieurs décennies avant que les anglophones s’appellent « Canadiens »,
ce qui amènera les Canadiens francophones à adopter l’appellation de « Canadiens français ». Comme on le sait, la cohabitation sera difficile.
L’ouvrage souligne comment, selon l’Église catholique, toute autorité vient de Dieu et « s’insurger devant une autorité dûment établie, c’est s’insurger contre Dieu ». L’autorité britannique est légalement établie et cela explique la conduite de l’évêque de Montréal lors des soulèvements de 1837-1838.
Lorsque la Confédération est établie de façon officielle en 1867, l’auteur souligne que « certains évêques publient des mandements rappelant aux membres de leurs églises leurs devoirs de soumission ».
J’ai noté avec intérêt que Lacoursière signale l’imposition du Règlement 17 par le gouvernement ontarien en 1912. Il rappelle que l’enseignement en anglais doit alors commencer dès l’entrée de l’enfant à l’école, l’usage du français, langue d’instruction et de communication, ne devant en aucun cas se poursuivre au-delà de la première année.
Le livre résume bien ce que certains ont appelé La Grande Noirceur, soit le règne
de Maurice Duplessis. L’auteur note que,
à la mort de ce dernier, la dette de la province « était à peu près inexistante ».
Le Québec avait les moyens d’une Révolution tranquille.
Lacoursière conclut que la majorité des Québécois et des Québécoises « demeurent divisées sur l’avenir du Québec ».
Un nouveau référendum ne se tiendra que si les conditions sont gagnantes. « Les paris sont ouverts ! »
9 mars 2023

Michel Lord, Le bain, roman, Bromont, Éditions de La Grenouillère, 2023, 88 pages, 24,95 $.
Contre-culture et éducation sentimentale
Professeur émérite à l’Université de Toronto, Michel Lord vient de signer Le bain, une novella (court roman) qui fait écho aux premiers balbutiements de la contre-culture au Québec. On voit comment
la société québécoise quitte l’ère
de Duplessis pour découvrir
sa véritable identité.
Le personnage principal est Philippe qui,
au milieu des années 1960, avoue son homosexualité et se voit condamné par sa mère incapable de « concevoir que son fils fût à ce point maudit ». Il quitte la Mauricie pour des études universitaires à Québec et rencontre Frédéric en 1972. C’est le coup de foudre.
Le bain met en scène un groupe d’étudiants qui vivent dans une commune et qui œuvrent à lancer la revue Regain Québec, « lieu de réflexion sur notre littérature depuis ses débuts ». Philippe entend disserter sur L’Influence d’un livre (1837),
de Philippe Aubert de Gaspé qui est souvent considéré comme l’auteur du premier roman canadien-français.
Que le personnage principal porte le même prénom qu’Aubert de Gaspé n’est sans doute pas une coïncidence. Et que le protagoniste place L’Influence d’un livre « dans la tradition gothique » laisse croire que Michel Lord se cache derrière Philippe puisqu’il a publié, en 1985, En quête du roman gothique québécois (1837-1860).
Né à Cap-de-la-Madeleine, qui fait maintenant partie de Trois-Rivières, l’auteur souligne qu’être gai (le mot n’existait pas encore) « était une tare, un péché, une maladie, un crime ». Lord / Philippe devait se trouver loin du foyer, dans une grande ville, pour être véritablement lui-même.
Le bain serait-il une autofiction… ?
En 1972, on est déjà dans une période d’après-Révolution tranquille. On vit des « années de fébrilité politique ». Les jeunes de la commune croient sincèrement à l’indépendance du Québec. Ils ne doutent pas qu’ils vivront son avènement.
La préparation de la revue Regain Québec occupe une large part du court roman. Outre L’Influence d’un livre, le premier numéro prévoit parler, entre autres, de
Si la bombe m’était contée (1962), un recueil de nouvelles d’Yves Thériault, de l’essai
Le Canadien français et son double (1972)
de Jean Bouthillette, de Demain matin, Montréal m’attend (1970) de Michel Tremblay et du Refus global, « où l’on voit bien le lien entre le pictural et le littéraire ».
Philippe a tenu un journal intime depuis son adolescence. Il sent le besoin de revenir à cette pratique « de se confier à lui-même ». La narration s’appuie sur de larges extraits du journal de bord tenu entre septembre 1971 et janvier 1973.
Entre les nombreuses réunions éditoriales, Philippe et Frédéric tentent de consolider leur relation amoureuse. Frédéric a une aventure avec un rival. Une séparation s’impose, mais les retrouvailles ne sont
que plus intenses.
En l’espace d’à peine deux ans, les deux amants ont l’impression d’avoir vécu
une expérience extraordinaire qui tenait
du roman d’apprentissage. « Leur éducation sentimentale était sur la bonne voie.
Ils baignaient dans la joie enfin retrouvée. »
Michel Lord a été chroniqueur à la revue Lettres québécoises pendant près de quarante ans. Il est membre du collectif de XYZ. La revue de la nouvelle et directeur adjoint de la revue University of Toronto Quarterly où il est responsable de l’édition en langue française.
26 février 2023

Prince Harry, Le Suppléant, autobiographie traduite par Nathalie Bru et Santiago Artozqui,Paris, Éditions Fayard, 2023,
544 pages, 47,95 $
Déluge de haine
et de mensonge
pour le Prince Harry
Naître dans une famille royale,
c’est vivre dans une prison dorée
et sous la loupe d’une horde
de journalistes 24 heures par jour,
7 jours par semaine, 52 semaines
par année. Voilà ce qui se dégage
on ne peut plus clairement de l’autobiographie Le Suppléant,
du Prince Harry.
La monarchie doit toujours être protégée,
à tout prix. Selon Harry, tout membre de
la famille royale qui connaît les médias
fait erreur de croire « que les choses ne peuvent pas empirer ». Garder les gens en haleine, c’est tout ce qui compte. La vérité n’a aucune importance.
Les paparazzis ne respectent pas la vie privée, « ils me traquent en permanence », ils inventent des histoires sans fondement, « ils me pourrissent la vie, me chassent jusqu’aux portes de l’Enfer », ils coiffent leurs articles de « gros titres mensongers ». Harry croit que, avant lui, ce déluge de haine et de mensonge n’avait jamais été inégalé dans l’histoire britannique.
« Les journaux étaient de pire en pire, écrit-il. Ils vendaient maintenant des élucubrations, des fantasmes, sans jamais cesser de me traquer et de me harceler,
moi et mon entourage. » À quelques reprises, cela va effrayer des petites amies qui lui tourneront alors le dos. L’une
raconte qu’elle ne peut pas vivre « sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme une criminelle ».
Le prince Suppléant se demande comment les journalistes peuvent avoir accès à
des informations d’ordre privé. Il commence à douter de ses amis les plus fidèles;
il devient même méfiant à l’endroit de
ses gardes du corps. Pour éviter d’être « frappé avec leurs appareils photos », Harry va jusqu’à se cacher dans le coffre d’une voiture.
L’Héritier et le Suppléant remplace parfois les noms William et Harry. Par des gestes qu’il ne pose pas, par des paroles blessantes, voire par des coups, William devient
le meilleur ennemi d’Harry. Une fois son frère marié et son père remarié, l’échange
de vœux matrimoniaux tend à les éloigner, même lorsque leur appui est nécessaire.
Dans l’armée, le prince est appelé lieutenant Wales ou capitaine Wales. L’ouvrage décrit avec force détails tous les exercices d’entraînement et de pilotage. C’est à peu près les seuls endroits où il n’y a pas de paparazzis. En 2013, il est envoyé en Afghanistan et tire sur des hommes.
Cela lui causera « des crises d’angoisse terrifiantes ».
Harry écrit que sa guerre n’a pas commencé en Afghanistan. « Elle avait commencé en août 1997. » Pendant de nombreuses années, il ne croit pas que sa mère est décédée;
elle est tout simplement disparue.
En 2007, dix ans après la tragédie du Pont de l’Alma à Paris, Harry se rend sur place
et fait le même trajet à 100 km/h. On lui montre des photos prises en août 1997. « Elle est morte, je me suis dit. Mon Dieu, elle est vraiment partie pour de bon. »
On apprend que c’est lors des Invictus Games de 2017, à Toronto, que Harry et Meghan font leur première apparition publique officielle. La suite est bien connue. Le Suppléant se rebiffe contre la presse démone et le palais indifférent. « On coupe tous les ponts, aucun rôle dans la famille royale, aucune mission pour Grand-Mère
et une perte totale de protection ».
Vétéran de guerre, marié, père et acteur dans l’humanitaire, Harry vit aujourd’hui à Santa Barbara, en Californie. Il milite pour l’écologie et s’engage pour la sensibilisation au bien-être mental.
17 février 2023

Pierre-Luc Bélanger, Prise Deux, roman, Ottawa, Éditions David, coll 14/18, 192 pages, 14,95 $.
Essai de séduction
auprès des 14-18 ans
Cirque, chevaux et histoires d’amour sont les principaux ingrédients de
Prise Deux, sixième roman de Pierre-Luc Bélanger. Il revient sur des thèmes qui lui sont chers : persévérance, résilience, quête de soi et poursuite de ses rêves.
Les quatre premiers mots du roman sont Darius Ahmadi, Zoé Bédard. Il s’agit de deux ados – l’un d’origine iranienne, l’autre de souche franco-ontarienne – que nous suivons dans des aventures à principale-ment à Ottawa et à Renfrew, dans l’Est ontarien.
Je ne connaissais pas les mot « circassien » avant de lire ce roman. Il définit à la fois l’art du cirque et les gens qui le pratiquent.
Tout commence par un stage suivi par une vingtaine de jeunes avides d’explorer l’art clownesque, l’équilibrisme, la jonglerie et l’acrobatie au sol et aérienne. Ils viennent d’aussi loin que Saint-Boniface (Manitoba)
et Bathurst (Nouveau-Brunswick).
Pour séduire ses lecteurs de 14 à 18 ans, l’auteur concocte une histoire d’amour et de grossesse non planifiée, de même qu’un séjour dans un ranch appelé Prise Deux
où le cheval Canadien est à l’honneur.
On apprend que l’origine de ce dernier remonte à 1665 « quand le roi Louis XIV
a envoyé quatorze de ses chevaux royaux en Nouvelle-France ».
Les chevaux et les êtres humains ne parlent pas la même langue. L’animal ressent toutefois ce qu’une personne vit et tente de l’aider intuitivement à retrouver « une cohérence cardiocérébrale » pour qu’elle vive en harmonie.
Sans dévoiler le dénouement de l’intrigue romanesque, je peux vous dire que, comme un cheval dans le pré, le cœur de la palefrenière Zoé « passe du pas au trot au galop ». Je peux aussi mentionner que dans les arts circassiens, la perfection n’est pas facultative, car il s’agit toujours de créer de la magie sur scène.
Une partie de l’action du roman se déroule
au moment où commence la pandémie du coronavirus. Darius est à Las Vegas où il participe à un spectacle circassien. Or, il voit
la ville de la démesure devenir une ville fantôme, le gouverneur ayant déclaré une fermeture de tous les services non essentiels à la grandeur de l’État du Nevada.
Ce qui est surprenant et inadmissible dans ce roman, c’est que l’auteur a choisi de ne camper que des personnages hétérosexuels, c’est que tout est conçu et décrit selon un schéma strictement hétéronormatif. On sait que plusieurs homosexuels évoluent dans les cirques, mais Pierre-Luc Bélanger n’y
fait jamais allusion. S’il y a une amitié entre deux hommes, elle ne dévie jamais de l’orientation hétérosexuelle. C’est regrettable que le romancier n’informe pas mieux
son jeune lectorat.
Prise Deux n’en demeure pas moins un roman qui illustre comment « la vie est
une question de priorité et personne ne devrait te dire quelles devraient être
les tiennes ».
Né dans la capitale canadienne, Pierre-Luc Bélanger a fait ses études à l’Université d’Ottawa où il a terminé un baccalauréat
en lettres françaises et en histoire, avant de compléter une maîtrise en leadership en éducation. Depuis, il est enseignant de français au secondaire et conseiller pédagogique en littératie pour un conseil scolaire à Ottawa.
4 février 2023

Claudia Lahaie, Les voies du slam, roman, Ottawa, Éditions David, coll. 14/18, 2022, 316 pages, 17,95 $.
Une voix pour trouver
sa voie
Santé mentale, racisme systémique, homophobie, autant de thèmes qui
se juxtaposent dans Les voies
du slam, premier roman de Claudia Lahaie. Trois ados provenant de villes différentes – Montréal, New York, Londres – participent à u
n concours international de slam dont la finale se déroule à Paris.
La voix de chacun permet de trouver sa voie.
Le mot slam provient de l’expression anglaise slam poetry. Il s’agit d’une forme
de poésie orale rythmée, urbaine, qui prône des valeurs de partage et de dépassement des barrières sociales. Contrairement au rap, les rimes ne sont pas obligatoires dans
le slam et il n’y a pas de musique. Pas de décorations lumineuses ou vestimentaires, pas d’accessoires non plus. En anglais, slam veut dire claquer.
Les trois ados sont Justine (Montréal), Mano (New York) et Luc (Londres). Le père de Justine s’est suicidé et elle est confrontée
à des montagnes russes, entre périodes de dépression et d’euphorie. Mano est un jeune Haïtien qui vit à Harlem et qui se rebelle contre la brutalité d’une force policière raciste. Luc est le fils de l’ambassadeur français à Londres et se demande comment avouer à ses parents qu’il est attiré par
les garçons.
Chaque ado a un puissant message à communiquer. C’est pour cela que tous
les trois s’inscrivent au concours de slam organisé par MétroNumb. Ils figurent parmi les finalistes, tout comme des jeunes de
la Belgique, du Maroc et de la France.
Le concurrent français est aussi homosexuel, mais avoue à Luc qu’il n’a pas le courage
de l’avouer publiquement. Luc lui répond que ce n’est pas une question de courage mais plutôt de nécessité. « C’est le slam qui m’a sauvé. »
L’ordre d’apparition des finalistes est tiré au sort et Luc est le premier à s’avancer sur
la grande scène du Théâtre Trianon. L’ado
dit comment il se perd dans la fiction pour oublier sa réalité, se demandant pourquoi
il n’est pas « normal » comme les autres jeunes garçons. Puis il fait volte-face et clame sa fierté; il s’accepte, s’embrasse et rappelle que sous le désarroi, le dédain ou le dégoût, il y a toujours place pour l’amour.
Prisonnière d’une maladie, alternant entre pilule de Paxil et de Lithium, Justine émerge d’un monde anarchique et illogique.Elle trouve la force de colmater les brèches qui fracturent la santé de son âme. Par-delà
les souffrances et els échecs, Justine apprend à sourire à la vie.
Mano participe au concours pour dénoncer les injustices commises à l’endroit des Noirs. Le Haïtien a d’abord ressenti un profond malaise chaque fois qu’il tentait d’affirmer son identité. Son slam déplore que des gens sont battus, arrêtés et privés de leur histoire à cause d’un accent et de la couleur de leur peau. L’ado méprise le système et clame haut et fort qu’il refuse dorénavant de s’y laisser engloutir sans réagir.
Je ne vais pas vous dévoiler la ou le lauréat. Je dirai tout simplement que le jury a été envoûté par le courage des jeunes, par leur vécu, par la profondeur de leurs textes et par leurs habiletés littéraires.
24 janvier 2023

David Ménard, L’aurore martyrise l’enfant, roman, Ottawa, Éditions L’Interligne, 2023, 192 pages, 24,95 $.
La version de la belle-mère d’Aurore,
l’enfant martyre
Belle-mère, monstre, putain, démone, marâtre… Marie-Anne Houde a porté tous ces noms et est connue pour avoir causé la mort d’Aurore Gagnon en 1920 à Fortierville (Québec).
Il s’agit évidemment de la tristement célèbre « Aurore, l’enfant martyre ». David Ménard donne la version de l’inculpée dans un roman intitulé L’aurore martyrise l’enfant.
Le roman prend la forme d’une longue lettre que Marie-Anne Houde adresse à « mon cher Télesphore » Gagnon, son second mari et père d’Aurore. Ses mots ne sont ni désolation ni justification, tout simplement son vécu.
Marie-Anne a eu une mère qui s’indifférait équitablement de chacun de ses enfants.
Ses frères et sœurs la punissent d’exister. Elle est la honte de la famille. Elle était traitée de traînée, voire de p’tite maudite, insulte de prédilection. À ces mots, elle se dit qu’elle a « été mise au monde pour déranger ».
Le mot aurore revient à quelques reprises dans le texte, parfois de façon poétique. Télesphore dit à Marie-Anne, par exemple, qu’ils vont mourir le même jour, « à la même aurore ». Quand les phobies du jour abondent, « l’aurore est absente ». Quand
le joug sera long à secouer, « aride sera l’aurore ». Et au petit matin, « l’aurore qui porte si bien son nom a des fentes dans les yeux ».
Au mot Aurore, Marie-Anne associe le « mensonge » et « le songe ment ». David Ménard aime jouer sur les mots et même
en inventer. Si l’inaction est la « noire sœur » de l’imposture, l’imposture est
la « noirceur » de l’inaction. Une sorte d’oraison se termine par ces trois mots : Insidieux. Ainsi Dieu.
Les verbes inventés sont nombreux, colorés et poétiques. En voici quelques exemples : j’avalanche et m’écrase dans mes larmes, je virginiserai nos existences, je n’intempérie aucune route, nous blanchir et nous linceuler.
Pour vous donner une idée du style adopté par l’auteur dans ce roman difficile à classer, je cite une seule phrase : « Toi, mon Télesphore, blanc comme l’oubli, tu es absent comme la vie qui tarde à fleurir dans
un jardin d’eau polaire, de verglas, d’arbres amputés, de givre et de ronces dévorant
nos horizons bourgogne à saisir, nos étoiles vultueuses, nos violences vermeilles,
nos vœux dans la chaux céleste, notre tendresse à l’ombre du corrosif et des cathédrales. »
Il y a plusieurs références religieuses dans L’aurore martyrise l’enfant, notamment à l’Ancien et au Nouveau Testament. Il est question d’Adam et Ève, de Cain et Abel, mais aussi d’Abraham, de la femme de Loth, des dix plaies d’Égypte, et de Marie-Madeleine lapidée.
S’il faut en croire Marie-Anne Houde, le pire de ses crimes a été passé sous silence. Il lui a fallu subordonner son destin à celui d’un autre, et ce, deux fois plutôt qu’une : deux maris, deux familles, deux aurores, deux crépuscules.
Originaire de Green Valley, village de l’Est ontarien, David Ménard détient une maîtrise en lettres françaises de l’Université d’Ottawa. Il a publié un roman, un récit et trois recueils de poésie, dont Neuvaines (L’Interligne), pour lequel il a remporté le Prix de poésie Trillium (2016) et le Prix de l’Association des écrivains francophones d’Amérique (2016). Ce recueil a aussi été adapté pour la scène par le Théâtre du Trillium (Ottawa).
David Ménard sera l’invité d’honneur représentant l’Ontario français lors de la 44e édition du Salon du livre de l’Outaouais qui se déroulera du 23 au 26 février.
6 janvier 2023

Nick Christie, Blondilocks (a kinky furrytale), conte homoérotique publié par l’auteur, 2021, 56 pages, 6,99 $ US.
Lecture sur un ton taquin et plaisantin
Auteur britannique s’adressant à des lecteurs qui se logent à l’enseigne
du cuir hardcore gay, Nick Christie
a transformé le conte Goldilocks
and the Three Bears (Boucle d’or
et les Trois Ours) du poète Robert Southey en un conte homoérotique intitulé Blondilocks (a kinky furrytale). Il a transformé fairy tale (conte de fées) en furrytale
(conte poilu).
Si vous avez déjà lu Christie, vous savez
que ses histoires ne visent pas un jeune public ou des âmes sensibles, loin de là (voir Darkroom dans mes Coups de cœur). Son écriture crue est explicitement pornographique. Les trois ours sont des motards qui s’amusent à renfoncer leur
bitte dans le gosier et le cul d’un blondinet effronté, impétueux et avide de sexe.
Un petit conseil : à lire sur un ton taquin
et plaisantin.
Les trois ours sont Ethan, Vince et Adam,
des gars de la construction qui partagent une maison et une passion pour la moto,
le cuir, une queue et un cul, pas nécessairement dans cet ordre. Ils sont
des « friends with benefits », des locataires qui s’adonnent à des échanges dignes de partouzes. Plus ça sent le cuir, la sueur et
le cul, plus c’est « filthy in a good way ».
Le blondinet est Luke, jeune homme hard punk qui aime se comporter en rebelle.
Il porte des jeans serrés délavés, un jacket de cuir et des bottes Grinder munies de vingt œillets. L’auteur le décrit comme « angelic yet sexy looking lad ». Il contacte Vince via une application de rencontres sexuelles, mais la communication est coupée juste après avoir reçu l’adresse.
Luke se présente quand même, mais découvre qu’il n’y a personne. Il s’introduit dans la maison, mange des brownies à la marijuana et s’effondre dans le lit d’une des trois chambres, presque sans connaissance. Quand Ethan, Vince et Adam reviennent de la taverne, ils découvrent la poule aux œufs d’or. Ils devinent que l’intrus est « a tease and a flirt and he loves to sub ». Ethan lève le t-shirt et, à la vue d’un duvet blond, s’exclame : « Fuck, I love your fur. You’re a sexy twinky otter. »
Les « three bad boy bears » ne tardent pas à se servir goulûment de la queue et du cul de Luke. Un trou dans le derrière de son jean lui permet de sentir un doigt de cuir
le darder virilement. Vince l’enserre et lui murmure à l’oreille : « You have a great cunt for breeding, bitch. » Le sentiment d’être dominé et possédé l’envoie tout de go au septième ciel.
Les dernières pages de ce court roman décrivent une orgie de suçage et d’enculage. Une phrase résume bien une scène typique : « Luke was now at eye level with these two leather-boy cocks being tugged as he rode the third. »
Nick Christie s’est d’abord adonné à l’écriture comme passe-temps, puis a très vite appris à apprécier la créativité et à explorer les relations avec ses personnages. Les histoires encensent le port du cuir chez les hommes gays et renferment de fortes scènes sexuelles, mais elles sont aussi équilibrées avec la narration.
28 décembre 2022
